Livv
Décisions

CJCE, 1re ch., 5 février 1981, n° 53-80

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Officer van Justitie

Défendeur :

Koninklijke Kaasfabriek Eyssen BV

CJCE n° 53-80

5 février 1981

LA COUR,

1. Par arrêt du 13 décembre 1979, parvenu à la Cour le 7 février 1980, le Gerechtshof d'Amsterdam a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des dispositions du traité sur la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la communauté, notamment des articles 30, 34 et 36.

2. Cette question est soulevée dans le cadre d'une poursuite engagée par les autorités néerlandaises contre un fabricant néerlandais qui produit du fromage fondu tant pour la vente sur le marché intérieur que pour l'exportation vers d'autres Etats membres, et auquel il est fait grief d'avoir détenu en stock, en vue de les revendre dans la commune d'Alkmaar, certaines quantités de fromage fondu destinées au commerce et à l'alimentation humaine, contenant un additif, à savoir la nisine, autre que ceux autorisés par la législation néerlandaise applicable en l'espèce.

3. Il ressort du dossier et des précisions fournies au cours de la procédure orale que la nisine est un antibiotique formé par certaines espèces de bactéries lactiques et naturellement présent en quantités variables dans la plupart des variétés de fromage, qui a pour propriété de préserver la conservation du produit en freinant le processus d'altération du à la présence des bactéries butyriques.

4. Les dispositions de droit interne dont la violation est reprochée audit fabricant sont notamment celles prises en application de la loi sur les marchandises (" Warenwet ") du 28 décembre 1935, prévoyant le pouvoir du Gouvernement d'arrêter des mesures normatives en vue d'interdire la commercialisation ou l'importation, effectuées dans des conditions autres que celles prescrites, de certaines marchandises.

5. Dans le cadre de cette loi, le décret général (" Algemeen Besluit ") du 11 juillet 1949 dispose, à son article 10 bis, paragraphe 1, que des antibiotiques ne peuvent être ajoutés aux boissons et aux aliments que lorsque le ministre compètent en à autorisé l'utilisation. Pour ce qui concerne le fromage fondu, l'addition de nisine n'est prévue ni par le décret sur le fromage (" Kaasbesluit ") du 7 novembre 1959, ni par le décret sur le fromage fondu (" Smeltkaasbesluit ") du 5 novembre 1959. Aux termes de l'article 8 h) de ce dernier décret, la présence dans le fromage fondu de substances autres que celles expressément visées à l'article 1 et que celles autorisées par le décret sur le fromage " est interdite ".

6. Cependant, les produits destinés a être exportés sont, en vertu d'une décision gouvernementale (" Vrijstellingsbeschikking ") du 19 août 1965, modifiée en dernier lieu par décision du 14 mai 1979, exemptés de l'interdiction qui découle de ces règles, y compris celles du " Smeltkaasbesluit " du 5 novembre 1959.

7. Poursuivi, aux termes de la loi sur les délits économiques (" Wet Op de Economische Delicten ") du 22 juin 1950, pour infraction aux dispositions de l'article 8 h) du " Smeltkaasbesluit ", le prévenu a notamment relevé que les quantités de nisine utilisées en l'espèce ne présentaient pas de danger pour la santé publique et que l'addition de cette substance aux fromages est autorisée dans d'autres Etats membres. Il en a ainsi déduit que l'interdiction, découlant des dispositions précitées, de l'addition de nisine au fromage fondu destiné au marché intérieur constituerait une infraction aux règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises dans la communauté, en ce qu'elle s'analyserait en une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives au sens des articles 30 à 36 du traité.

8. Pour déterminer le bien-fondé de cette argumentation et trancher ainsi le litige, le Gerechtshof d'Amsterdam a posé à la cour la question suivante :

" Les dispositions du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la CEE doivent-elles... malgré ce que l'article 36 du même traité déclare au sujet des interdictions justifiées par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes, être interprétées dans ce sens qu'est incompatible avec elles, totalement ou du moins pour ce qui est de l'interdiction d'ajouter de la nisine - qui est applicable au fromage fondu fabriqué aux Pays-Bas comme à celui qui y est importé -, une règlementation comme celle contenue à l'article 8, sous h, du " Smeltkaasbesluit " qui interdit la présence dans le fromage fondu de substances ajoutées, dont la nisine, autres que celles qui sont autorisées par cette règlementation ou pour lesquelles une dérogation ou une exemption a été accordée, et la réponse à cette question est-elle fonction du fait d'une telle dérogation ou exemption pour l'addition de nisine à du fromage fondu n'est accordée que lorsqu'il s'agit de fromage fondu qui est manifestement destiné à l'exportation ? "

9. Par cette question, la juridiction nationale tend essentiellement a savoir si les dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la communauté doivent, compte tenu de l'article 36 du traité, être interprétées en ce sens qu'elles font obstacle à une règlementation nationale interdisant l'addition de nisine à des produits tels que le fromage fondu, et si une telle interdiction est compatible avec le traité du fait notamment qu'elle ne frappe que les produits destinés à la vente sur le marché intérieur, alors qu'elle ne vise pas les produits destinés à l'exportation vers d'autres Etats membres.

10. L'examen du dossier de l'affaire et les précisions recueillies au cours de la procédure montrent que l'addition de nisine au fromage fondu ne fait pas l'objet d'une réglementation uniforme dans tous les Etats membres. Si elle est totalement interdite dans le commerce intérieur par certains Etats membres, tels que les Pays-Bas, elle est par contre admise sans limitation ou dans le respect de taux maximaux déterminés dans d'autres Etats membres.

11. Au vu de cette diversité de règlementations, il ne saurait être contesté que l'interdiction prononcée par certains Etats membres de commercialiser sur leur territoire du fromage fondu contenant de la nisine ajoutée est de nature à affecter les importations de ce produit en provenance d'autres Etats membres où l'addition de nisine est par contre totalement ou partiellement admise, et constitue de ce fait une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative.

12. Cependant, si les articles 30 et 34 du traité prohibent toute restriction quantitative ou mesure d'effet équivalent dans le commerce entre les Etats membres, il n'en reste pas moins que les obstacles à la circulation intracommunautaire résultant des disparités des législations nationales relatives à la commercialisation des produits sont consentis par l'article 36 du traité, dans la mesure où les prescriptions sous-jacentes à ces obstacles sont justifiées par des raisons, entre autres, " de protection de la santé des personnes ". L'exception prévue par l'article 36 à l'application des articles 30 et 34 du traité n'est pourtant admise, pour les raisons précitées, que sous la réserve explicite, formulée dans la deuxième phrase de l'article 36, que les interdictions ou restrictions dont il s'agit ne constituent " ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre Etats membres ".

13. On ne saurait contester que le problème concernant l'addition de produits de conservation aux denrées alimentaires s'inscrive dans celui plus général de la prévention sanitaire qui appelle l'adoption de mesures nationales visant à règlementer, dans l'intérêt de la protection de la santé humaine, l'emploi de ces additifs. Dans le cas particulier de l'addition de nisine à des produits destinés à l'alimentation humaine, tels que le fromage fondu, il est en effet constant que l'utilisation de plus en plus répandue de cette substance, non seulement dans le lait mais aussi dans de nombreux produits conservés, a fait apparaître la nécessité, tant sur le plan national de certains pays que sur le plan international, d'étudier le problème du risque que présente où peut présenter, pour la santé humaine, la consommation de produits contenant ladite substance, et a amené certaines organisations internationales, telles que la Fao et l'organisation mondiale de la santé, a rechercher le seuil critiqué de consommation pour cet additif. Si ces études n'ont pas permis, à l'heure actuelle, d'aboutir à des conclusions absolument certaines quant à la dose maximale de nisine qu'une personne peut absorber journellement sans risque sérieux pour sa santé, cela est dû essentiellement au fait que l'appréciation du risque lié à l'ingestion de cet additif est fonction de plusieurs éléments de nature variable, parmi lesquels figurent notamment les habitudes alimentaires de chaque pays, et au fait que l'évaluation de la dose maximale de nisine a fixer pour chaque produit doit tenir compte non seulement des quantités de nisine ajoutées à un produit particulier, tel que le fromage fondu, mais aussi de celles ajoutées à chacun des autres produits conservés destinés à satisfaire ces habitudes et dans lesquels la teneur en nisine peut varier, pour des produits similaires, en raison de la provenance, de la méthode de fabrication ou de la nécessité, propre au marché en cause, d'une conservation plus au moins prolongée.

14. Les difficultés et les incertitudes inhérentes à une telle appréciation peuvent expliquer l'absence d'uniformité des législations nationales des Etats membres relatives à l'utilisation de cet agent conservateur et justifier en même temps la portée limitée que l'interdiction d'utiliser ledit additif dans un produit déterminé, tel que le fromage fondu, à dans certains Etats membres, y compris les Pays-Bas, qui prohibent cette utilisation pour les produits destinés à la vente dans le marché intérieur, alors qu'ils l'admettent pour les produits destinés a être exportés vers d'autres Etats membres, où les exigences de protection de la santé humaine sont différemment appréciées en fonction des habitudes alimentaires de leur propre population.

15. S'il est vrai que les obstacles que les disparités des législations nationales en la matière créent dans les échanges intracommunautaires des produits concernés ne peuvent être supprimés que par voie d'une règlementation uniforme, arrêtée au niveau communautaire, il n'en reste pas moins qu'au stade actuel du droit communautaire une telle règlementation fait défaut. La directive 64-54-CEE du conseil, du 5 novembre 1963, relative au rapprochement des législations des Etats membres concernant les agents conservateurs pouvant être employés dans les denrées alimentaires destinées à l'alimentation humaine (JO 1964, L 12, p. 161), se limite en effet à prévoir, à son article 6, qu'elle " n'affecte pas les dispositions des législations nationales concernant... b) la nisine ", et admet ainsi implicitement que, dans la matière en cause, les Etats membres conservent un pouvoir d'appréciation dans les limites fixées par les dispositions générales de l'article 36 du traité.

16. Il résulte de ces considérations qu'une législation nationale, telle que celle visée par la juridiction nationale, interdisant l'utilisation de la nisine comme agent conservateur du fromage fondu destiné au marché intérieur, tout en ayant pour effet d'entraver les échanges entre Etats membres dans le commerce du produit dont il s'agit, s'inscrit parmi les mesures que l'article 36 du traité permet aux Etats membres d'adopter pour des raisons de protection de la santé humaine et échappe, de ce fait, à l'interdiction découlant des articles 30 et 34 du traité. Compte tenu des incertitudes existant dans les divers Etats membres, quant au taux maximal de nisine a fixer pour chaque produit conservé destiné à satisfaire les diverses habitudes alimentaires, il n'apparaît pas que l'interdiction prononcée par une telle législation pour le fromage fondu vendu sur le marché intérieur, à l'exclusion de celui destiné a être exporté vers d'autres Etats membres, constitue un " moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre Etats membres ", au sens de l'article 36 précité.

17. Pour ces raisons, il y a lieu de répondre à la question posée que les dispositions du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises ne font pas obstacle, au stade actuel de la règlementation communautaire concernant les agents conservateurs dans les denrées destinées à l'alimentation humaine, à des mesures nationales d'un états membre qui, pour des raisons de protection de la santé, conformément à l'article 36 du traité, interdisent l'addition de nisine au fromage fondu produit ou importe, même si elles limitent une telle interdiction aux seuls produits destinés a être vendus sur le marché intérieur dudit état.

Sur les dépens

Les frais exposés par le Gouvernement des Pays-Bas, le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne et la commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (première chambre),

Statuant sur la question a elle soumise par le Gerechtshof d'Amsterdam,

Dit pour droit :

Les dispositions du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises ne font pas obstacle, au stade actuel de la règlementation communautaire concernant les agents conservateurs dans les denrées destinées à l'alimentation humaine, à des mesures nationales d'un Etat membre qui, pour des raisons de protection de la santé, conformément à l'article 36 du traité, interdisent l'addition de nisine au fromage fondu produit ou importé, même si elles limitent une telle interdiction aux seuls produits destinés a être vendus sur le marché intérieur dudit état.