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Décisions

CJCE, 24 octobre 1978, n° 15-78

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société Générale Alsacienne de Banque (SA)

Défendeur :

Walter Koestler

CJCE n° 15-78

24 octobre 1978

LA COUR,

1. Attendu que, par ordonnance du 23 janvier 1978, reçue à la Cour le 13 février suivant, l'oberlandesgericht de Cologne a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions relatives à l'interprétation des articles 59 et 60 du traité, concernant la libération des prestations de services entre Etats membres, au regard de l'application des dispositions du droit allemand ayant pour objet d'exclure la poursuite judiciaire d'obligations résultant de certaines opérations boursières à terme de caractère spéculatif ;

2. Attendu que les faits qui sont à l'origine du litige porté devant l'oberlandesgericht peuvent être résumés comme suit :

La demanderesse au principal est une banque française, avec siège à Strasbourg, qui a exécuté, sur ordre du défendeur au principal, ressortissant allemand ayant à l'époque résidé en France, des ordres à la bourse de Paris sous forme de marchés à terme portant sur la différence des cours de valeurs mobilières (differenzgeschaft). Le solde, positif ou négatif, de ces spéculations a été inscrit au compte courant, combiné avec une ouverture de crédit, dont l'intéressé disposait auprès de la banque. Au moment où le défendeur a retransféré son domicile en Allemagne, il subsistait, auprès de la banque, à la suite de pertes subies par le défendeur, un découvert appréciable que ce dernier a refusé de solder. Une action en recouvrement ayant été introduite par la Société générale alsacienne de banque devant la juridiction compétente en raison du domicile du débiteur, le landgericht de Bonn, cette juridiction a, après avoir ventilé les différents postes du compte courant, rejeté la partie de la demande relative au solde négatif causé par les opérations à terme exécutées sur instruction du défendeur. Le landgericht a estimé, en effet, qu'en vertu de la législation boursière et du Code civil allemand (paragraphes 762 et 764) cette partie des obligations contractées par le défendeur doit être assimilée aux dettes de jeu et qu'elle n'est, en tant que telle, pas susceptible d'être poursuivie en justice. L'oberlandesgericht, saisi par voie d'appel, a confirmé, dans un premier arrêt rendu par défaut, l'essentiel de la décision de première instance. La juridiction d'appel estime qu'en vertu des prescriptions de la loi allemande, y compris les dispositions du droit international privé, le recouvrement d'une dette née de marchés à terme de ce genre ne peut être judiciairement poursuivi en Allemagne, même s'il s'agit d'une dette contractée à l'étranger et à supposer qu'elle soit valable selon le droit de l'Etat où elle est née. La cour d'appel considère, en effet, que, dans un tel cas, l'ordre public allemand s'oppose à la poursuite judiciaire d'une dette de ce genre. Saisie à nouveau par voie d'opposition, la cour d'appel s'est cependant interrogée sur la question de savoir si cette conclusion, tirée des prescriptions du droit allemand, serait éventuellement susceptible d'être modifiée par les prescriptions du droit communautaire relatives à la libération des prestations de services. C'est en vue d'éclairer ce doute que la juridiction a posé deux questions préjudicielles, libellées comme suit :

1) Les articles 59 et 60 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils excluent l'exception de jeu prévue par le droit allemand ... dans le cas où, en vertu du droit français, une banque française réclame à son client de nationalité allemande le remboursement d'un crédit accordé aux fins d'opérations boursières à terme effectuées à la bourse de Paris, conformément à ce qui avait été convenu ?

2) La réponse à la première question dépend-elle du point de savoir si le client allemand était ou non habilité en droit allemand, aux termes du paragraphe 53 de la borsengesetz, à effectuer des opérations boursières à terme ?

3. Attendu que c'est avec raison que la juridiction nationale a admis l'applicabilité, dans le cas d'espèce, des dispositions du traité CEE relatives à la libération des prestations de services ;

Qu'il n'y a pas de doute, en effet, que des prestations du genre de celles en cause, consistant, de la part d'une banque, en l'exécution d'ordres en bourse et des opérations en compte courant liées à une ouverture de crédit, constituent des prestations de services au sens de l'article 60, paragraphe 1, du traité, qui vise, de manière générique, toutes activités de caractère commercial ;

Qu'au surplus, les opérations en question ne sauraient être considérées comme des prestations de services purement internes à un Etat membre, alors que le bénéficiaire des prestations a, avant la cessation des rapports conventionnels entre parties, transféré son domicile dans un autre Etat membre, de manière que se trouve remplie l'exigence de l'article 59, alinéa 1, aux termes duquel les mesures de libération prévues par le traité doivent profiter à tous prestataires de services 'établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation';

Qu'il doit en être tout particulièrement ainsi lorsque l'objet du litige est constitué, comme en l'occurrence, par le solde d'un compte courant dont les opérations ne peuvent être considérées comme clôturées avant l'apurement de ce solde ;

4. Attendu que l'applicabilité des règles du droit communautaire relatives à la libération des prestations de services étant ainsi établie, il convient, en premier lieu, de mettre en évidence la portée de ces dispositions au regard du problème soulevé par la juridiction nationale ;

Que, selon le principe qui est à la base du deuxième alinéa de l'article 60, l'Etat de résidence du destinataire d'une prestation de services est tenu d'assurer, au prestataire établi dans un autre Etat membre, le même traitement que celui qu'il réserve à ses propres ressortissants ;

Qu'en vue de la mise en œuvre de ce principe de non-discrimination, le 'programme général pour la suppression des restrictions à la libre prestation des services ', arrêté le 18 décembre 1961 par le Conseil (JO 1962, p. 32), a défini en ces termes les restrictions à lever en vertu du traité :

'Toute prohibition ou toute gêne aux activités non-salariées du prestataire qui consiste en un traitement différentiel par rapport aux nationaux, prévu par, une disposition législative, réglementaire ou administrative d'un Etat membre ou résultant de l'application d'une telle disposition ou de pratiques administratives (titre III, a, alinéa 1).

En outre, constituent des restrictions, les conditions auxquelles une disposition législative, réglementaire ou administrative ou une pratique administrative subordonne la prestation de services et qui, bien qu'applicables sans acception de nationalité, gênent exclusivement ou principalement la prestation de ces services par des étrangers (titre III, a, alinéa 3)';

Que c'est à la lumière de ces dispositions qu'il convient d'examiner si les conceptions juridiques reflétées par les décisions judiciaires allemandes rappelées ci-dessus pourraient éventuellement entraîner, en droit ou en fait, une discrimination à l'égard d'un prestataire de services établi dans un autre Etat membre ;

5. Attendu que le fait d'excepter des poursuites judiciaires les dettes de jeu ou d'autres dettes assimilées ne saurait être considéré comme un traitement discriminatoire, à l'égard d'un prestataire de services établi dans un autre Etat membre, si la même limitation s'applique à tout prestataire établi sur le territoire du même Etat, lorsqu'il fait valoir une créance de même nature, ce qui n'est pas contesté en l'occurrence ;

Que le refus, par un Etat, d'admettre, pour des raisons tenant à l'ordre social, des poursuites fondées sur une créance de ce genre, même si elle était née valablement dans un autre Etat membre, à l'intervention d'un institut financier établi dans celui-ci, ne saurait donc être considéré comme contraire au droit communautaire, alors que le traité, tout en prohibant les discriminations, ne comporte cependant aucune obligation de traiter un prestataire étranger plus favorablement, en fonction de son droit national, que le prestataire établi dans l'Etat même où la prestation est accomplie ;

6. Qu'il y a donc lieu de répondre à la première question que les articles 59 et 60 du traité CEE n'ont pas pour effet de modifier l'application des dispositions législatives par lesquelles un Etat membre exclut le recouvrement judiciaire de certaines dettes, telles que les dettes de jeu et les dettes assimilées à celles-ci, à condition toutefois que l'application de ces dispositions se fasse sans discrimination, en droit et en fait, par rapport au traitement appliqué à des dettes similaires contractées sur le territoire de l'Etat en cause ;

7. Attendu qu'au vu de cette réponse, il n'y a pas lieu de répondre à la deuxième question ;

Quant aux depens :

8. Attendu que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;

Que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant l'oberlandesgericht de Cologne, il appartient à celui-ci de statuer sur les dépens ;

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par l'oberlandesgericht de Cologne par ordonnance du 23 janvier 1978, dit pour droit :

Les articles 59 et 60 du traité CEE n'ont pas pour effet de modifier l'application des dispositions législatives par lesquelles un Etat membre exclut le recouvrement judiciaire de certaines dettes, telles que les dettes de jeu et les dettes assimilées à celles-ci, à condition toutefois que l'application de ces dispositions se fasse sans discrimination, en droit et en fait, par rapport au traitement appliqué à des dettes similaires contractées sur le territoire de l'Etat membre en cause.