CJCE, 4 mars 1986, n° 243-84
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
John Walker & Sons Ltd
Défendeur :
Ministeriet for Skatter og Afgifter
LA COUR,
1. Par décision du 27 septembre 1984, parvenue à la Cour le 5 octobre suivant, l'Oestre Landsret a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 95 du traité CEE, en vue d'être mis en mesure d'apprécier la compatibilité, avec cette disposition, d'un système de taxation différenciée appliqué, en vertu de la législation fiscale danoise, au whisky écossais et aux vins de fruits du type vin de liqueur.
2. D'après la loi n° 98, du 17 mars 1971, relative à l'accise sur les vins et les vins de fruits, modifiée en dernier lieu par la loi n° 149, du 11 avril 1984, les vins de fruits du type vin de liqueur ne dépassant pas un titre alcoométrique de 20° vol. sont frappés d'un droit spécifique calculé par litre de produit. Les whiskies écossais, par contre, comme les autres eaux-de-vie, de même que les vins de fruits du type vin de liqueur titrant plus de 20° vol. et les vins de raisins du type vin de liqueur titrant plus de 23° vol. sont, aux termes de la loi n° 153, du 6 mai 1980, relative à l'accise sur les eaux-de-vie, modifiée en dernier lieu par la loi n° 149, du 11 avril 1984, assujettis à un droit d'accise composé d'un droit spécifique fixé par litre d'alcool éthylique pur et d'un droit proportionnel à la valeur du prix de vente le plus élevé pratiqué par les grossistes.
3. La législation fiscale danoise ne contient pas de définition des vins de fruits. Aux termes d'une circulaire de la direction générale des douanes, il s'agit de produits obtenus par fermentation de jus de fruits ou de miel, contenant au moins 1° vol. d'alcool de fermentation et dont la teneur en alcool du produit final peut être relevée par addition d'alcool distillé neutre, c'est-à-dire à l'exclusion de l'alcool ayant des caractéristiques gustatives, tel que le cognac, le rhum ou le whisky. Il s'est dégagé des débats que le titre alcoométrique réalisé par fermentation naturelle se situe, en pratique, entre 6 et 8° vol.
4. Il résulte de la décision de renvoi que la société John Walker & sons Ltd, demanderesse au principal, produit un whisky écossais d'un titre alcoométrique de 40° vol. qu'elle commercialise, entre autres, au Danemark. En 1982, elle a intenté devant l'Oestre Landsret une action judiciaire contre le ministère danois des Impôts et Accises en vue de voir déclarer contraire à l'article 95 du traité CEE la différence de taxation entre le whisky écossais et les vins de fruits du type vin de liqueur, produits danois qu'elle considère comme similaires ou concurrents.
5. C'est en vue de lui permettre d'apprécier s'il y a violation de l'article 95 du traité CEE que la juridiction nationale a posé à la Cour les questions suivantes:
1) L'article 95, alinéa 1, du traité CEE doit-il être interprété en ce sens que le whisky écossais ('scotch') et les vins de fruits du type 'vin de liqueur' doivent être considérés comme 'produits similaires' et comme respectivement 'importés' et 'indigènes', de sorte qu'il serait contraire à la disposition précitée de maintenir un système d'imposition frappant le whisky, en tant qu' 'autre eau-de-vie obtenue par distillation', de droits d'accise mixtes, calculés en partie en fonction de la teneur en alcool de la marchandise, en partie en fonction du prix de cette marchandise, alors que pour les vins de fruits (à l'instar des vins obtenus à partir de raisins) s'applique un système d'imposition comportant la seule application d'un droit spécifique, étant entendu que les systèmes d'imposition se traduisent par une accise moins élevée pour les vins de fruits (et les vins de raisins) que pour le whisky, que les règles d'imposition n'établissent aucune distinction en fonction de l'origine des produits, qu'aucun whisky n'est fabriqué dans l'Etat membre dont il s'agit (le Danemark), mais que les trois quarts environ des produits consommes soumis au taux le plus élevé (applicable aux eaux-de-vie) sont de fabrication indigène et que plus de 99 % des vins de fruits du type 'vin de liqueur' sont également de fabrication indigène ?
2) L'article 95, alinéa 2, du traité CEE doit-il être interprété en ce sens qu'il y a lieu, dans les circonstances indiquées au point 1, de procéder à une comparaison entre les droits d'accise frappant le whisky écossais et les vins de fruits du type 'vin de liqueur', et, dans l'affirmative, cette disposition s'oppose-t-elle à ce que les droits d'accise, envisagés par rapport au prix, à la quantité et à la teneur en alcool des marchandises, soient ceux indiqués dans le dossier de l'affaire pendant devant le Tribunal de Céans ?
3) Pour autant que les règles d'imposition applicables aux vins de fruits aient été historiquement fondées sur le désir de donner aux arboriculteurs fruitiers, qui travaillent dans des conditions climatiques difficiles, de meilleures possibilités d'exploitation de leur production, une telle circonstance exerce-t-elle une quelconque incidence quant à la réponse à donner aux questions 1 et 2 ?
6. Des observations écrites ont été déposées par la demanderesse au principal, par le Gouvernement du Royaume de Danemark, par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes.
En ce qui concerne l'article 95, alinéa 1, du traité CEE
7. Par la première question, la Cour est appelée à interpréter la notion de 'produits similaires' au sens de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE.
8. Selon la demanderesse au principal, les whiskies écossais et les vins de fruits du type vin de liqueur seraient des produits comparables et analogues, qui répondraient aux mêmes besoins du consommateur. Le critère décisif de la similitude serait le degré de substituabilité, et non pas la matière première du produit, son procédé de fabrication ou sa position dans le tarif douanier commun. La demanderesse au principal insiste tout particulièrement sur le fait que la teneur en alcool des vins de liqueur peut être constituée a 95 % d'alcool éthylique distillé ajouté, que leur goût et leur couleur sont modifiés par addition d'essences ou de substances aromatiques et que le whisky écossais est normalement consommé sous la forme d'allonge, comportant un degré d'alcool égal ou même inférieur à celui des vins de liqueur.
9. Le Gouvernement danois, appuyé par le Gouvernement italien, expose que le whisky écossais et les vins de fruits du type vin de liqueur différent tant par leurs matières premières et leurs procédés de fabrication (distillation pour le whisky, fermentation naturelle pour les vins de fruits) que par leurs caractéristiques et qualités organoleptiques. Pour cette raison, les produits relèveraient de positions différentes du tarif douanier commun. L'addition d'alcool neutre ne saurait transformer le vin de fruits en eau-de-vie.
10. La Commission partage le point de vue que les produits en cause ne seraient pas analogues et comparables dans leur utilisation et ne sauraient être considérés comme similaires au sens de l'alinéa 1 de l'article 95.
11. Pour apprécier le caractère de similitude sur lequel est fondée l'interdiction de l'article 95, alinéa 1, il y a lieu d'examiner, comme la Cour l'a indiqué dans son arrêt du 17 février 1976 (Rewe, 45-75, Rec. p. 181), si les produits présentent des propriétés analogues et répondent aux mêmes besoins des consommateurs. Consacrant une interprétation large de la notion de similitude dans ses arrêts du 27 février 1980 (Commission-France, 168-78, Rec. p. 347) et du 15 juillet 1982 (Cogis, 216-81, Rec. p. 2701), la Cour a apprécié la similitude en fonction d'un critère non pas d'identité rigoureuse, mais d'analogie et de comparabilité dans l'utilisation. Pour l'appréciation du caractère de similitude, il importe donc de prendre en considération, d'une part, un ensemble de caractéristiques objectives des deux catégories de boissons, telles que leur origine, leurs procédés de fabrication, leurs qualités organoleptiques, notamment leur goût et leur teneur en alcool, et, d'autre part, le fait que les deux catégories de boissons sont susceptibles ou non de répondre aux mêmes besoins des consommateurs.
12. Il convient de constater que les deux catégories de boissons présentent des caractéristiques manifestement différentes. Les vins de fruits du type vin de liqueur sont des produits à base de fruits obtenus par fermentation naturelle, alors que les whiskies écossais sont des produits à base de céréales obtenus par distillation. De même, les qualités organoleptiques des deux produits différent. Comme il a été précisé dans l'arrêt Rewe (précité), il n'est pas suffisant, pour que s'applique l'interdiction de l'article 95, alinéa 1, qu'une même matière, telle que l'alcool, se retrouve dans les deux produits; encore faut-il, pour qu'il y ait similitude, que cette matière s'y retrouve dans des proportions plus ou moins égales. A cet égard, il y a lieu de relever que le whisky écossais titre 40° vol. d'alcool, alors que les vins de fruits du type vin de liqueur, visés par la législation danoise, contiennent au maximum 20° vol. d'alcool.
13. Le fait que le whisky écossais peut se prêter aux mêmes modes de consommation que les vins de fruits du type vin de liqueur, en étant utilisé comme apéritif allongé d'eau ou de jus de fruits, même à le supposer établi, ne suffirait pas pour le rendre similaire à cette dernière catégorie de boissons dont les caractéristiques intrinsèques sont fondamentalement différentes.
14. Il y a donc lieu de répondre à la première question que l'article 95, alinéa 1, du traité CEE doit être interprété en ce sens que des produits tels que le whisky écossais et les vins de fruits du type vin de liqueur ne peuvent pas être considérés comme produits similaires.
En ce qui concerne l'article 95, alinéa 2, du traité CEE
15. La deuxième question de la juridiction nationale vise à établir si, à défaut d'être similaires, le whisky écossais et les vins de fruits du type vin de liqueur doivent être considérés comme des produits concurrents et si, dans l'affirmative, une différence de taxation des deux produits, telle que celle résultant de la législation danoise précitée, doit être considérée comme incompatible avec l'article 95, alinéa 2, du traité CEE.
16. La demanderesse au principal soutient qu'aux termes de la jurisprudence, il faut envisager, dans l'analyse du rapport de concurrence, les possibilités d'évolution du marché et les virtualités de substitution entre les produits. Le whisky écossais représenterait pour le consommateur moyen anglais ou écossais ce que le vin de fruits représente pour le consommateur moyen danois. Au niveau de la charge de l'impôt par rapport à la quantité du produit, sa teneur en alcool et son prix, retenus comme critères de comparaison par la Cour, le whisky écossais supporterait une surtaxation considérable par rapport au produit concurrent danois.
17. Le Gouvernement danois et le Gouvernement de la République italienne observent qu'au vu de leurs caractéristiques spécifiques, de leurs qualités organoleptiques et, notamment, de leurs taux d'alcool différents, le whisky écossais et les vins de liqueur ne constitueraient pas des produits concurrents. Les Etats membres auraient la faculté d'imposer les eaux-de-vie plus fortement que les vins et la législation danoise n'aurait ni pour objet ni pour effet de protéger une certaine catégorie de boissons. Le Gouvernement danois fait, par ailleurs, observer que le régime fiscal danois n'a pas eu un effet dissuasif sur les importations; il ressortirait en effet des statistiques que de 1980, année de l'adoption du régime de taxation actuel à la suite de l'arrêt de la Cour du 27 février 1980 (Commission-Danemark, 171-78, Rec. p. 447), condamnant la discrimination opérée par la législation antérieure en faveur de l'aquavit, à 1985, les importations de whisky ont augmenté de plus de 30 %, même si les ventes de la partie demanderesse au principal ont accusé une baisse.
18. Selon la Commission, il y a lieu d'examiner si le système fiscal danois a un caractère protecteur de la production nationale. Elle relève, à cet effet, que les eaux-de-vie fortement taxées sont, pour la majeure partie, constituées de produits d'origine nationale. Un régime se fondant, pour le whisky et les spiritueux indigènes, sur le titre alcoométrique et sur les prix, et, pour les vins de liqueur nationaux et importés, sur le seul volume, serait compatible avec l'article 95, alinéa 2, si une partie essentielle de la production nationale se retrouvait dans chacune des catégories fiscales.
19. L'article 95, alinéa 2, du traité CEE interdit à un Etat membre de frapper les produits des autres Etats membres d'impositions intérieures de nature à protéger indirectement d'autres productions nationales.
20. Il poursuit ainsi l'objectif général d'assurer la neutralité fiscale et tend à assurer qu'un état membre ne discrimine pas un produit originaire d'un autre état membre en favorisant, par le biais de sa législation fiscale nationale, des produits de fabrication nationale, créant ainsi des entraves à la libre circulation des marchandises entre les Etats membres.
21. Il apparaît du dossier transmis par la juridiction nationale et des observations présentées devant la Cour que le produit subissant la charge fiscale la moins lourde est un produit presque exclusivement de fabrication nationale et que le whisky, produit exclusivement importé, n'est pas imposé en tant que tel, mais en tant que boisson alcoolique figurant dans la catégorie fiscale des eaux-de-vie, boissons à forte teneur alcoolique, catégorie dans laquelle figurent d'autres produits, dont la grande majorité est constituée de produits nationaux.
22. En vue de mettre la juridiction nationale en mesure de déterminer si, dans ces conditions, la différence de taxation opérée par le régime fiscal danois constitue une violation de l'article 95, alinéa 2, il convient de rappeler qu'en vertu d'une jurisprudence constante (voir, notamment, l'arrêt du 15 mars 1983, Commission-Italie, 319-81, Rec. p. 601), le droit communautaire ne restreint pas, en l'état actuel de son évolution, la liberté de chaque Etat membre d'établir un système de taxation différenciée pour certains produits, en fonction de critères objectifs, qui peuvent être la nature des matières premières utilisées ou les procédés de production appliqués. De telles différenciations sont compatibles avec le droit communautaire si elles poursuivent des objectifs de politique économique compatibles, eux aussi, avec les exigences du traité et du droit dérivé, et si leurs modalités sont de nature à éviter toute forme de discrimination, directe ou indirecte, à l'égard des importations en provenance des autres Etats membres, ou de protection en faveur de productions nationales concurrentes.
23. Dès lors, et sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur l'existence d'un éventuel rapport de concurrence entre le whisky écossais et les vins de fruits du type vin de liqueur, il y a lieu de répondre à la deuxième question qu'en l'état actuel de son évolution le droit communautaire, en particulier l'article 95, alinéa 2, du traité CEE, ne fait pas obstacle à l'application d'un système de taxation différenciée pour certaines boissons, en fonction de critères objectifs; un tel système ne produit pas d'effet protecteur en faveur d'une production nationale lorsque, dans chacune des catégories fiscales, figure une partie essentielle de la production nationale des boissons alcooliques.
24. Au vu des réponses données aux deux premières questions, il n'y a pas lieu de répondre à la troisième question.
Sur les dépens
25. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume de Danemark, par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par l'Oestre Landsret, par ordonnance du 27 septembre 1984, dit pour droit:
1) L'article 95, alinéa 1, du traité CEE doit être interprété en ce sens que des produits tels que le whisky écossais et les vins de fruits du type vin de liqueur ne peuvent pas être considérés comme produits similaires.
2) En l'état actuel de son évolution, le droit communautaire, en particulier l'article 95, alinéa 2, du traité CEE, ne fait pas obstacle à l'application d'un système de taxation différenciée pour certaines boissons, en fonction de critères objectifs; un tel système ne produit pas d'effet protecteur en faveur d'une production nationale lorsque, dans chacune des catégories fiscales, figure une partie essentielle de la production nationale des boissons alcooliques.