Livv
Décisions

CJCE, 5e ch., 27 novembre 1997, n° C-62/96

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République hellénique

CJCE n° C-62/96

27 novembre 1997

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 6 mars 1996, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE, un recours visant à faire constater que, en maintenant en vigueur des dispositions législatives limitant le droit à l'immatriculation dans les registres helléniques aux seuls bateaux appartenant à des ressortissants helléniques à concurrence de plus de 50 % ou à des personnes morales de droit hellénique dont les capitaux sont détenus à concurrence de ce même pourcentage par des ressortissants helléniques, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 6, 48, 52, 58 et 221 du traité CE ainsi que de l'article 7 du règlement (CEE) n° 1251-70 de la Commission, du 29 juin 1970, relatif au droit des travailleurs de demeurer sur le territoire d'un État membre après y avoir occupé un emploi (JO L 142, p. 24), et de l'article 7 de la directive 75-34-CEE du Conseil, du 17 décembre 1974, relative au droit des ressortissants d'un État membre de demeurer sur le territoire d'un autre État membre après y avoir exercé une activité non salariée (JO 1975, L 14, p. 10).

2. Le 13 juin 1990, la Commission a adressé à la République hellénique une lettre de mise en demeure dans laquelle elle faisait valoir, d'abord, que l'article 5 du décret-loi n° 187 relatif au Code de droit maritime public grec (Journal officiel de la République hellénique n° 261 du 8 octobre 1973, ci-après l'"article 5 du Code") violait, en ce qui concerne l'octroi du pavillon hellénique aux bateaux de pêche, les articles 7 (devenu l'article 6 du traité CE), 52 et 221 du traité CEE. Elle soutenait, ensuite, que l'article 11 du décret royal n° 666-66, en subordonnant la délivrance d'une licence professionnelle pour la pêche aux éponges à la condition que le propriétaire d'un bateau de pêche autorisé ait accompli dix années de service en tant que membre de l'équipage d'un bateau de pêche autorisé à pratiquer la pêche aux éponges, était contraire aux articles 7 et 52 du traité. Enfin, elle estimait que la réservation d'un pourcentage déterminé des emplois à bord des bateaux de pêche aux ressortissants helléniques constituait un obstacle à la libre circulation des travailleurs.

3. Le 29 janvier 1991, la République hellénique a répondu en contestant les griefs qui lui étaient reprochés.

4. Le 9 juillet 1990, la Commission a adressé à la République hellénique une deuxième lettre de mise en demeure, dans laquelle elle faisait valoir que les conditions d'octroi du pavillon hellénique aux bateaux de plaisance énoncées à l'article 5 du Code étaient également contraires aux articles 7, 48, 52 et 221 du traité CEE.

5. Le Gouvernement hellénique a répondu, le 28 janvier 1991, à cette lettre de mise en demeure.

6. Le 5 juin 1992, la Commission a envoyé une troisième lettre de mise en demeure, par laquelle elle considérait que les conditions d'octroi du pavillon hellénique aux bateaux commerciaux mentionnées à l'article 5 du Code étaient contraires aux articles 7, 52 et suivants et 221 du traité CEE.

7. N'ayant pas reçu de réponse à cette dernière lettre et n'étant pas satisfaite des réponses données à ses autres lettres, la Commission a, le 27 juillet 1993, émis un avis motivé visant les conditions d'octroi du pavillon hellénique aux navires de tout type dans le registre naval hellénique, les restrictions à l'engagement des marins ressortissants des autres États membres sur les bateaux de pêche grecs et les conditions d'octroi de la licence pour la pêche aux éponges.

8. La République hellénique a répondu à cet avis motivé. Sa réponse concernant les conditions d'attribution de la nationalité hellénique aux bateaux de tout type ne l'ayant pas satisfaite, la Commission a introduit le présent recours.

9. L'article 5 du Code, intitulé "Nationalité du navire", dispose:

"Conditions d'attribution de la nationalité hellénique

1. Sans préjudice des législations spéciales, la nationalité hellénique est attribuée aux navires appartenant, à concurrence d'un pourcentage de plus de 50 %, à des ressortissants helléniques ou à des personnes morales helléniques dont les capitaux appartiennent à des ressortissants helléniques, à raison de ce même pourcentage, sur demande de leur propriétaire, accompagnée du titre de propriété.

2. Si le document de transfert de propriété du bateau a été établi à l'étranger, un visa de l'autorité consulaire est nécessaire pour l'enregistrement dans les registres.

3. Un décret présidentiel promulgué sur proposition du ministre, après avis du Conseil de la marine marchande, détermine les conditions de reconnaissance des navires grecs en tant que navires de transport de passagers."

10. La Commission soutient que les conditions d'attribution de la nationalité hellénique aux bateaux de pêche et aux navires commerciaux, prévues à cette disposition, sont contraires au droit communautaire et en particulier aux articles 6, 48, 52, 58 et 221 du traité CE. S'agissant des bateaux de plaisance qui ne constituent pas l'instrument de l'exercice d'une activité économique, la Commission considère que l'article 5 du Code enfreint les articles 6, 48 et 52 du traité, ainsi que l'article 7 du règlement n° 1251-70 et l'article 7 de la directive 75-34.

11. La République hellénique estime, tout d'abord, que, aux termes de l'arrêt du 25 juillet 1991, Factortame e.a. (C-221-89, Rec. p. I-3905, point 17), elle est autorisée à appliquer l'article 5 de la convention de Genève de 1958 sur la haute mer ainsi que les articles 91 et suivants de la convention des Nations unies de 1982 sur le droit de la mer, qui prévoient que chaque État fixe les conditions de l'octroi de sa nationalité aux bateaux, de l'immatriculation dans ses registres et du droit de battre son pavillon, afin qu'il y ait un lien substantiel entre l'État et le bateau. La raison d'exiger un tel lien résiderait dans le fait que les États doivent respecter un grand nombre d'obligations concernant les bateaux battant leur pavillon. Le critère principal de l'octroi du droit de battre le pavillon serait la nationalité du propriétaire. Le Gouvernement hellénique invoque également à cet égard la convention des Nations unies de 1986 sur les conditions d'immatriculation des navires, qui définirait très clairement, en ses articles 7 à 10, les éléments constitutifs du lien substantiel. Il souligne que la législation hellénique est adaptée aux dispositions de l'article 8, qui contient les éléments de détermination de la propriété des navires.

12. La République hellénique soutient, ensuite, que le droit hellénique n'empêche pas les ressortissants des autres États membres d'acquérir et d'utiliser en Grèce des bateaux qui battent le pavillon d'un autre État.

13. En outre, elle fait valoir qu'il existe certaines activités qui sont réservées aux bateaux battant pavillon national, ainsi que cela est prévu au règlement (CEE) n° 3760-92 du Conseil, du 20 décembre 1992, instituant un régime communautaire de la pêche et de l'aquaculture (JO L 389, p. 1), ainsi qu'au règlement (CEE) n° 3577-92 du Conseil, du 7 décembre 1992, concernant l'application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l'intérieur des États membres (cabotage maritime) (JO L 364, p. 7). Bien que concernant la prestation des services, ce dernier règlement aurait également, à moins de perdre son effet utile, une répercussion sur la liberté d'établissement. En effet, la notion d'établissement inclurait celle de prestation des services. La libéralisation de ces services devrait s'effectuer progressivement. Par ailleurs, un régime particulier serait prévu pour la République hellénique à l'article 6, paragraphe 3, du règlement n° 3577-92 pour des raisons de cohésion socio-économique.

14. La République hellénique soutient, enfin, que la réglementation concernant l'immatriculation est justifiée par les exigences de l'organisation de sa défense militaire, caractérisées par un contexte historique et géopolitique particulier. En effet, l'État devrait être en mesure de réquisitionner des navires en cas de nécessité.

15. La Commission conteste l'argumentation du Gouvernement hellénique et se fonde, à cet égard, sur la jurisprudence de la Cour. Dans l'arrêt Factortame e.a., précité, cette dernière n'aurait pas fait sienne un raisonnement semblable à celui adopté en l'espèce par la République hellénique. Au demeurant, la Commission estime que les dispositions du règlement n° 3577-92, invoquées par le Gouvernement hellénique comme réservant l'exercice de l'activité professionnelle en question aux navires battant pavillon hellénique, visent l'application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l'intérieur des États membres, mais ne concernent pas le droit des personnes physiques et morales découlant des articles 52 et 221 du traité. De même, l'article 5 du Code ne concernerait pas le domaine régi par le règlement n° 3760-92, qui n'autoriserait d'ailleurs pas les États membres à adopter des mesures unilatérales contraires au traité.

16. La Commission conteste également que la République hellénique puisse maintenir une législation faisant exception au principe de la libre circulation au motif qu'elle devrait être en mesure de réquisitionner des bateaux pour des raisons liées à la défense nationale. Tous les propriétaires de navires battant pavillon hellénique pourraient être soumis aux mêmes obligations que les ressortissants helléniques. Une restriction à la libre circulation ne serait pas nécessaire à cet effet.

17. A cet égard, il convient d'abord de constater que des dispositions nationales analogues à la législation hellénique en cause font l'objet d'une jurisprudence bien établie de la Cour (voir, en premier lieu, arrêt Factortame e.a., précité, ainsi que arrêts du 4 octobre 1991, Commission-Irlande, C-93-89, Rec. p. I-4569, et Commission-Royaume-Uni, C-246-89, Rec. p. I-4585; du 7 mars 1996, Commission-France, C-334-94, Rec. p. I-1307, et du 12 juin 1997, Commission-Irlande, C-151-96, Rec. p. I-3327).

18. Il ressort de cette jurisprudence que, s'agissant des navires utilisés dans le cadre de l'exercice d'une activité économique, chaque État membre, dans l'exercice de sa compétence aux fins de définir les conditions requises pour accorder sa "nationalité" à un navire, est tenu de respecter l'interdiction de discrimination des ressortissants des États membres en raison de la nationalité et que l'article 52 du traité s'oppose à une condition exigeant une nationalité déterminée des personnes physiques propriétaires ou affréteurs d'un bateau et, dans le cas d'une société, des détenteurs du capital social et de ses administrateurs. S'agissant de l'immatriculation ou de la gestion d'un navire dans le cas d'un établissement secondaire, telle une agence, une succursale ou une filiale, une telle condition est contraire aux articles 52 et 58 du traité (voir, notamment, arrêt du 12 juin 1997, Commission-Irlande, précité, point 12).

19. S'agissant des navires qui ne sont pas utilisés dans le cadre de l'exercice d'une activité économique, la Cour a jugé dans l'arrêt du 12 juin 1997, Commission-Irlande, précité, point 13, que le droit communautaire garantit à tout ressortissant d'un État membre tant la liberté de se rendre dans un autre État membre pour y exercer une activité salariée ou non salariée que celle d'y résider après y avoir exercé une telle activité. Or l'accès aux activités de loisirs offertes dans cet État constitue le corollaire de la liberté de circulation.

20. La Cour en a déduit, au point 14 de ce dernier arrêt, que l'immatriculation, par ce ressortissant, d'un navire pour les besoins de la plaisance dans l'État membre d'accueil relève des dispositions du droit communautaire relatives à la libre circulation des personnes.

21. Il convient, dès lors, d'apprécier les arguments avancés par la République hellénique à la lumière de cette jurisprudence.

22. A cet égard, il convient d'abord de constater que l'argument du Gouvernement hellénique tiré du droit international de la mer n'est pas étayé par l'arrêt Factortame e.a., précité, point 17. En effet, la Cour y a expressément relevé que, dans l'exercice de leur compétence de déterminer les conditions nécessaires pour permettre l'immatriculation d'un bateau dans leurs registres et pour accorder à ce bateau le droit de battre leur pavillon, les États membres doivent respecter les règles du droit communautaire. Bien que cette constatation n'ait été faite que dans le contexte de l'article 5 de la convention de Genève de 1958, les deux conventions des Nations unies de 1982 et de 1986, toutes deux signées après l'adhésion de la République hellénique aux Communautés, ne sauraient l'infirmer.

23. Il y a lieu, ensuite, de relever que le fait, invoqué par le Gouvernement hellénique, que sa législation ne fait pas obstacle aux activités des ressortissants d'autres États membres n'est pas pertinent au regard de l'article 52, second alinéa, du traité. Comme la Cour l'a déjà constaté dans l'arrêt Factortame e.a., précité, point 25, la liberté d'établissement comporte, pour les ressortissants d'un État membre, "l'accès aux activités non salariés et leur exercice ... dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants...".

24. En ce qui concerne l'argument de la République hellénique fondé sur le règlement n° 3760-92, il suffit de relever qu'une législation nationale concernant l'immatriculation des bateaux, telle que celle en cause, n'a pas pour objet de définir les modalités d'utilisation des quotas ou l'accès aux eaux dont disposent les pêcheurs d'un État membre. En outre, une législation nationale portant sur l'immatriculation de tous les bateaux ne pourrait pas être justifiée par l'existence d'un régime communautaire de la pêche autorisant des zones nationales réservées.

25. S'agissant du règlement n° 3577-92, dont l'article 6, paragraphe 3, octroie une exemption temporaire à la République hellénique, il convient de constater que cette exemption ne saurait autoriser des conditions discriminatoires d'immatriculation des navires. S'il est vrai que ce règlement reporte au 1er janvier 2004 l'application du principe de la libre prestation des services à certains services de transports maritimes, il ne peut cependant pas constituer un fondement à des restrictions supplémentaires affectant la liberté d'établissement.

26. Enfin, en ce qui concerne l'organisation de la défense militaire de la République hellénique, il suffit de constater que ses autorités pourraient décider de réquisitionner à des fins militaires tout navire battant pavillon hellénique, quelle que soit la nationalité de son propriétaire.

27. Il résulte de ce qui précède que, en maintenant en vigueur des dispositions législatives limitant le droit à l'immatriculation dans les registres helléniques aux seuls bateaux appartenant à des ressortissants helléniques à concurrence de plus de 50 % ou à des personnes morales de droit hellénique dont les capitaux sont détenus à concurrence de ce même pourcentage par des ressortissants helléniques, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 6, 48, 52, 58 et 221 du traité CE ainsi que de l'article 7 du règlement n° 1251-70 et de l'article 7 de la directive 75-34.

Sur les dépens

28. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission a conclu à la condamnation de la République hellénique. Celle-ci ayant succombé en sa défense, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre)

Déclare et arrête:

1) En maintenant en vigueur des dispositions législatives limitant le droit à l'immatriculation dans les registres helléniques aux seuls bateaux appartenant à des ressortissants helléniques à concurrence de plus de 50 % ou à des personnes morales de droit hellénique dont les capitaux sont détenus à concurrence de ce même pourcentage par des ressortissants helléniques, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 6, 48, 52, 58 et 221 du traité CE ainsi que de l'article 7 du règlement (CEE) n° 1251-70 de la Commission, du 29 juin 1970, relatif au droit des travailleurs de demeurer sur le territoire d'un État membre après y avoir occupé un emploi, et de l'article 7 de la directive 75-34-CEE du Conseil, du 17 décembre 1974, relative au droit des ressortissants d'un État membre de demeurer sur le territoire d'un autre État membre après y avoir exercé une activité non salariée.

2) La République hellénique est condamnée aux dépens.