CJCE, 17 décembre 1981, n° 279-80
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Webb
LA COUR,
1. Par arrêt du 9 décembre 1980, parvenu à la Cour le 30 décembre 1980, le Hoge Raad der Nederlanden a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interpretation des articles 59 et 60 du traité au regard de la législation néerlandaise régissant la mise à disposition de main-d'œuvre.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure pénale ayant pour objet une infraction à l'article 1 de l'arrêté royal du 10 septembre 1970 (Stb. 410). Cette disposition interdit la mise à disposition de main-d'œuvre sans autorisation délivrée par le ministre des Affaires sociales.
3. L'arrêté royal précité a été pris en exécution de l'article 2, paragraphe 1, initio et alinéa A, de la Wet op het ter Beschikking stellen van Arbeidskrachten (loi sur la mise à disposition de main-d'œuvre) du 31 juillet 1965 (Stb. 379), telle que modifiée par la loi du 30 juin 1967 (Stb. 377). En vertu de cet article, la mise à disposition de main-d'œuvre sans autorisation peut être interdite par un arrêté royal, si l'intérêt des bonnes relations sur le marché de l'emploi ou celui des travailleurs concernés l'exige. L'article 6, paragraphe 1, de cette loi dispose toutefois que l'autorisation n'est refusée que s'il y a des raisons de craindre que la mise à disposition de main-d'œuvre par le demandeur ne porte préjudice aux bonnes relations sur le marché de l'emploi ou que les intérêts de la main-d'œuvre dont il s'agit ne soient pas suffisamment garantis.
4. L'article 1, paragraphe 1, alinéa B, de la loi précitée définit l'activité en cause comme étant la mise de main-d'œuvre à la disposition d'autrui, contre rémunération, en vue de l'exercice dans l'entreprise de ce dernier, autrement qu'en vertu d'un contrat de travail conclu avec cette entreprise, d'un travail couramment effectué dans celle-ci.
5. L'inculpé au principal, M. Alfred John Webb, directeur d'une société de droit anglais établie au Royaume-Uni, est titulaire d'une autorisation de mise à disposition de main-d'œuvre en vertu du droit britannique. Cette société s'occupe notamment de l'envoi de personnel technique aux Pays-Bas. Le personnel est recruté par elle et mis temporairement contre rémunération à la disposition d'entreprises situées aux Pays-Bas, sans qu'aucun contrat de travail ne soit conclu entre ce personnel et les entreprises. En l'espèce, il a été constaté par la juridiction du fond que ladite société avait, aux Pays-Bas, en février 1978, dans trois cas, sans être titulaire de l'autorisation délivrée par le ministre néerlandais des Affaires sociales, mis, contre rémunération, des travailleurs à la disposition d'entreprises néerlandaises, en vue de l'exécution de taches courantes autrement qu'en vertu d'un contrat de travail conclu avec celles-ci.
6. Estimant que la décision à rendre dépendait de la question de savoir si la législation néerlandaise en cause était compatible avec les règles du droit communautaire dans le domaine de la libre prestation des services, et, plus particulièrement, avec les articles 59 et 60 du traité CEE, le Hoge Raad, saisi de l'affaire en cassation, a posé les questions suivantes :
" 1°) la notion de " services ", figurant à l'article 60 du traité CEE, comprend-elle aussi la mise à disposition de main-d'œuvre au sens visé à l'article 1, paragraphe 1, initio et alinéa B, de la " Wet op het ter beschikking stellen van Arbeidskrachten "?
2°) dans l'affirmative, l'article 59 du traité fait-il obstacle - soit toujours soit uniquement dans certaines circonstances - à ce qu'un Etat membre, dans lequel cette prestation de services est soumise à autorisation - condition prévue afin de pouvoir refuser ce titre dès lors qu'il y a des raisons de craindre que la mise à disposition de main-d'œuvre par le demandeur d'autorisation ne porte préjudice aux bonnes relations sur le marché de l'emploi ou que, de ce fait, les intérêts des travailleurs dont il s'agit ne soient suffisamment garantis - oblige quiconque assure une prestation de services de cette nature et est établi dans un autre Etat membre à se conformer à cette condition ?
3°) dans quelle mesure la réponse à la question 2 est-elle modifiée lorsque l'opérateur étranger qui assure ladite prestation de services est titulaire dans l'état où il est établi d'une autorisation lui permettant d'assurer cette prestation de services dans ce pays ? "
Sur la première question
7. Par la première question, la juridiction nationale demande en substance si la notion de " services ", figurant à l'article 60 du traité, comprend la mise à disposition de main-d'œuvre au sens de la législation néerlandaise précitée.
8. Aux termes de l'article 60, alinéa 1, du traité, sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération, dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. L'alinéa 2 de cet article énuméré, à titre d'exemple, certaines activités qui rentrent dans la notion de services.
9. L'activité consistant, pour une entreprise, à mettre à disposition, contre rémunération, de la main-d'œuvre qui reste au service de ladite entreprise sans qu'aucun contrat de travail ne soit conclu avec l'utilisateur, constitue une activité professionnelle qui réunit les conditions fixées à l'article 60, alinéa 1. Elle doit, dès lors, être considérée comme un service au sens de cette disposition.
10. Le Gouvernement français a relevé, à ce propos, la nature particulière de l'activité en cause qui, tout en étant visée par la notion de services, au sens de l'article 60 du traité, devrait faire l'objet d'un traitement particulier dans la mesure où elle pourrait également relever des dispositions relatives à la politique sociale et à la libre circulation des personnes. S'il est exact que les travailleurs employés par des entreprises de mise à disposition de main-d'œuvre peuvent, le cas échéant, relever des dispositions des articles 48 à 51 du traité et des règlements communautaires pris pour leur application, cette circonstance n'enleve pas à de telles entreprises qui emploient ces travailleurs le caractere d'entreprises de prestation de services qui entrent dans le champ d'application des articles 59 et suivants du traité. Ainsi que la Cour l'a déjà constaté, notamment dans l'arrêt du 3 décembre 1974 (van Binsbergen, 33-74, Recueil p. 1299), la nature particulière de certaines prestations de services ne saurait faire échapper ces activités aux règles relatives à la libre circulation des services.
11. Il y a donc lieu de répondre à la première question que la notion de " services ", figurant à l'article 60 du traité, comprend la mise à disposition de main-d'œuvre au sens de la " Wet op het ter beschikking stellen van Arbeidskrachten ".
Sur les deuxième et troisième questions
12. Par les deuxième et troisième questions, il est demandé en substance si l'article 59 du traité interdit à un Etat membre d'exiger une autorisation, pour la mise à disposition de main-d'œuvre, sur son territoire, d'une entreprise établie dans un autre Etat membre, notamment lorsque cette entreprise est titulaire d'une autorisation délivrée par cet état.
13. Aux termes de l'article 59, alinéa 1, du traité, les restrictions à la libre prestation de services à l'intérieur de la Communauté sont progressivement supprimées au cours de la période de transition, à l'égard des ressortissants des Etats membres de la Communauté. Ainsi que la Cour l'a constaté dans l'arrêt du 18 janvier 1979 (van Wesemael, 110 et 111-78, Recueil p. 35), cette disposition, interprétée à la lumière de l'article 8, paragraphe 7, du traité, a prescrit une obligation de résultat précise, dont l'exécution devait être facilitée, mais non-conditionnée, par la mise en œuvre d'un programme de mesures progressives. Partant, les impératifs de l'article 59 du traité sont devenus d'application directe et inconditionnelle à l'expiration de ladite période.
14. Ces impératifs comportent l'élimination de toutes discriminations à l'encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu'il est établi dans un Etat membre autre que celui ou la prestation doit être fournie.
15. Les Gouvernements allemand et danois font valoir que la législation de l'état dans lequel le service est presté, doit, en règle générale, être appliquée intégralement à tout prestataire qu'il soit ou non établi dans cet état, compte tenu du principe d'égalité et notamment de l'article 60, alinéa 3, du traité, en vertu duquel le prestataire peut, pour l'exécution de sa prestation, exercer son activité dans l'Etat membre destinataire de la prestation dans les mêmes conditions que celles que cet état impose à ses propres ressortissants.
16. L'article 60, alinéa 3, a pour but, en premier lieu, de rendre possible au prestataire l'exercice de son activité dans l'Etat membre destinataire de la prestation sans discrimination par rapport aux ressortissants de cet état. Il n'implique cependant pas que toute législation nationale applicable aux ressortissants de cet état et visant normalement une activité permanente des entreprises établies dans celui-ci puisse être appliquée intégralement de la même manière à des activités, de caractère temporaire, exercées par des entreprises établies dans d'autres Etats membres.
17. La Cour a constaté dans l'arrêt du 18 janvier 1979, précité, que, compte tenu de la nature particulière de certaines prestations de services, on ne saurait considérer comme incompatibles avec le traité des exigences spécifiques imposées au prestataire, qui seraient motivées par l'application de règles régissant ces types d'activités. Toutefois, la libre prestation des services en tant que principe fondamental du traité, ne peut être limitée que par des réglementations justifiées par l'intérêt général et incombant à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire dudit état, dans la mesure où cet intérêt n'est pas sauvegardé par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l'Etat membre où il est établi.
18. Il convient de reconnaître à cet égard que la mise à disposition de main-d'œuvre constitue un domaine particulièrement sensible du point de vue professionnel et social. En raison de la nature particulière des liens de travail inhérents à ce type d'activité, l'exercice de celle-ci affecte directement tant les relations sur le marché de l'emploi que les intérêts légitimes des travailleurs concernés. Ceci ressort par ailleurs des législations de certains Etats membres en la matière, lesquelles tendent, d'une part, à éliminer d'éventuels abus et, d'autres part, à limiter le champ de cette activité ou même à l'interdire totalement.
19. Il en résulte en particulier qu'il est loisible aux Etats membres, et constitue pour eux un choix politique légitime effectué dans l'intérêt général, de soumettre la mise à disposition de main-d'œuvre sur leur territoire à un régime d'autorisation afin de pouvoir en refuser l'octroi des lors qu'il y a des raisons de craindre que cette activité ne porte préjudice aux bonnes relations sur le marché de l'emploi, ou que les intérêts des travailleurs dont il s'agit ne soient pas suffisamment garantis. Compte tenu, d'une part, des différences qui peuvent exister entre les conditions des marchés du travail d'un Etat membre à l'autre et, d'autre part, de la diversité des critères d'appréciation applicables à l'exercice de ce genre d'activités, on ne saurait contester à l'Etat membre destinataire de la prestation le droit d'exiger une autorisation délivrée selon les mêmes critères que pour ses propres ressortissants.
20. Toutefois, cette mesure dépasserait le but poursuivi au cas où les exigences auxquelles la délivrance d'une autorisation se trouve subordonnée feraient double emploi avec les justifications et garanties exigées dans l'état d'établissement. Le respect du principe de la libre prestation des services exige, d'une part, que l'Etat membre destinataire de la prestation ne fasse dans l'examen des demandes d'autorisation et dans l'octroi de celles-ci aucune distinction en raison de la nationalité ou du lieu d'établissement du prestataire et, d'autre part, qu'il tienne compte des justifications et garanties déjà présentées par le prestataire pour l'exercice de son activité dans l'Etat membre d'établissement.
21. Il y a donc lieu de répondre aux deuxième et troisième questions du Hoge Raad que l'article 59 ne fait pas obstacle à ce qu'un Etat membre, qui soumet les entreprises de mise à disposition de main-d'œuvre à autorisation, oblige un prestataire de services établi dans un autre Etat membre et exerçant une telle activité sur son territoire, à se conformer à cette condition, même s'il est titulaire d'une autorisation délivrée par l'état d'établissement, sous réserve toutefois, d'une part, que l'Etat membre destinataire de la prestation ne fasse dans l'examen des demandes d'autorisation et dans l'octroi de celles-ci aucune distinction en raison de la nationalité ou du lieu d'établissement du prestataire et, d'autre part, qu'il tienne compte des justifications et garanties déjà présentées par le prestataire pour l'exercice de son activité dans l'Etat membre d'établissement.
Les frais exposés par les Gouvernements néerlandais, allemand, britannique, français et danois ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Hoge Raad der Nederlanden par arrêt du 9 décembre 1980, dit pour droit :
1°) la notion de " services ", figurant à l'article 60 du traité CEE, comprend la mise à disposition de main-d'œuvre au sens de la " Wet op het ter beschikking stellen van Arbeidskrachten ".
2°) l'article 59 ne fait pas obstacle à ce qu'un Etat membre, qui soumet les entreprises de mise à disposition de main-d'œuvre à autorisation, oblige un prestataire de services établi dans un autre Etat membre et exerçant une telle activité sur son territoire, à se conformer à cette condition, même s'il est titulaire d'une autorisation délivrée par l'état d'établissement, sous réserve toutefois, d'une part, que l'Etat membre destinataire de la prestation ne fasse dans l'examen des demandes d'autorisation et dans l'octroi de celles-ci aucune distinction en raison de la nationalité ou du lieu l'établissement du prestataire et, d'autre part, qu'il tienne compte des justifications et garanties déjà présentées par le prestataire pour l'exercice de son activité dans l'Etat membre d'établissement.