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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 18 octobre 1999, n° 1998-14871

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cornette de Saint-Cyr

Défendeur :

Brossard

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Charruault

Conseillers :

Mme Bregeon, M. Garban

Avoués :

SCP Goirand, SCP Lagourgue

Avocats :

Mes Lakits-Josse, Catherine Filzi

TGI Paris, 1re ch., 1re sect., du 11 mar…

11 mars 1998

Lors de la vente publique du 29 septembre 1993 dirigée par Me Cornette de Saint Cyr, commissaire-priseur, M. Brossard a été déclaré adjudicataire pour le prix total de 38 325 F d'un tableau piège intitulé "Mon Petit Déjeuner, 1972".

Indiquant qu'il avait cru acquérir ainsi l'œuvre de Daniel Spoerri alors qu'il se révélait que celle-ci avait été réalisée par un enfant de 11 ans dénommé Guy Mazarquil, il a fait délivrer assignation à Me Cornette de Saint Cyr, le 27 janvier 1997, en vue d'obtenir l'annulation de la vente et la condamnation de ce dernier à lui payer la somme de 15 000 F pour résistance abusive, outre celle de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par jugement du 11 mars 1998, le Tribunal de grande instance de Paris, retenant que le consentement de l'adjudicataire avait été vicié, a prononcé l'annulation de la vente et condamné Me Cornette de Saint Cyr, tant comme prête-nom du vendeur qu'à raison des mentions portées au catalogue, à lui rembourser la somme de 38 325 F en contrepartie de la restitution du tableau et à lui payer celle de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

LA COUR,

Vu l'appel de cette décision interjeté le 15 juin 1998 par Me Cornette de Saint Cyr;

Vu les conclusions de l'appelant du 5 mai 1999 par lesquelles il demande à la cour de déclarer valable la vente intervenue le 29 septembre 1993 et de condamner M Brossard à lui payer la somme de 15 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Vu les conclusions de M. Brossard du 11 février 1999 tendant à la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a prononcé l'annulation de la vente, mais à sa réformation en ce que sa demande en paiement de la somme de 15 000 F à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive a été rejetée, et sollicitant l'allocation de la somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Sur ce :

Sur la demande d'annulation

Considérant, selon l'article 3 du décret 81-255 du 3 mars 1981. qu'à moins qu'elle ne soit accompagnée d'une réserve expresse sur l'authenticité, l'indication qu'une œuvre ou un objet porte la signature ou l'estampille d'un artiste entraîne la garantie que l'artiste mentionné en est effectivement l'auteur; que le même effet s'attache à l'emploi du terme " par " ou " de " suivi de la désignation de l'auteur ; qu'il en va de même lorsque le nom de l'artiste est immédiatement suivi de la désignation ou du titre de l'ouvre ;

Considérant qu'il est constant que, le 29 septembre 1993, M. Brossard a acquis la pièce correspondant au n° 52 du catalogue établi par Me Cornette de Saint Cyr désignée comme suit : "Daniel Spoerri Mon petit déjeuner 1972, Tableau piège : vaisselle et objets divers collés sur bois. Porte au dos un texte de l'artiste et la mention "Pris en février-mars 1972 à Paris 17e". Signé et daté au dos. 80 X 45 cm"

Considérant qu'il est pareillement établi qu'au dos de l'œuvre figure un long texte manuscrit, signé et daté 6 mars 1972 par Daniel Spoerri sous le titre "Brevet" se terminant par le passage suivant "Fabriqué sous licence par Guy Mazarquil, titre : Mon petit déjeuner, Date février mars 1972 Lieu : Paris 17e Dimensions 88x45 en foi de quoi - pour ceux qui ont des yeux voient- j'authentifie" ;

Considérant que M. Brossard soutient essentiellement pour solliciter l'annulation de la vente que l'œuvre acquise par lui n'est pas une œuvre de Daniel Spoerri mais celle d'un enfant de 11 ans, Guy Mazarquil;

Considérant que présentée comme signée de Daniel Spoerri sans aucune réserve du vendeur sur son authenticité, ce caractère authentique constituait nécessairement une qualité substantielle de la chose vendue ;

Considérant cependant que si l'auteur d'une œuvre originale peut être celui qui l'a matériellement créée, celui qui a fait exécuter une œuvre en donnant des instructions nécessaires et en la faisant réaliser sous son contrôle mérite également la qualification d'auteur;

Que d'ailleurs, selon les époques, les écoles, les modes et les artistes, des tiers autres que le signataire de l'œuvre sont intervenus pour sa réalisation avec des rôles plus ou moins importants ;

Que, l'on ne peut apprécier l'œuvre de Daniel Spoerri en ignorant son contexte, celui de l'école des Nouveaux Réalistes, mouvement prenant naissance en 1960 auquel, selon les documents versés aux débats et l'attestation de M. Marc Martin-Malburet, on associe généralement les noms de Niki de Saint Phalle, Cesar, Arman, Yves Klein, Christo..., et pour lequel le plus important n'est pas que l'œuvre soit réalisée de la main de l'auteur mais plutôt qu'elle utilise des objets de la vie quotidienne pour donner sa vision de la réalité ;

Considérant que les conditions de réalisation du tableau piège litigieux sont parfaitement établies par les attestations de MM Roger et Guy Mazarquil qui ne font l'objet d'aucune contestation;

Qu'ainsi, il est certain que l'exécution desdits tableaux pièges a été souhaitée par Daniel Spoerri qui lors d'une exposition en a proposé la réalisation aux visiteurs dont les deux fils de M. Roger Mazarquil, auxquels il a remis "des brevets de garantie vierges destinés à être collés au dos des futurs tableaux qui seraient acceptés et authentifiés" ; qu'au jour convenu, Daniel Spoerri a examiné avec attention tous les tableaux et en a authentifié certains dont le tableau litigieux ;

Considérant que ce dernier est donc bien une manifestation de l'œuvre créatrice de Daniel Spoerri qui a d'ailleurs expliqué sa démarche en y indiquant au dos, notamment :

"J'essaie de coller des situations préparées par le hasard de manière à ce qu'elles restent vraiment collées et j'espère qu'elles provoquent un malaise à ceux qui les regardent. Je dirai encore pourquoi Je dois préciser que je tiens pas beaucoup à la création individuelle.

Mais l'art m'intéresse seulement dans la mesure où il représente une leçon d'optique. Que ce soit une création individuelle ou pas, je m'en fou. De toute façon, la frontière entre les deux est difficile à tirer. Plutôt que l'artiste, je trouve que c'est le spectateur qui a le droit de réaction individuelle.

Dans mon cas, la leçon optique devrait consister dans le fait d'attirer l'attention sur des situations ou régions de notre vie quotidienne qui ne sont jamais ou presque jamais remarquées. Autrement dit, la précision expressive et la précision dans la forme du hasard, à tout moment...

Ne prenez pas mes tableaux pièges pour des œuvres d'art; c'est une information, une provocation, une indication pour l'oeil de regarder des choses qu'il n'a pas l'habitude de regarder...

Cette exposition au CNAC offre une occasion de revenir sur cette première proposition...

Tout peut être un tableau piège ; n'importe qui peut choisir un arrangement fortuit dû au hasard et faire un tableau piège; un certificat de garantie fut imprimé à cette fin";

Considérant, dans ces conditions, que l'œuvre acquise par M. Brossard le 29 septembre 1993, est bien une œuvre originale de Daniel Spoerri; que Me Cornette de Saint Cyr pouvait donc porter la mention de cet artiste comme signataire et auteur de ce tableau piège, peu important à ce sujet qu'il n'ait pas précisé que l'œuvre avait été exécutée en brevet;

Considérant que M. Brossard ayant voulu acquérir une œuvre de Daniel Spoerri et ayant effectivement acquis un tableau de cet artiste, ne démontre pas que son consentement a été vicié ; qu'en conséquence, sa demande d'annulation de la vente et celle accessoire en dommages-intérêts pour résistance abusive ne peuvent qu'être rejetées ;

Considérant que l'équité commande de n'allouer aucune somme en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs, Réformant le jugement Déboute M. Michel Brossard de toutes ses demandes; Dit n'y avoir lieu à allocation sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile Laisse à la charge de chacune des parties les dépens exposés par elles en première instance et en appel.