CJCE, 2e ch., 29 avril 1999, n° C-224/97
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ciola
Défendeur :
Land Vorarlberg
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Hirsch
Avocat général :
M. Mischo
Juges :
MM. Schintgen, Ioannou
Avocat :
Me Bösch
LA COUR (deuxième chambre),
1 Par ordonnance du 26 mai 1997, parvenue au greffe de la Cour le 16 juin suivant, le Verwaltungsgerichtshof a posé, en application de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des dispositions combinées des articles 59 à 66 et de l'article 5 du traité CE, ainsi que de l'article 2 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion de la république d'Autriche, de la république de Finlande et du royaume de Suède et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l'Union européenne (JO 1994, C 241, p. 21, et JO 1995, L 1, p. 1, ci-après l'"acte d'adhésion").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un recours de M. Ciola contre des amendes qui lui ont été infligées au motif qu'il avait dépassé le contingent maximal des emplacements de mouillage réservés, dans la zone riveraine du lac de Constance, aux bateaux dont les propriétaires résident à l'étranger.
3 M. Ciola est gérant, notamment, de la société ABC-Boots-Charter GmbH. En 1990, cette société a pris en location certains terrains situés dans la zone riveraine du lac de Constance. Elle a reçu l'autorisation d'y établir 200 emplacements de mouillage pour bateaux de plaisance.
4 Sur sa demande, la Bezirkshauptmannschaft Bregenz (autorité administrative de première instance du Land Vorarlberg) lui a adressé, le 9 août 1990, un "Bescheid", à savoir une décision administrative individuelle, dont le point 2 prescrit:
"A dater du 1er janvier 1996, 60 bateaux au maximum, dont les propriétaires ont leur résidence à l'étranger, peuvent être abrités dans le port. Jusqu'à cette date, la quote-part de bateaux appartenant à des propriétaires résidant à l'étranger est à réduire de manière continue. La nouvelle attribution de mouillages à des propriétaires de bateaux résidant à l'étranger et la prolongation de contrats de location arrivés à terme avec de tels propriétaires ne sont pas autorisées jusqu'à ce que le contingent étranger maximal fixé soit atteint..."
5 Selon l'article 4, paragraphe 1, première phrase, du Landschaftsschutzgesetz (loi sur la protection du paysage) du Land Vorarlberg, est interdite toute modification du paysage dans la zone du lac et dans une zone riveraine de 500 mètres de profondeur, calculée sur la base du niveau d'eau moyen.
6 Toutefois, le paragraphe 2 de cette même disposition permet à l'autorité administrative d'accorder des dérogations à cette interdiction lorsqu'il est garanti que de telles modifications ne violent pas les intérêts de la protection des paysages et, notamment, qu'elles ne rendent pas plus difficile la vue sur le lac ou lorsque ces modifications sont nécessaires pour des motifs de sécurité publique.
7 Par décision du 10 juillet 1996, l'Unabhängiger Verwaltungssenat (chambre administrative indépendante) du Land Vorarlberg a reconnu M. Ciola, en sa qualité de gérant de la société susmentionnée, coupable d'avoir donné en location deux emplacements de mouillage à des propriétaires de bateaux ayant leur résidence à l'étranger, à savoir dans la principauté de Liechtenstein et en République fédérale d'Allemagne, alors que le contingent maximal de 60 emplacements réservés aux étrangers était déjà dépassé.
8 Par conséquent, en raison du fait que M. Ciola n'avait pas respecté les conditions du point 2 de la décision administrative du 9 août 1990 et dès lors avait commis une contravention administrative au sens de l'article 34, paragraphe 1, sous f), du Landschaftsschutzgesetz, une amende de 75 000 ÖS lui a été infligée pour chacune de ces deux infractions.
9 Estimant que le recours introduit par M. Ciola contre ces amendes soulevait des questions d'interprétation du droit communautaire, le Verwaltungsgerichtshof a sursis à statuer et a posé les deux questions suivantes à la Cour:
"1) Les dispositions relatives à la libre prestation de services sont-elles à interpréter en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'un État membre interdise à l'exploitant d'un port de plaisance, sous peine de poursuites pénales, de donner en location des mouillages au-delà d'un contingent déterminé, à des propriétaires de bateaux qui résident dans un autre État membre ?
2) Le droit communautaire, notamment les dispositions relatives à la libre prestation de services, combinées avec l'article 5 du traité CE et l'article 2 de l'acte concernant les conditions d'adhésion de la république d'Autriche, de la république de Finlande et du royaume de Suède et les adaptations aux traités sur lesquels l'Union est fondée (JO 1994, C 241, p. 21; JO 1995, L 1, p. 1), confère-t-il au prestataire du service mentionné à la première question, qui réside en Autriche, le droit de faire valoir que l'interdiction édictée, au sens de la première question, par une décision administrative (Bescheid) individuelle et concrète, adoptée en 1990, ne doit pas être appliquée dans les décisions des juridictions et autorités administratives autrichiennes prises après le 1er janvier 1995 ?"
Sur la première question
10 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande en substance si les dispositions du traité relatives à la libre prestation de services doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à l'établissement par un État membre d'un contingent maximal des emplacements de mouillage susceptibles d'être donnés en location à des propriétaires de bateaux résidant dans un autre État membre.
11 A titre liminaire, il convient de relever, ainsi que l'a rappelé la juridiction de renvoi, d'une part, que le droit à la libre prestation de services peut être invoqué par une entreprise à l'égard de l'État où elle est établie, dès lors que les services sont fournis à des destinataires établis dans un autre État membre (arrêt du 17 juin 1997, Sodemare e.a., C-70-95, Rec. p. I-3395, point 37); d'autre part, conformément aux arrêts du 31 janvier 1984, Luisi et Carbone (286-82 et 26-83, Rec. p. 377, point 16), et du 2 février 1989, Cowan (186-87, Rec. p. 195, point 15), ce droit inclut la liberté des destinataires de services de se rendre dans un autre État membre pour y bénéficier d'un service, sans être gênés par des restrictions.
12 Est par conséquent régi par les dispositions des articles 59 à 66 du traité, un service tel que celui que la société dont M. Ciola est le gérant fournit, à travers un contrat de location d'un emplacement de mouillage, à un propriétaire de bateau résidant dans un autre État membre et qui en est le destinataire et bénéficiaire dans un autre État membre que celui de sa résidence.
13 Dans ces conditions, une restriction des emplacements de mouillage, telle que celle en cause au principal, méconnaît l'interdiction, prévue par l'article 59, paragraphe 1, du traité, de toute discrimination, même indirecte, à l'endroit du prestataire.
14 Si la restriction du nombre des emplacements de mouillage susceptibles d'être attribués à des propriétaires de bateaux non résidents ne se fonde pas sur la nationalité de ces derniers - et ne peut dès lors pas être considérée comme une discrimination directe -, elle prend toutefois pour critère distinctif le lieu de leur résidence. Or, il est de jurisprudence constante qu'une disposition nationale qui prévoit une distinction fondée sur le critère de la résidence risque de jouer principalement au détriment des ressortissants d'autres États membres. En effet, les non-résidents sont le plus souvent des non-nationaux (voir arrêt du 7 mai 1998, Clean Car Autoservice, C-350-96, Rec. p. I-2521, point 29).
15 Pour justifier le contingentement des emplacements de mouillage réservés aux ressortissants d'autres États membres pour des raisons impérieuses d'intérêt général, le Land Vorarlberg a invoqué, lors de l'audience, la nécessité de réserver l'accès des propriétaires locaux de bateaux à ces emplacements du fait que ceux-ci risqueraient d'être accaparés par les personnes résidant dans un autre État membre et disposées à payer des prix de location plus élevés. En raison de la limitation de l'ensemble des emplacements disponibles, pour des motifs touchant à la protection de l'environnement, une levée dudit contingentement augmenterait la pression sur les autorités du Land Vorarlberg.
16 Des réglementations nationales qui ne sont pas indistinctement applicables aux prestations de services, quel que soit le lieu de résidence du bénéficiaire, et qui sont dès lors discriminatoires ne sont compatibles avec le droit communautaire que si elles peuvent relever d'une disposition dérogatoire expresse, tel l'article 56 du traité CE (voir arrêt du 26 avril 1988, Bond van Adverteerders e.a., 352-85, Rec. p. 2085, point 32); toutefois ne peuvent constituer des raisons d'ordre public au sens de cet article des objectifs de nature économique (arrêt du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda, C-288-89, Rec. p. I-4007, point 11).
17 Le Land Vorarlberg ayant justifié le contingentement des emplacements de mouillage pour les propriétaires non-résidents non par des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique, mais par des motifs d'ordre économique en faveur des propriétaires locaux, il ne saurait être fait application de l'article 56 du traité; il convient de vérifier, dans ces conditions, si l'existence d'une exception inscrite dans l'acte d'adhésion autorisait le Land Vorarlberg à prendre des mesures telles que le contingentement en cause au principal afin de limiter l'afflux des propriétaires de bateaux d'autres États membres.
18 A cet égard, il suffit de rappeler que l'article 70 de l'acte d'adhésion ne prévoit une dérogation expresse, limitée dans le temps, que pour la législation existante concernant les résidences secondaires.
19 Par conséquent, l'établissement par un État membre d'un contingent maximal limitant les emplacements de mouillage susceptibles d'être donnés en location à des propriétaires de bateaux résidant dans un autre État membre est contraire au principe de la libre prestation des services.
20 Dès lors, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 59 du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre interdise à l'exploitant d'un port de plaisance, sous peine de poursuites pénales, de donner en location des mouillages au-delà d'un contingent déterminé à des propriétaires de bateaux qui résident dans un autre État membre.
Sur la seconde question
21 Par sa seconde question, le Verwaltungsgerichtshof demande en substance si une interdiction, édictée avant l'adhésion d'un État membre à l'Union européenne non par une règle générale et abstraite, mais par une décision administrative individuelle et concrète devenue définitive, qui est contraire à la liberté de prestation de services, doit être écartée lors de l'appréciation du bien-fondé d'une amende qui sanctionne le non-respect de cette interdiction postérieurement à la date d'adhésion.
22 Il ressort des motifs de l'ordonnance de renvoi que, dans l'hypothèse d'un non-respect de règles générales et abstraites, non conformes à un principe fondamental du traité, le Verwaltungsgerichtshof aurait écarté de telles règles au profit du droit communautaire en se fondant sur l'arrêt de la Cour du 9 mars 1978, Simmenthal (106-77, Rec. p. 629).
23 Toutefois, la jurisprudence n'ayant statué jusqu'alors, selon la juridiction de renvoi, qu'au sujet du principe de la primauté du droit communautaire sur les règles générales de droit national, le Verwaltungsgerichtshof demande si la même solution s'applique à une décision administrative individuelle et concrète, non conforme au droit communautaire, telle que, dans l'affaire au principal, le "Bescheid" du 9 août 1990.
24 Le Gouvernement autrichien soutient qu'il n'y a aucune raison de transposer, sans examen et sans limites, la jurisprudence sur la primauté du droit communautaire à des actes administratifs individuels et concrets. Pour étayer sa thèse, il invoque la force exécutoire des actes administratifs et renvoie dans ce contexte à la jurisprudence concernant ce qu'il est convenu d'appeler "l'autonomie procédurale des États membres". Selon lui, affirmer la primauté du droit communautaire sur un acte administratif exécutoire serait susceptible de remettre en cause les principes de la sécurité juridique, de la protection de la confiance légitime ou des droits régulièrement acquis.
25 Il convient de constater à titre liminaire, ainsi que M. l'avocat général l'a fait aux points 40 à 43 de ses conclusions, que le litige ne concerne pas le sort de l'acte administratif lui-même, en l'occurrence la décision du 9 août 1990, mais la question de savoir si un tel acte doit être écarté, dans le cadre de l'appréciation du bien-fondé d'une sanction pour non-respect d'une obligation en découlant, en raison de son incompatibilité avec le principe de la libre prestation de services.
26 Il convient de rappeler, ensuite, que les dispositions du traité CE étant directement applicables dans l'ordre juridique de tout État membre et le droit communautaire ayant la primauté sur le droit national, ces dispositions engendrent, dans le chef des intéressés, des droits que les autorités nationales doivent respecter et sauvegarder et que, dès lors, toute disposition contraire du droit interne devient, de ce fait, inapplicable (voir arrêt du 4 avril 1974, Commission/France, 167-73, Rec. p. 359, point 35).
27 Les impératifs de l'article 59 du traité étant d'application directe et inconditionnelle à l'expiration de la période de transition (voir arrêt du 17 décembre 1981, Webb, 279-80, Rec. p. 3305, point 13), cette disposition exclut, par conséquent, l'application de tout acte contraire du droit interne.
28 En ce qui concerne la république d'Autriche, il ressort de l'article 2 de l'acte d'adhésion que les dispositions du traité CE sont applicables dès l'adhésion, soit le 1er janvier 1995, date à compter de laquelle l'article 59 de ce traité est donc devenu source immédiate de droit.
29 Si la Cour a initialement jugé que c'est au juge national qu'il incombe éventuellement de laisser inappliquée toute disposition contraire de la loi nationale (voir arrêt Simmenthal, précité, point 21), elle a par la suite précisé sa jurisprudence dans deux directions.
30 Il ressort en effet de cette dernière que, d'une part, sont soumis à cette obligation de primauté tous les organes de l'administration, y compris les autorités décentralisées, à l'encontre desquels les particuliers sont, dès lors, fondés à se prévaloir de telle disposition communautaire (arrêt du 22 juin 1989, Fratelli Costanzo, 103-88, Rec. p. 1839, point 32).
31 D'autre part, parmi les dispositions du droit interne contraires à telle disposition communautaire, sont susceptibles de figurer des dispositions soit législatives, soit administratives (voir, en ce sens, arrêt du 7 juillet 1981, Rewe, 158-80, Rec. p. 1805, point 43).
32 Il est dans la logique de cette jurisprudence que les dispositions administratives de droit interne susmentionnées ne comprennent pas uniquement des normes générales et abstraites, mais également des décisions administratives individuelles et concrètes.
33 En effet, aucune raison ne justifierait que la protection juridique découlant pour les justiciables de l'effet direct des dispositions du droit communautaire et qu'il incombe aux juridictions nationales d'assurer (voir arrêt du 19 juin 1990, Factortame e.a., C-213-89, Rec. p. I-2433, point 19) soit refusée à ces mêmes justiciables dans l'occurrence où c'est la validité d'un acte administratif qui est en cause. L'existence d'une telle protection ne saurait dépendre de la nature de la disposition contraire du droit national.
34 Il ressort des considérations qui précèdent qu'une interdiction édictée avant l'adhésion d'un État membre à l'Union européenne non par une règle générale et abstraite, mais par une décision administrative individuelle et concrète devenue définitive, qui est contraire à la liberté de prestation de services, doit être écartée lors de l'appréciation du bien-fondé d'une amende qui sanctionne le non-respect de cette interdiction postérieurement à la date d'adhésion.
Sur les dépens
35 Les frais exposés par le Gouvernement autrichien et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
(deuxième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Verwaltungsgerichtshof, par ordonnance du 26 mai 1997, dit pour droit:
1) L'article 59 du traité CE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre interdise à l'exploitant d'un port de plaisance, sous peine de poursuites pénales, de donner en location des mouillages au-delà d'un contingent déterminé à des propriétaires de bateaux qui résident dans un autre État membre.
2) Une interdiction édictée avant l'adhésion d'un État membre à l'Union européenne non par une règle générale et abstraite, mais par une décision administrative individuelle et concrète devenue définitive, qui est contraire à la liberté de prestation de services, doit être écartée lors de l'appréciation du bien-fondé d'une amende qui sanctionne le non-respect de cette interdiction postérieurement à la date d'adhésion.