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Décisions

CJCE, 12 juillet 1984, n° 107-83

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ordre des avocats au Barreau de Paris

Défendeur :

Klopp

CJCE n° 107-83

12 juillet 1984

LA COUR,

1. Par arrêt du 3 mai 1983, parvenu à la Cour le 6 juin 1983, la Cour de cassation française a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interpretation des articles 52 et suivants du traité CEE, en ce qui concerne l'accès à la profession d'avocat.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant l'ordre des avocats au Barreau de Paris à M. Klopp, ressortissant allemand et avocat inscrit à la Chambre des avocats de Dusseldorf. Ce dernier avait demandé à être admis à la prestation du serment d'avocat et à être inscrit sur la liste du stage du Barreau de Paris, tout en restant avocat au Barreau de Dusseldorf et en conservant également dans cette ville un domicile et un cabinet.

3. Par arrêté du 17 mars 1981, le Conseil de l'ordre des avocats au Barreau de Paris a rejeté cette demande au motif que M. Klopp, tout en satisfaisant à l'ensemble des autres conditions pour être avocat, notamment en ce qui concerne les qualifications personnelles et diplômes requis, ne répondait pas aux dispositions de l'article 83 du décret n° 72-468 (Journal officiel de la République française du 11.06.1972) et de l'article 1 du règlement intérieur du Barreau de Paris, en vertu desquelles l'avocat ne pourrait avoir qu'un seul domicile professionnel, fixé dans le ressort du tribunal de grande instance auprès duquel il est établi.

4. Aux termes de l'article 83 du décret précité, " l'avocat est tenu de fixer son domicile professionnel dans le ressort du Tribunal de grande instance auprès duquel il est établi ". L'article 1 du règlement intérieur du Barreau de Paris prévoit que " l'avocat à la Cour de Paris doit exercer réellement sa profession ", que " pour assurer cet exercice, il doit être inscrit au tableau ou au stage et avoir son domicile professionnel à Paris ou dans les départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne " et qu'"il peut, indépendamment de son cabinet principal, établir dans les mêmes limites territoriales, un cabinet secondaire".

5. La Cour d'appel de Paris ayant annulé la décision du Conseil de l'ordre, susvisée, par arrêt du 24 mars 1982, l'Ordre des avocats au Barreau de Paris s'est pourvu en cassation devant la Cour de cassation, laquelle, estimant que l'affaire soulevait une question de droit communautaire, a sursis à statuer et a demandé à la Cour, en application de l'article 177 du traité, de dire pour droit

" Par interprétation des articles 52 et suivants du traité de Rome si, en l'absence de directive du Conseil des Communautés européennes relative à la coordination des dispositions concernant l'accès à la profession d'avocat et l'exercice de cette profession, le fait d'exiger d'un avocat ressortissant d'un Etat membre, désirant exercer simultanément la profession d'avocat dans un autre Etat membre, qu'il ne possède qu'un seul domicile professionnel, exigence résultant de la législation du pays d'établissement et garantissant dans ce pays le fonctionnement de la justice et le respect de la déontologie, constitue une restriction incompatible avec la liberté d'établissement garantie par l'article 52 du traité de Rome ".

6. Cette question vise en substance à savoir si, en l'absence de directive relative à la coordination des dispositions nationales concernant l'accès à la profession d'avocat et l'exercice de celle-ci, les articles 52 et suivants du traité s'opposent à ce que les autorités compétentes d'un Etat membre refusent, conformément à leur législation nationale et aux règles de déontologie qui y sont en vigueur, à un ressortissant d'un autre Etat membre le droit d'accéder à la profession d'avocat et d'exercer celle-ci du seul fait qu'il maintient en même temps un domicile professionnel d'avocat dans un autre Etat membre.

7. L'Ordre des avocats au Barreau de Paris soutient tout d'abord que l'article 52 du traité n'a qu'un effet direct partiel, pour autant qu'il consacre la règle de l'égalité de traitement, mais n'intervient pas nécessairement dans d'autres hypothèses. Dès lors, en l'absence de directives, les modalités pratiques d'exercice du libre établissement relèveraient du droit national, à moins que celui-ci ne soit discriminatoire ou constitue une entrave manifestement excessive ou objectivement non conforme à l'intérêt général.

8. Il convient de rappeler que le traité prescrit, aux termes de l'article 52, alinéa 1, la suppression des restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un Etat membre dans le territoire d'un autre Etat membre.

9. En vue de la réalisation progressive de cet objectif, le Conseil a adopté, le 18 décembre 1961, conformément à l'article 54 du traité, le programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d'établissement (JO 1962, p. 36). Pour la mise en œuvre de ce programme, l'article 54, alinéa 2, du traité prévoit que le Conseil statue sur des directives destinées à réaliser la liberté d'établissement pour les différentes activités en cause. En outre, l'article 57 du traité charge le Conseil d'arrêter des directives visant a la reconnaissance mutuelle des diplômes, certificats et autres titres ainsi qu'à la coordination des dispositions législatives et administratives des Etats membres concernant l'accès aux activités non salariées et l'exercice de celles-ci. Si la profession d'avocat est déjà régie, en ce qui concerne la libre prestation des services, par la directive 77-249 du Conseil, du 22 mars 1977, tendant à faciliter l'exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats (JO L 78, p. 17), aucune directive en matière de droit d'établissement concernant la profession d'avocat n'a été arrêtée en vertu des articles 54 et 57 du traité.

10. Toutefois, ainsi que la Cour l'a déjà jugé, notamment dans l'arrêt du 21 juin 1974 (Reyners, 2-74, Recueil p. 631), en fixant à la fin de la période de transition la réalisation de la liberté d'établissement, l'article 52 prescrit une obligation de résultat précise, dont l'exécution devait être facilitée mais non conditionnée par la mise en œuvre d'un programme de mesures progressives. Par conséquent, on ne saurait invoquer, à l'encontre de l'application de cette obligation, la circonstance que le Conseil a manqué d'adopter les directives prévues par les articles 54 et 57.

11. Il convient donc d'examiner quelle est la portée de l'article 52 du traité, en tant que norme du droit communautaire directement applicable, au regard de l'établissement dans un Etat membre d'un avocat déjà établi dans un autre Etat membre et qui maintient cet établissement originaire.

12. L'ordre des avocats et le Gouvernement français font valoir que l'article 52 du traité renvoie pour l'accès et l'exercice de la liberté d'établissement aux conditions définies par l'Etat membre d'établissement. Tant l'article 83 du décret n° 72-468 que l'article 1 du règlement intérieur du Barreau de Paris, précités, seraient indistinctement applicables aux ressortissants français et a ceux des autres Etats membres. Ces dispositions imposeraient à un avocat de n'avoir qu'un seul domicile professionnel.

13. A cet égard, le requérant objecte en premier lieu que la législation nationale française, telle qu'elle est appliquée, a un caractère discriminatoire et est donc contraire à l'article 52 du traité, étant donné que l'ordre des avocats aurait autorisé ou toléré la pratique de certains de ses membres consistant à avoir un deuxième domicile professionnel dans d'autres pays, alors qu'il n'aurait pas autorisé le requérant à s'établir à Paris tout en gardant son domicile et son cabinet à Düsseldorf.

14. Toutefois, dans le cadre de la répartition des compétences entre la Cour et la juridiction nationale, en vertu de l'article 177 du traité, il appartient à cette dernière de constater si l'application pratique de la réglementation en cause est en fait discriminatoire. Il faut donc répondre à la question posée par la juridiction nationale sans prendre position sur l'objection tirée d'une application éventuellement discriminatoire du droit national en cause.

15. En deuxième lieu, le requérant et les Gouvernements britannique et danois ainsi que la Commission estiment que la législation de l'Etat membre d'établissement, bien qu'applicable à l'accès et à l'exercice de la profession d'avocat dans cet Etat, ne peut pas interdire à un avocat, ressortissant d'un autre Etat membre, d'y garder son établissement.

16. L'ordre des avocats et le Gouvernement français objectent sous ce rapport que l'article 52 du traité exige l'application intégrale du droit de l'Etat membre d'établissement. La règle dite de l'unicité du domicile professionnel de l'avocat trouverait son fondement dans la nécessité d'un exercice réel près d'une juridiction assurant la disponibilité de l'avocat tant vis-à-vis de cette juridiction que de ses clients. Elle devrait être respectée à la fois comme une règle d'organisation judiciaire et de déontologie, objectivement nécessaire et conforme à l'intérêt général.

17. Il y a lieu de souligner qu'en vertu de l'article 52, alinéa 2, la liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice " dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants ". Il résulte de cette disposition et de son contexte qu'en l'absence de règles communautaires spécifiques en la matière, chaque Etat membre a la liberté de régler l'exercice de la profession d'avocat sur son territoire.

18. Toutefois, cette règle n'implique pas que la législation d'un Etat membre puisse exiger qu'un avocat n'ait qu'un seul établissement sur l'ensemble du territoire communautaire. Une telle interprétation restrictive aurait en effet pour conséquence que l'avocat, une fois établi dans un Etat membre déterminé, ne pourrait plus invoquer le bénéfice des libertés du traité, en vue de s'établir dans un autre Etat membre, qu'au prix de l'abandon de son établissement déjà existant.

19. La considération que la liberté d'établissement ne se limite pas au droit de créer un seul établissement à l'intérieur de la Communauté trouve sa confirmation dans les termes mêmes de l'article 52 du traité, en vertu duquel la suppression progressive des restrictions à la liberté d'établissement s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un Etat membre établis sur le territoire d'un autre Etat membre. Cette règle doit être considérée comme l'expression spécifique d'un principe général, applicable également aux professions libérales, en vertu duquel le droit d'établissement comporte également la faculté de créer et de maintenir, dans le respect des règles professionnelles, plus d'un centre d'activité sur le territoire de la Communauté.

20. Toutefois, compte tenu des particularités de la profession d'avocat, il faut reconnaître à l'Etat membre d'accueil le droit, dans l'intérêt de la bonne administration de la justice, d'exiger des avocats inscrits à un Barreau sur son territoire qu'ils exercent leurs activités de manière à maintenir un contact suffisant avec leurs clients et les autorités judiciaires et respectent les règles de déontologie. Cependant, de telles exigences ne sauraient avoir pour effet d'empêcher les ressortissants des autres Etats membres d'exercer effectivement le droit d'établissement qui leur est garanti par le traité.

21. A cet égard, il convient de relever que les moyens actuels de transport et de télécommunication offrent la possibilité d'assurer de manière appropriée le contact avec les autorités judiciaires et les clients. De même, l'existence d'un deuxième domicile professionnel dans un autre Etat membre ne fait pas obstacle à l'application des règles de déontologie dans l'Etat membre d'accueil.

22. Il y a donc lieu de répondre à la question posée que même en l'absence de directive relative à la coordination des dispositions nationales concernant l'accès à la profession d'avocat et l'exercice de celle-ci, les articles 52 et suivants du traité s'opposent à ce que les autorités compétentes d'un Etat membre refusent, conformément à leur législation nationale et aux règles de déontologie qui y sont en vigueur, à un ressortissant d'un autre Etat membre le droit d'accéder à la profession d'avocat et d'exercer celle-ci du seul fait qu'il maintient en même temps un domicile professionnel d'avocat dans un autre Etat membre.

Sur les dépens

23. Les frais exposés par les Gouvernements français, britannique, danois et néerlandais ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation française, par arrêt du 3 mai 1983, dit pour droit :

Même en l'absence de directive relative à la coordination des dispositions nationales concernant l'accès à la profession d'avocat et l'exercice de celle-ci, les articles 52 et suivants du traité s'opposent à ce que les autorités compétentes d'un Etat membre refusent, conformément à leur législation nationale et aux règles de déontologie qui y sont en vigueur, à un ressortissant d'un autre Etat membre le droit d'accéder à la profession d'avocat et d'exercer celle-ci du seul fait qu'il maintient en même temps un domicile professionnel d'avocat dans un autre Etat membre.