Livv
Décisions

CJCE, 13 mars 1979, n° 119-78

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Peureux (SA)

Défendeur :

Directeur des Services fiscaux de la Haute-Saône et du territoire de Belfort

CJCE n° 119-78

13 mars 1979

LA COUR,

1. Attendu que, par jugement du 21 avril 1978, parvenu à la cour le 19 mai suivant, le Tribunal de grande instance de Lure a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 10 et 37 ainsi que des autres dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises ;

2. Que cette question est soulevée dans le cadre d'un litige, né en 1976, opposant la requérante au principal à l'administration française compétente et relatif à son droit d'importer en France en provenance d'Italie, où elles se seraient trouvées en libre pratique, des oranges macérées dans l'alcool en vue de les distiller ;

3. Que, lorsque la requérante a fait savoir à cette administration qu'elle importerait ce produit en vue de le distiller, celle-ci lui a répondu que rien ne s'opposait à ce qu'elle l'importe, mais qu'elle n'obtiendrait pas l'autorisation de le distiller, l'article 268 de l'annexe II du Code général des impôts s'opposant à ce qu'il soit fait droit à pareille demande ;

4. Que, selon cet article, tel que modifié par l'article 2 du décret n° 74-91 du 6 février 1974 (JORF du 8 février 1974) 'est interdite la distillation de toute matière première importée, à l'exception des fruits frais autres que les pommes, poires ou raisins';

5. Attendu que l'article 268 fait partie d'un ensemble de dispositions relatives au monopole commercial de l'alcool éthylique, insérées pour l'essentiel dans le Code général des impôts (livre 1, première partie, titre III, contributions indirectes et monopoles fiscaux, chapitre I, section 1 (alcools), lettre b, régime économique (articles 358 à 399)) ainsi que dans l'annexe II (articles 268 à 275) de ce code ;

6. Que, selon les articles 358 et suivants du Code général des impôts, le monopole comporte l'obligation pour les producteurs d'alcools éthyliques établis en France, en tout cas en France métropolitaine, de réserver à l'état leur production d'alcool éthylique à l'exception de certains alcools expressément énumérés par ledit article 358 ;

7. Que le volume de cette production est déterminé par des contingents annuellement fixés qui sont repartis par le ministre compétent entre les usines productrices, compte tenu des possibilités techniques de celles-ci ;

8. Qu'à cette obligation de livraison correspond celle du monopole d'acheter lesdits alcools à des prix périodiquement fixés par des arrêtés du ministre des Finances ;

9. Que les alcools achetés par l'Etat sont revendus par lui pour tous usages à des prix fixés, eux aussi, d'autorité ;

10. Attendu qu'en vertu de l'article 385 du Code général des impôts, l'importation des alcools en provenance de l'étranger est également réservée à l'Etat ;

11. Que, toutefois, en ce qui concerne les alcools éthyliques utilisables ou consommables en l'état et les eaux-de-vie et boissons spiritueuses en provenance des autres Etats membres, il a été mis fin au monopole d'importation, notamment par le décret n° 74-91 du 6 février 1974, adopté dans le cadre de l'aménagement du monopole en exécution de l'article 37 du traité, de sorte que, depuis l'entrée en vigueur de ce décret, ces alcools, eaux-de-vie et boissons spiritueuses peuvent être importés des autres Etats membres et commercialisés en France, moyennant le paiement de certaines redevances qui ne sont toutefois pas en cause dans la procédure au principal ;

12. Attendu que l'interdiction de distiller certaines matières premières importées, édictée par l'article 268 de l'annexe II, doit être mise en rapport avec la distinction faite à l'article 358 du Code général des impôts entre les alcools réservés à l'Etat (alcools de monopole) et ceux qui y échappent (alcools libres) ;

13. Qu'il apparaît en effet du rapprochement des deux dispositions que l'article 268 a pour effet d'interdire la distillation de matières premières importées lorsque celles-ci sont aptes à produire des alcools obligatoirement réservés au monopole, tandis que peuvent être librement utilisées celles aptes à produire des alcools exemptes de l'obligation de livraison au monopole ;

14. Attendu que la requérante a contesté la compatibilité de l'interdiction, édictée par ledit article 268, avec le droit communautaire et a saisi du litige le Tribunal de grande instance de Lure, lequel, avant de statuer, a posé une question libellée comme suit : 'l'interdiction en France de la distillation de toute matière première importée, à l'exception des fruits frais autres que les pommes, poires et raisins (article 268 de l'annexe II du Code général des impôts), est-elle compatible avec les articles 10 et 37 ou tout autre texte du traité de Rome sur la libre circulation et pratique des produits en provenance de pays tiers, notamment en ce qui concerne la distillation d'oranges macérées dans l'alcool en provenance d'Italie';

15. Qu'il ressort, en outre, de la décision de la juridiction nationale que, pour avoir méconnu l'interdiction dont question, la requérante au principal fait l'objet de poursuites pénales et qu'il lui est réclamé une amende de 17 804 343,19 FF pour infraction au régime économique de l'alcool ;

16. Attendu que si la cour, dans le cadre de l'article 177 du traité, n'est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d'une disposition nationale avec le droit communautaire, elle peut toutefois dégager du libellé de la question posée par la juridiction nationale, eu égard aux données fournies par celle-ci, les éléments relevant de l'interprétation du droit communautaire ;

17. Qu'ainsi comprise, la question posée revient, en substance, à savoir si l'article 37 du traité, d'une part, et l'article 30 combiné avec l'article 10, d'autre part, permettent ou, au contraire, interdisent à un Etat membre, où existe un monopole commercial de l'alcool, le maintien de restrictions à la distillation de certaines matières premières aptes à être transformées en alcool, importées d'autres Etats membres, alors que ces restrictions ne frapperaient pas les matières premières similaires - en l'occurrence des oranges macérées dans l'alcool - produites sur le territoire de ce même Etat membre ;

18. Qu'en mentionnant les textes du traité relatifs à 'la libre circulation des produits ', la question tend à savoir si une mesure de la nature de celle prévue à la disposition nationale litigieuse constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité ;

19. Qu'en visant l'article 10 du traité, la juridiction nationale entend, semble-t-il, être éclairée sur la question de savoir si la circonstance que les oranges macérées dans l'alcool seraient originaires d'un pays tiers et se trouveraient en libre pratique en Italie est de nature à influencer la solution du litige ;

20. Qu'enfin, en visant l'article 37 du traité, cette juridiction demande si, au cas ou des mesures de la nature de celles contenues dans l'article 268 de l'annexe II devaient être considérées comme des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation, elles pourraient néanmoins être considérées comme admissibles dans le cadre d'un monopole commercial aménagé conformément à l'obligation faite aux Etats membres par ledit article 37 ;

21. Que c'est dans l'ordre indiqué ci-dessus qu'il convient de répondre à la question posée ;

Sur l'article 30 du traité :

22. Attendu que l'article 30 du traité, en interdisant entre Etats membres les mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation, vise toute réglementation commerciale des Etats membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire ;

23. Que si les entraves au commerce intracommunautaire résultant des disparités entre les dispositions des législations nationales non encore harmonisées relatives à la commercialisation et à l'utilisation de certains produits ne constituent, en principe, pas des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives, c'est à la condition expresse que ces dispositions s'appliquent sans discrimination aux produits importés des autres Etats membres et à ceux produits ou fabriqués sur le territoire national ;

Sur l'article 10 du traité :

24. Attendu que selon l'article 10, paragraphe 1, 'sont considérés comme étant en libre pratique dans un Etat membre les produits en provenance de pays tiers pour lesquels les formalités d'importation ont été accomplies et les droits de douane et taxes d'effet équivalent exigibles ont été perçus dans cet Etat membre, et qui n'ont pas bénéficié d'une ristourne totale ou partielle de ces droits et taxes';

25. Qu'aux termes de l'article 9, paragraphe 2, les dispositions du traité relatives à l'élimination des restrictions quantitatives entre Etats membres (chapitre 2, titre I, de la deuxième partie du traité), s'appliquent aux produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans un Etat membre ;

26. Qu'il en résulte que l'interdiction des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives dans le commerce intracommunautaire a la même portée pour les produits importés d'un autre Etat membre, après y avoir été admis en libre pratique, que pour ceux originaires dudit Etat membre ;

Sur l'article 37 du traité :

27. Attendu que l'article 37 du traité constitue une disposition spécifique visant non à l'élimination, mais à l'aménagement des monopoles nationaux commerciaux de façon, d'une part, à assurer au terme de la période de transition l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres dans les conditions d'approvisionnement et de débouches (article 37, paragraphe 1) et, d'autre part, à faire respecter l'obligation pour les Etats membres de s'abstenir, dans la gestion et l'aménagement d'un monopole commercial, de toute mesure nouvelle contraire aux principes énoncés au paragraphe 1, ou qui restreint la portée des articles relatifs à l'élimination des droits de douane et des restrictions quantitatives entre les Etats membres (article 37, paragraphe 2) ;

28. Attendu que les règles édictées aux paragraphes 1 et 2 de l'article 37 ne concernent que les activités intrinsèquement liées à l'exercice de la fonction spécifique du monopole, mais sont sans pertinence au regard des dispositions nationales étrangères à l'exercice de cette fonction spécifique ;

29. Attendu que la question posée concerne un monopole commercial dont la fonction spécifique consiste dans l'obligation faite aux producteurs nationaux de certains alcools de maintenir la production de ces alcools dans les limites de contingents annuels fixés par l'autorité publique et de ne livrer leur production qu'au monopole, assortie de l'obligation corrélative pour ce monopole d'acheter lesdits produits à des prix fixés par voie d'autorité ;

30. Que, s'il résulte du caractère national des monopoles commerciaux visés par l'article 37 et de la possibilité de leur maintien après leur aménagement qui dérive de la même disposition, que ne saurait être considérée comme une discrimination au sens de l'article 37, paragraphe 1, ni comme une restriction quantitative au sens de l'article 37, paragraphe 2, la circonstance que l'obligation de livrer au monopole et l'obligation corrélative d'acquérir faite à celui-ci ne concerne que les seuls alcools nationaux, l'interdiction de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés empêche cependant de faire une distinction entre des alcools de production nationale et de même nature, suivant qu'ils auront été obtenus par la distillation de matières premières nationales ou, au contraire, par la distillation de matières premières en provenance d'un autre Etat membre ;

31. Qu'il en est d'autant plus ainsi, lorsqu'en vertu du système régissant le monopole, les autorités de l'Etat membre ont compétence pour fixer annuellement les quantités d'alcool qui peuvent être produites et qui doivent être livrées au monopole ;

32. Qu'il y a donc lieu de répondre à la question posée par la juridiction nationale que :

a) constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, visée à l'article 30 du traité, et une discrimination dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, visée à l'article 37, paragraphe 1, du traité, une disposition nationale interdisant de distiller, en vue de la fabrication des produits réservés à un monopole national commercial, des matières premières en provenance des autres Etats membres, alors que cette interdiction ne frappe pas les matières premières identiques produites sur le territoire national,

B) qu'à cet égard, il n'y a pas lieu de distinguer entre les produits régulièrement en libre pratique dans un autre Etat membre, après y avoir été importés d'un pays tiers et les produits originaires de cet Etat membre ;

Sur les dépens :

33. Attendu que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;

34. Que la procédure, revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens :

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de grande instance de Lure, par jugement du 21 avril 1978, dit pour droit :

1. Constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, visée à l'article 30 du traité, et une discrimination dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, visée à l'article 37, paragraphe 1, du traité, une disposition nationale interdisant de distiller, en vue de la fabrication des produits réservés à un monopole national commercial, des matières premières en provenance des autres Etats membres, alors que cette interdiction ne frappe pas les matières premières identiques produites sur le territoire national.

2. Il n'y a pas lieu de distinguer entre les produits régulièrement en libre pratique dans un autre Etat membre, après y avoir été importés d'un pays tiers et les produits originaires de cet Etat membre.