CJCE, 23 novembre 1999, n° C-369/96
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Procédures pénales contre Arblade, Arblade & Fils SARL, Leloup et Sofrage SARL
LA COUR,
1. Par deux jugements du 29 octobre 1996, parvenus à la Cour respectivement les 25 novembre (C-369-96) et 26 novembre (C-376-96) suivants, le Tribunal correctionnel de Huy a posé dans chacune des affaires, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 59 du traité CE (devenu, après modification, article 49 CE) et 60 du traité CE (devenu article 50 CE).
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre de deux procédures pénales intentées contre, d'une part, M. Jean-Claude Arblade, en sa qualité de gérant de la société de droit français Arblade & Fils SARL, et Arblade & Fils SARL elle-même, en sa qualité de civilement responsable (ci-après, ensemble, "Arblade") (C-369-96), et, d'autre part, MM. Serge et Bernard Leloup, en leur qualité de gérants de la société de droit français Sofrage SARL, et Sofrage SARL elle-même, en sa qualité de civilement responsable (ci-après, ensemble, "Leloup") (C-376-96), pour ne pas avoir respecté plusieurs obligations sociales prévues par la législation belge et sanctionnées par des lois belges de police et de sûreté.
La législation nationale
3. Les obligations concernant l'établissement, la tenue et la conservation des documents sociaux et de travail, la rémunération minimale dans le secteur de la construction et les régimes de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité", ainsi que les moyens de surveillance du respect de ces obligations, sont imposées par les textes suivants:
- la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail (Moniteur belge du 5 mai 1965),
- la loi du 16 novembre 1972 concernant l'inspection du travail (Moniteur belge du 8 décembre 1972),
- l'arrêté royal n° 5, du 23 octobre 1978, relatif à la tenue des documents sociaux (Moniteur belge du 2 décembre 1978),
- l'arrêté royal du 8 août 1980 relatif à la tenue des documents sociaux (Moniteur belge du 27 août 1980, Err. Moniteur belge des 10 et 16 juin 1981),
- la convention collective de travail du 28 avril 1988, conclue au sein de la commission paritaire de la construction, relative à l'octroi de "timbres-fidélité" et de "timbres-intempéries" (ci-après la "CCT du 28 avril 1988"), rendue obligatoire par l'arrêté royal du 15 juin 1988 (Moniteur belge du 7 juillet 1988, p. 9897),
- l'arrêté royal du 8 mars 1990 relatif à la tenue de la fiche individuelle du travailleur (Moniteur belge du 27 mars 1990) et
- la convention collective de travail du 28 mars 1991, conclue au sein de la commission paritaire de la construction, concernant les conditions de travail (ci-après la "CCT du 28 mars 1991"), rendue obligatoire par l'arrêté royal du 22 juin 1992 (Moniteur belge du 14 mars 1992, p. 17968).
4. Plusieurs aspects de cette législation sont pertinents aux fins du présent arrêt.
5. En premier lieu, une surveillance du respect de la législation relative à la tenue des documents sociaux, à l'hygiène et à la médecine du travail, à la protection du travail, à la réglementation et aux relations du travail, à la sécurité du travail, à la sécurité sociale et à l'assistance sociale est organisée. Les employeurs sont tenus de ne pas faire obstacle à cette surveillance (arrêté royal n° 5, du 23 octobre 1978, et loi du 16 novembre 1972).
6. En deuxième lieu, eu égard au fait que la CCT du 28 mars 1991 a été rendue obligatoire par arrêté royal, une entreprise du secteur de la construction exécutant un travail en Belgique, qu'elle soit ou non établie dans cet État, doit payer à ses travailleurs la rémunération minimale fixée par ladite CCT.
7. En troisième lieu, en vertu de la CCT du 28 avril 1988, rendue également obligatoire par arrêté royal, une telle entreprise doit verser, du chef de ses travailleurs, les cotisations au titre des régimes de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité".
8. À cet égard, l'employeur doit délivrer à chaque travailleur une "fiche individuelle" (article 4, paragraphe 3, de l'arrêté royal n° 5, du 23 octobre 1978). Cette fiche, soit provisoire, soit définitive, doit comporter les informations énumérées dans l'arrêté royal du 8 mars 1990. Elle doit être validée par le fonds de sécurité d'existence des ouvriers de la construction qui ne le fait que si l'employeur a payé, notamment, toutes les cotisations nécessaires pour les "timbres-intempéries" et les "timbres-fidélité" ainsi qu'un montant de 250 BEF pour chaque fiche présentée.
9. En quatrième lieu, l'employeur doit, d'une part, établir un règlement de travail qui le lie à ses travailleurs et, d'autre part, tenir, en chacun des lieux où il occupe des travailleurs, une copie de ce règlement (loi du 8 avril 1965).
10. En cinquième lieu, l'employeur doit tenir un "registre du personnel" pour tous ses travailleurs (article 3, paragraphe 1, de l'arrêté royal du 8 août 1980) comportant un certain nombre de mentions obligatoires (articles 4 à 7 du même arrêté royal).
11. En outre, l'employeur qui occupe des travailleurs en plusieurs lieux de travail doit tenir un "registre spécial du personnel" en chacun de ces lieux, sauf au lieu où il tient le "registre du personnel" (article 10 de l'arrêté royal du 8 août 1980). Dans certaines circonstances, les employeurs occupant des travailleurs à l'exécution de travaux de construction sont dispensés de tenir le registre spécial sur les lieux de travail, à condition qu'ils tiennent pour chaque employé y occupé un "document individuel" qui comporte les mêmes mentions que ledit registre (article 11 du même arrêté royal).
12. L'employeur doit également établir, pour chaque travailleur, un "compte individuel" (article 3, paragraphe 2, de l'arrêté royal du 8 août 1980). Ce document doit contenir diverses informations obligatoires concernant, en particulier, la rémunération du travailleur (articles 13 à 21 de l'arrêté royal du 8 août 1980).
13. En sixième lieu, le registre du personnel et les comptes individuels doivent être tenus soit à l'un des lieux de travail, soit à l'adresse à laquelle l'employeur est inscrit en Belgique auprès d'un organisme chargé de la perception des cotisations de sécurité sociale, soit, enfin, au domicile ou au siège social de l'employeur en Belgique ou, à défaut, au domicile belge d'une personne physique qui tient le registre du personnel et les comptes individuels en tant que mandataire ou préposé de l'employeur. En outre, l'employeur doit avertir préalablement, par lettre recommandée, l'inspecteur-chef de district de l'inspection des lois sociales du ministère de l'Emploi et du Travail du district dans lequel ces documents seront tenus (articles 8, 9 et 18 de l'arrêté royal du 8 août 1980).
14. Selon les informations fournies à la Cour par le Gouvernement belge lors de l'audience, lorsque l'employeur établi dans un autre État membre occupe des travailleurs en Belgique, il doit, en toute hypothèse, désigner un mandataire ou préposé qui tient les documents concernés soit à l'un des lieux de travail, soit à son domicile en Belgique.
15. En septième lieu, l'employeur doit conserver, pendant cinq ans, les documents sociaux comprenant le registre du personnel et les comptes individuels, en original ou sous forme de reproduction, soit à l'adresse à laquelle il est inscrit en Belgique auprès d'un organisme chargé de la perception des cotisations de sécurité sociale, soit au siège du secrétariat social agréé d'employeurs auquel il est affilié, soit, enfin, au domicile ou au siège social de l'employeur en Belgique ou, à défaut, au domicile belge d'une personne physique qui tient ces documents en tant que mandataire ou préposé de l'employeur. Toutefois, si l'employeur n'emploie plus de travailleurs en Belgique, il est tenu de conserver ces documents à son domicile ou à son siège social en Belgique ou, à défaut, au domicile belge d'une personne physique. L'employeur doit avertir préalablement l'inspecteur-chef de district de l'inspection des lois sociales du ministère de l'Emploi et du Travail dans le district duquel les documents seront conservés (articles 22 à 25 de l'arrêté royal du 8 août 1980).
16. À cet égard, lesdites obligations concernant la conservation des documents sociaux ne commencent que lorsque l'employeur établi dans un autre État membre n'occupe plus de travailleurs en Belgique.
17. En huitième lieu, des sanctions pénales en cas de violation desdites dispositions sont prévues à l'article 11 de l'arrêté royal n° 5, du 23 octobre 1978, à l'article 25, 1°, de la loi du 8 avril 1965, à l'article 15, 2°, de la loi du 16 novembre 1972, aux articles 56 et 57 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions et les commissions paritaires et à l'article 16, 1°, de la loi du 7 janvier 1958, modifiée par la loi du 18 décembre 1968 concernant les fonds de sécurité d'existence.
18. En dernier lieu, l'ensemble des dispositions légales organisant la protection des travailleurs sont des lois de police et de sûreté au sens de l'article 3, premier alinéa, du Code civil belge, auxquelles sont donc soumis tous ceux qui se trouvent sur le territoire belge.
Le litige au principal
19. Arblade et Leloup ont effectué des travaux de construction d'un complexe de silos de stockage pour sucre blanc cristallisé, d'une capacité de 40 000 tonnes, sur le site de la Sucrerie tirlemontoise à Wanze, en Belgique.
20. À cet effet, Arblade a détaché sur ce chantier, du 1er janvier au 31 mai 1992 et du 26 avril au 15 octobre 1993, un total de 17 travailleurs. Leloup y a également détaché 9 travailleurs du 1er janvier au 31 décembre 1991, du 1er mars au 31 juillet 1992 et du 1er mars au 31 octobre 1993.
21. Lors des contrôles effectués sur ce chantier au cours de l'année 1993, les services de l'inspection des lois sociales belge ont sollicité d'Arblade et de Leloup la production de divers documents sociaux prévus par la législation belge.
22. Arblade et Leloup ont estimé qu'ils n'étaient pas tenus de produire les documents demandés. En effet, ils ont soutenu, d'une part, qu'ils s'étaient conformés à l'ensemble de la législation française et, d'autre part, que les dispositions législatives et réglementaires belges en cause contrevenaient aux articles 59 et 60 du traité. En tout état de cause, Leloup a, le 2 décembre 1993, produit le registre du personnel tenu en application des dispositions du droit français.
23. Pour ne pas avoir respecté les obligations susvisées de la législation belge, Arblade et Leloup ont été poursuivis devant le Tribunal correctionnel de Huy.
24. Considérant que les deux affaires nécessitaient l'interprétation du droit communautaire, le Tribunal correctionnel de Huy a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans l'affaire C-369-96, les questions suivantes:
"1) Les articles 59 et 60 du traité doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils interdisent à un État membre d'obliger une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État, à:
a) conserver les documents sociaux (registre du personnel et compte individuel) au domicile belge d'une personne physique qui tient ces documents en tant que mandataire ou préposé,
b) payer à ses travailleurs la rémunération minimale fixée par convention collective du travail,
c) tenir un registre spécial du personnel,
d) délivrer une fiche individuelle pour chaque travailleur,
e) désigner un mandataire ou préposé chargé de tenir les comptes individuels des salariés,
f) payer des cotisations " timbres-intempéries " et " fidélité " pour chaque travailleur,
alors que cette entreprise est déjà soumise à des obligations sinon identiques, du moins comparables en raison de leur finalité, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, dans l'État où elle est établie?
2) Les articles 59 et 60 du traité CEE du 25 mars 1957 instaurant la Communauté européenne peuvent-ils rendre inopérant l'article 3 alinéa 1 du Code civil relatif aux lois belges de police et de sûreté?"
25. De même, dans l'affaire C-376-96, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes:
"1) Les articles 59 et 60 du traité doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils interdisent à un État membre d'obliger une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État, à:
a) désigner un mandataire ou préposé chargé de tenir les comptes individuels des salariés qui y prestent des services,
b) ne pas faire obstacle à la surveillance organisée par la législation de cet État relative à la tenue des documents sociaux,
c) ne pas faire obstacle à la surveillance organisée en vertu de la législation de cet État concernant l'inspection sociale,
d) établir un compte individuel pour chaque travailleur,
e) tenir un registre spécial du personnel,
f) établir un règlement du travail,
g) conserver les documents sociaux (registre du personnel et compte individuel) au domicile belge d'une personne physique qui tient ces documents en tant que mandataire ou préposé,
h) délivrer une fiche individuelle pour chaque travailleur, alors que cette entreprise est déjà soumise à des obligations sinon identiques, du moins comparables en raison de leur finalité, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, dans l'État où elle est établie?
2) Les articles 59 et 60 du traité CEE du 25 mars 1957, instaurant la Communauté européenne peuvent-ils rendre inopérant l'article 3 alinéa 1 du Code civil relatif aux lois belges de police et de sûreté?"
26. Par ordonnance du président de la Cour du 6 juin 1997, les deux affaires ont été jointes aux fins de la procédure orale et de l'arrêt.
27. Par ses questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande en substance si les articles 59 et 60 du traité font obstacle à ce qu'un État membre impose, y compris par des lois de police et de sûreté, à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État de:
- payer à ses travailleurs détachés la rémunération minimale fixée par la convention collective de travail applicable, dans l'État membre d'accueil, aux activités exercées, verser, pour chacun d'eux, des cotisations patronales au titre de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité" et délivrer à chacun d'eux une fiche individuelle,
- établir un règlement du travail, un registre spécial du personnel et, pour chaque travailleur détaché, un compte individuel,
- faire tenir et conserver les documents sociaux (registre du personnel et comptes individuels) des travailleurs détachés dans l'État membre d'accueil de la prestation au domicile situé dans ledit État d'accueil d'une personne physique qui tient ces documents en tant que mandataire ou préposé, alors que cette entreprise est déjà soumise à des obligations comparables en raison de leur finalité, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, dans l'État membre dans lequel elle est établie.
Observations liminaires
28. Le Gouvernement belge fait valoir que l'interprétation des articles 59 et 60 du traité doit s'inspirer des dispositions de la directive 96-71-CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services (JO 1997, L 18, p. 1), dans la mesure où elle concrétise l'état actuel du droit communautaire en matière de règles impératives de protection minimale et le codifie.
29. Or, les dispositions de la directive 96-71 n'étaient pas en vigueur au moment des faits au principal. Toutefois, le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que la juridiction de renvoi tienne compte, conformément à un principe de son droit pénal, des dispositions plus favorables de la directive 96-71 pour les besoins de l'application du droit interne, même si le droit communautaire ne comporte pas d'obligation en ce sens (voir arrêt du 29 octobre 1998, Awoyemi, C-230-97, Rec. p. I-6781, point 38).
30. En ce qui concerne la seconde question posée dans chacune des deux affaires concernant la qualification, en droit belge, des dispositions litigieuses de lois de police et de sûreté, il convient d'entendre cette expression comme visant des dispositions nationales dont l'observation a été jugée cruciale pour la sauvegarde de l'organisation politique, sociale ou économique de l'État membre concerné, au point d'en imposer le respect à toute personne se trouvant sur le territoire national de cet État membre ou à tout rapport juridique localisé dans celui-ci.
31. L'appartenance de règles nationales à la catégorie des lois de police et de sûreté ne les soustrait pas au respect des dispositions du traité, sous peine de méconnaître la primauté et l'application uniforme du droit communautaire. Les motifs à la base de telles législations nationales ne peuvent être pris en considération par le droit communautaire qu'au titre des exceptions aux libertés communautaires expressément prévues par le traité et, le cas échéant, au titre des raisons impérieuses d'intérêt général.
Sur les questions préjudicielles
32. Il est constant, d'une part, qu'Arblade et Leloup, établis en France, se sont déplacés, au sens des articles 59 et 60 du traité, dans un autre État membre, en l'espèce la Belgique, pour y exercer des activités à caractère temporaire et, d'autre part, que leurs activités ne sont pas entièrement ou principalement tournées vers ce dernier État en vue de se soustraire aux règles qui leur seraient applicables au cas où ils seraient établis sur le territoire de cet État.
33. Il est de jurisprudence constante que l'article 59 du traité exige non seulement l'élimination de toute discrimination à l'encontre du prestataire de services établi dans un autre État membre en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction, même si elle s'applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu'elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues (voir arrêts du 25 juillet 1991, Säger, C-76-90, Rec. p. I-4221, point 12; du 9 août 1994, Vander Elst, C-43-93, Rec. p. I-3803, point 14; du 28 mars 1996, Guiot, C-272-94, Rec. p. I-1905, point 10; du 12 décembre 1996, Reisebüro Broede, C-3-95, Rec. p. I-6511, point 25, et du 9 juillet 1997, Parodi, C-222-95, Rec. p. I-3899, point 18).
34. Même en l'absence d'harmonisation en la matière, la libre prestation des services en tant que principe fondamental du traité ne peut être limitée que par des réglementations justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général et s'appliquant à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l'État membre d'accueil, dans la mesure où cet intérêt n'est pas sauvegardé par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l'État membre où il est établi (voir, notamment, arrêts du 17 décembre 1981, Webb, 279-80, Rec. p. 3305, point 17; du 26 février 1991, Commission-Italie, C-180-89, Rec. p. I-709, point 17; Commission-Grèce, C-198-89, Rec. p. I-727, point 18; Säger, précité, point 15; Vander Elst, précité, point 16, et Guiot, précité, point 11).
35. L'application des réglementations nationales d'un État membre aux prestataires établis dans d'autres États membres doit être propre à garantir la réalisation de l'objectif qu'elles poursuivent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour qu'il soit atteint (voir, notamment, arrêts Säger, précité, point 15; du 31 mars 1993, Kraus, C-19-92, Rec. p. I-1663, point 32; du 30 novembre 1995, Gebhard, C-55-94, Rec. p. I-4165, point 37, et Guiot, précité, points 11 et 13).
36. Parmi les raisons impérieuses d'intérêt général déjà reconnues par la Cour figure la protection des travailleurs (voir arrêts Webb, précité, point 19; du 3 février 1982, Seco et Desquenne & Giral, 62-81 et 63-81, Rec. p. 223, point 14, et du 27 mars 1990, Rush Portuguesa, C-113-89, Rec. p. I-1417, point 18), en particulier la protection sociale des travailleurs du secteur de la construction (arrêt Guiot, précité, point 16).
37. En revanche, des considérations d'ordre purement administratif ne sauraient justifier une dérogation, par un État membre, aux règles du droit communautaire, et ce d'autant plus lorsque la dérogation en cause revient à exclure ou à restreindre l'exercice d'une des libertés fondamentales du droit communautaire (voir, notamment, arrêt du 26 janvier 1999, Terhoeve, C-18-95, Rec. p. I-345, point 45).
38. Toutefois, les raisons impérieuses d'intérêt général qui justifient les dispositions matérielles d'une réglementation peuvent également justifier les mesures de contrôle nécessaires pour en assurer le respect (voir, en ce sens, arrêt Rush Portuguesa, précité, point 18).
39. Il y a donc lieu d'examiner successivement si les exigences posées par une réglementation nationale telle que celle en cause au principal comportent des effets restrictifs sur la libre prestation des services et, le cas échéant, si, dans le domaine de l'activité considérée, des raisons impérieuses liées à l'intérêt général justifient de telles restrictions à la libre prestation des services. Dans l'affirmative, il conviendra en outre de vérifier que cet intérêt n'est pas déjà assuré par les règles de l'État membre dans lequel le prestataire est établi et que le même résultat ne peut pas être obtenu par des règles moins contraignantes (voir, notamment, arrêts Säger, précité, point 15; Kraus, précité, point 32; Gebhard, précité, point 37; Guiot, précité, point 13, et Reisebüro Broede, précité, point 28).
40. C'est dans ce contexte qu'il convient d'examiner les diverses obligations mentionnées dans les questions préjudicielles dans l'ordre suivant:
- le versement de la rémunération minimale,
- la cotisation aux régimes de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité" ainsi que l'établissement des fiches individuelles,
- la tenue des documents sociaux, et
- la conservation des documents sociaux.
Sur le versement de la rémunération minimale
41. Concernant l'obligation de l'employeur prestataire de services de payer à ses travailleurs détachés la rémunération minimale fixée par une convention collective de travail applicable dans l'État membre d'accueil aux activités exercées, il convient de rappeler que le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les États membres étendent leur législation, ou les conventions collectives de travail conclues par les partenaires sociaux, relatives aux salaires minimaux, à toute personne effectuant un travail salarié, même à caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d'établissement de l'employeur, et que le droit communautaire n'interdit pas davantage aux États membres d'imposer le respect de ces règles par les moyens appropriés (arrêts Seco et Desquenne & Giral, précité, point 14; Rush Portuguesa, précité, point 18, et Guiot, précité, point 12).
42. Il s'ensuit que les dispositions de la législation ou des conventions collectives de travail d'un État membre garantissant un taux de salaire minimal peuvent, en principe, être appliquées aux employeurs effectuant une prestation de services sur le territoire de cet État, quel que soit leur pays d'établissement.
43. Toutefois, pour que la violation desdites dispositions justifie des poursuites pénales à l'encontre d'un employeur établi dans un autre État membre, il importe qu'elles soient suffisamment précises et accessibles pour ne pas rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile la détermination, par un tel employeur, des obligations qu'il devrait respecter. Il incombe à l'autorité compétente, en l'occurrence l'inspection des lois sociales belge, lorsqu'elle porte plainte devant les instances pénales, de préciser, sans équivoque, quelles sont les obligations que l'employeur est accusé de ne pas avoir respectées.
44. Il appartient donc au juge national de vérifier, à la lumière de ces considérations, quelles sont les dispositions pertinentes de son droit national susceptibles d'être appliquées à un employeur d'un autre État membre et, le cas échéant, quel est le taux de salaire minimal qu'elles fixent.
45. À cet égard, les Gouvernements belge et autrichien estiment que les avantages garantis aux travailleurs par les régimes de "timbres-fidélité" et de "timbres-intempéries" prévus par la CCT du 28 avril 1988 constituent une partie du revenu annuel minimal de l'ouvrier de la construction au sens de la législation belge.
46. Toutefois, il ressort du dossier, d'une part, que seul Arblade a été poursuivi pour ne pas avoir payé à ses travailleurs le salaire minimal prévu à la CCT du 28 mars 1991 et, d'autre part, que la CCT du 28 avril 1988 fixe, en son article 4, point 1, la contribution pour les "timbres-intempéries" et les "timbres-fidélité" sur la base de la rémunération brute à 100 % de l'ouvrier. Dès lors que le montant dû au titre des régimes de "timbres-fidélité" et de "timbres-intempéries" est calculé par référence au salaire minimal brut, il ne peut faire partie intégrante de celui-ci.
47. Dans ces conditions, il semble être exclu, ce qu'il appartient au juge national de confirmer, que les avantages garantis aux travailleurs par les régimes de "timbres-fidélité" et de "timbres-intempéries" constituent un élément entrant dans la détermination du taux de salaire minimal qu'il est reproché à Arblade de ne pas avoir appliqué.
Sur la cotisation aux régimes de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité" ainsi que sur l'établissement des fiches individuelles
48. S'agissant de l'obligation de verser des cotisations patronales aux régimes belges de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité", il ressort du jugement de renvoi, et notamment du libellé de la première question préjudicielle, dans chacune des deux affaires qu'Arblade et Leloup sont déjà soumis à des obligations, sinon identiques, du moins comparables en raison de leur finalité, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes, dans l'État membre où ils sont établis.
49. Le Gouvernement belge soutient que la juridiction de renvoi n'a pas déterminé l'existence de telles obligations dans l'État membre d'établissement. La Cour doit toutefois partir de l'hypothèse retenue par la juridiction de renvoi, selon laquelle l'entreprise prestataire de services est déjà soumise dans l'État membre où elle est établie à des obligations comparables en raison de leur finalité.
50. Une réglementation nationale qui oblige l'employeur, agissant en qualité de prestataire de services au sens du traité, à verser des cotisations patronales au fonds de l'État membre d'accueil, en plus des cotisations qu'il a déjà versées au fonds de l'État membre où il est établi, constitue une restriction à la libre prestation des services. En effet, une telle obligation entraîne des frais et des charges administratives et économiques supplémentaires pour les entreprises établies dans un autre État membre, de sorte que ces dernières ne se trouvent pas sur un pied d'égalité, du point de vue de la concurrence, avec les employeurs établis dans l'État membre d'accueil et qu'elles peuvent ainsi être dissuadées de fournir des prestations dans l'État membre d'accueil.
51. Il y a lieu d'accepter que l'intérêt général lié à la protection sociale des travailleurs du secteur de la construction et au contrôle du respect de celle-ci, à cause de conditions spécifiques à ce secteur, puisse constituer une raison impérieuse justifiant que soient imposées à un employeur établi dans un autre État membre qui effectue une prestation de services dans l'État membre d'accueil des obligations susceptibles de constituer des restrictions à la libre prestation des services. Tel n'est toutefois pas le cas lorsque les travailleurs de l'employeur en question qui exécutent temporairement des travaux dans l'État membre d'accueil jouissent de la même protection, ou d'une protection essentiellement comparable, en vertu des obligations auxquelles l'employeur est déjà soumis dans son État membre d'établissement (voir, en ce sens, arrêt Guiot, précité, points 16 et 17).
52. En outre, une obligation imposée au prestataire de services de verser des cotisations patronales au fonds de l'État membre d'accueil ne saurait être justifiée si ces cotisations n'ouvrent droit à aucun avantage social pour les travailleurs en question (voir arrêt Seco et Desquenne & Giral, précité, point 15).
53. Il appartient donc au juge national de vérifier, d'une part, si les cotisations exigées dans l'État membre d'accueil ouvrent droit à un avantage social pour les travailleurs en question et, d'autre part, si les travailleurs jouissent dans l'État membre d'établissement, en vertu des cotisations patronales déjà versées par l'employeur dans cet État, d'une protection essentiellement comparable à celle prévue par la réglementation de l'État membre où s'effectue la prestation de services.
54. Ce n'est que dans le cas où les cotisations patronales au fonds de l'État membre d'accueil assureraient aux travailleurs un avantage susceptible de leur donner une réelle protection additionnelle dont ils ne bénéficieraient pas autrement que leur versement pourrait être justifié, et ce uniquement au cas où ces mêmes cotisations seraient exigées de tout prestataire de services opérant sur le territoire national dans le secteur concerné.
55. Enfin, concernant l'obligation imposée par la législation belge de délivrer à chaque travailleur une fiche individuelle, il apparaît que cette obligation est intrinsèquement liée à celle de verser les cotisations pour les "timbres-intempéries" et les "timbres-fidélité" prévue dans la CCT du 28 avril 1988. Dans le cas où l'entreprise est déjà soumise à des obligations essentiellement comparables, en raison de leur finalité, à celles imposées au titre des régimes de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité", du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, dans l'État membre où elle est établie, cette entreprise n'est obligée de délivrer aux travailleurs détachés que les documents équivalents qu'elle est tenue de délivrer en application de la législation de l'État membre d'établissement. Dans l'hypothèse où le régime de ce dernier État ne prévoirait pas la délivrance de documents aux salariés, ladite entreprise serait seulement tenue de justifier auprès des autorités de l'État membre d'accueil qu'elle est à jour dans le paiement des cotisations exigées par la réglementation de l'État membre d'établissement, par la production des documents prévus à cette fin par ladite réglementation.
Sur le principe de la tenue des documents sociaux et de travail
56. S'agissant de l'obligation d'établir un règlement du travail et de tenir un registre spécial du personnel et, pour chaque travailleur détaché, un compte individuel, il ressort également du jugement de renvoi, et notamment du libellé de la première question préjudicielle, dans chacune des deux affaires qu'Arblade et Leloup sont déjà soumis à des obligations, sinon identiques, du moins comparables en raison de leur finalité, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes, dans l'État membre où ils sont établis.
57. Ainsi qu'il a été rappelé au point 49 du présent arrêt, et nonobstant les objections du Gouvernement belge, la Cour doit partir des faits tels qu'ils sont exposés par la juridiction de renvoi.
58. Une obligation, telle que celle qu'impose la législation belge, d'établir et de tenir certains document additionnels dans l'État membre d'accueil entraîne des frais et des charges administratives et économiques supplémentaires pour les entreprises établies dans un autre État membre, de sorte que ces entreprises ne se trouvent pas sur un pied d'égalité, du point de vue de la concurrence, avec les employeurs établis dans l'État membre d'accueil.
59. Le fait d'imposer une telle obligation constitue donc une restriction à la libre prestation des services au sens de l'article 59 du traité.
60. Une telle restriction ne peut être justifiée que si elle est nécessaire pour protéger effectivement et par les moyens appropriés la raison impérieuse d'intérêt général que constitue la protection sociale des travailleurs.
61. La protection efficace des travailleurs du secteur de la construction, notamment en matière de sécurité et de santé, ainsi qu'en matière de temps de travail, peut exiger de tenir certains documents à disposition sur le chantier ou, au moins, en un lieu accessible et clairement identifié du territoire de l'État membre d'accueil pour les autorités de cet État chargées d'effectuer les contrôles, faute, notamment, d'un système organisé de coopération ou d'échange d'informations entre États membres, tel que prévu à l'article 4 de la directive 96-71.
62. En outre, faute encore du système organisé de coopération ou d'échange d'informations mentionné au point précédent, l'obligation d'établir et de tenir sur le chantier ou, au moins, en un lieu accessible et clairement identifié du territoire de l'État membre d'accueil certains des documents exigés par la réglementation de cet État peut constituer la seule mesure appropriée de contrôle au regard de l'objectif poursuivi par ladite réglementation.
63. En effet, les éléments d'information exigés respectivement par la réglementation de l'État membre d'établissement et celle de l'État membre d'accueil concernant, notamment, l'employeur, le travailleur, les conditions de travail et la rémunération peuvent être à ce point différents que les contrôles exigés par la réglementation de l'État membre d'accueil ne peuvent être effectués sur la base de documents tenus conformément à la réglementation de l'État membre d'établissement.
64. En revanche, le seul fait qu'il existe certaines différences de forme ou de contenu ne saurait justifier la tenue de deux séries de documents conformes, les uns à la réglementation de l'État membre d'établissement, les autres à celle de l'État membre d'accueil, si les informations fournies par les documents exigés par la réglementation de l'État membre d'établissement sont suffisantes, dans leur ensemble, pour permettre les contrôles nécessaires dans l'État membre d'accueil.
65. Il importe donc que les autorités et, le cas échéant, les juridictions de l'État membre d'accueil vérifient successivement, avant d'exiger l'établissement et la tenue sur le territoire de cet État des documents sociaux ou de travail conformément à leur propre réglementation, que la protection sociale des travailleurs qui est susceptible de justifier ces exigences ne serait pas suffisamment sauvegardée par la production, dans un délai raisonnable, des documents tenus dans l'État membre d'établissement ou leur copie, à défaut par le maintien à disposition de ces documents ou leur copie sur le chantier ou en un lieu accessible et clairement identifié du territoire de l'État membre d'accueil.
66. À cet égard, dès lors que les autorités ou les juridictions de l'État membre d'accueil constatent, comme l'a fait la juridiction de renvoi dans les deux affaires, que, s'agissant de la tenue de documents sociaux ou de travail, tels un règlement du travail, un registre spécial du personnel et, pour chaque travailleur détaché, un compte individuel, l'employeur est soumis, dans l'État dans lequel il est établi, à des obligations comparables, en raison de leur finalité, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, la production des documents sociaux et de travail tenus par l'employeur conformément à la réglementation de l'État membre d'établissement doit être considérée comme suffisante pour assurer la protection sociale des travailleurs, en sorte qu'il ne peut pas être exigé de cet employeur l'établissement des documents conformément à la réglementation de l'État membre d'accueil.
67. Dans le cadre d'une vérification telle que celle mentionnée au point 65 du présent arrêt, il y a lieu de tenir compte des directives communautaires de coordination ou d'harmonisation minimale relatives aux informations nécessaires à la protection des travailleurs.
68. En premier lieu, la directive 91-533-CEE du Conseil, du 14 octobre 1991, relative à l'obligation de l'employeur d'informer le travailleur des conditions applicables au contrat ou à la relation de travail (JO L 288, p. 32), vise, selon son deuxième considérant, à mieux protéger les travailleurs salariés contre une éventuelle méconnaissance de leurs droits et à offrir une plus grande transparence sur le marché du travail. Cette directive énumère certains éléments essentiels du contrat ou de la relation du travail, y compris, le cas échéant, ceux rendus nécessaires par un détachement dans un autre pays, que l'employeur est tenu de porter à la connaissance du travailleur. Selon son article 7, cette directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres d'appliquer ou d'introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables aux travailleurs, ou de favoriser ou de permettre l'application de dispositions conventionnelles plus favorables aux travailleurs.
69. En second lieu, la directive 89-391-CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (JO L 183, p. 1), dispose notamment, en son article 10, que les travailleurs doivent recevoir certaines informations en matière de risques pour la sécurité et la santé des travailleurs.
70. Dans le cadre de cette vérification, les autorités nationales de l'État membre d'accueil, pour autant qu'elles n'en disposent pas elles-mêmes, peuvent, en outre, toujours demander au prestataire de services la communication des informations en sa possession relatives aux obligations auxquelles il est soumis dans l'État membre où il est établi.
Sur les modalités de la tenue et sur la conservation des documents sociaux
71. Les dispositions du droit belge concernant les modalités de la tenue et la conservation des documents par un employeur établi dans un autre État membre comportent trois volets. En premier lieu, elles exigent la tenue des documents sociaux, lorsque l'employeur occupe des travailleurs en Belgique, soit à l'un des lieux de travail, soit au domicile belge d'une personne physique qui tient ces documents en tant que mandataire ou préposé de l'employeur.
72. En deuxième lieu, lorsque l'employeur n'occupe plus de travailleurs en Belgique, les documents sociaux, en original ou sous forme de reproduction, doivent être conservés pendant cinq ans au domicile belge dudit mandataire ou préposé.
73 En dernier lieu, est préalablement exigée la notification aux autorités nationales de l'identité du mandataire ou préposé, qu'il soit désigné pour la tenue ou pour la conservation des documents.
74. Pour les raisons déjà exposées aux points 61 à 63 du présent arrêt, les exigences d'un contrôle effectif par les autorités de l'État membre d'accueil peuvent justifier l'obligation, pour un employeur établi dans un autre État membre qui effectue une prestation de services dans l'État membre d'accueil, de tenir certains documents à la disposition desdites autorités sur le chantier ou, à tout le moins, dans un endroit accessible et clairement identifié du territoire de l'État membre d'accueil.
75. Il appartient au juge national de vérifier, compte tenu du principe de proportionnalité, quels documents doivent faire l'objet d'une telle obligation.
76. S'agissant, comme en l'espèce, d'une obligation de tenir à disposition et de conserver certains documents au domicile d'une personne physique domiciliée dans l'État membre d'accueil, qui les tient en tant que mandataire ou préposé de l'employeur qui l'a désignée, même après que l'employeur a cessé d'occuper des travailleurs dans cet État, il ne suffit pas, pour justifier une telle restriction à la libre prestation des services, que la présence de tels documents sur le territoire de l'État membre d'accueil soit de nature à faciliter en général l'accomplissement de la mission de contrôle des autorités de cet État. Il faut également que ces autorités ne soient pas en mesure d'exécuter leur mission de contrôle de manière efficace sans que cette entreprise dispose, dans cet État membre, d'un mandataire ou préposé qui conserve lesdits documents (voir, en ce sens, arrêt du 4 décembre 1986, Commission-Allemagne, 205-84, Rec. p. 3755, point 54).
77. En tout état de cause, s'agissant plus particulièrement des obligations, d'une part, de conserver des documents sociaux sur le territoire de l'État membre d'accueil pour une durée de cinq ans et, d'autre part, de les conserver au domicile d'une personne physique, à l'exclusion des personnes morales, de telles exigences ne sauraient être justifiées.
78. En effet, le contrôle du respect des réglementations liées à la protection sociale des travailleurs du secteur de la construction peut être assuré par des mesures moins restrictives. Ainsi que l'a relevé M. l'avocat général au point 88 de ses conclusions, lorsque l'employeur établi dans un autre État membre n'occupe plus de travailleurs en Belgique, les documents sociaux comprenant le registre du personnel et les comptes individuels ou les documents équivalents que l'entreprise est obligée d'établir en application de la législation de l'État membre d'établissement, ou la copie de ces documents, peuvent être envoyés aux autorités nationales qui pourraient les contrôler et, le cas échéant, les conserver.
79. Au demeurant, il convient de souligner que le système organisé de coopération ou d'échange d'informations entre États membres prévu à l'article 4 de la directive 96-71 rendra prochainement superflue la conservation des documents dans l'État membre d'accueil après que l'employeur aura cessé d'y employer des travailleurs.
80. Il y a donc lieu de répondre aux questions posées que:
1) Les articles 59 et 60 du traité ne s'opposent pas à ce qu'un État membre impose à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État de payer à ses travailleurs détachés la rémunération minimale fixée par la convention collective de travail applicable dans le premier État membre, à condition que les dispositions en cause soient suffisamment précises et accessibles pour ne pas rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile la détermination, par un tel employeur, des obligations qu'il devrait respecter.
2) Les articles 59 et 60 du traité s'opposent à ce qu'un État membre impose, même par des lois de police et de sûreté, à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État de verser, pour chaque travailleur détaché, des cotisations patronales au titre de régimes tels que les régimes belges de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité" et de délivrer à chacun d'eux une fiche individuelle, alors que cette entreprise est déjà soumise à des obligations essentiellement comparables, en raison de leur finalité tenant à la sauvegarde des intérêts des travailleurs, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, dans l'État où elle est établie.
3) Les articles 59 et 60 du traité s'opposent à ce qu'un État membre impose, même par des lois de police et de sûreté, à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État d'établir des documents sociaux ou de travail, tels un règlement du travail, un registre spécial du personnel et, pour chaque travailleur détaché, un compte individuel, dans la forme requise par la réglementation du premier État dès lors que la protection sociale des travailleurs susceptible de justifier ces exigences est déjà sauvegardée par la production des documents sociaux et de travail tenus par ladite entreprise en application de la réglementation de l'État membre où elle est établie.
Tel est le cas lorsque, s'agissant de la tenue des documents sociaux et de travail, l'entreprise est déjà soumise, dans l'État où elle est établie, à des obligations comparables, en raison de leur finalité tenant à la sauvegarde des intérêts des travailleurs, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, à celles édictées par la réglementation de l'État membre d'accueil.
4) Les articles 59 et 60 du traité ne s'opposent pas à ce qu'un État membre oblige une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État à tenir à disposition, pendant la période d'activité sur le territoire du premier État membre, des documents sociaux et de travail sur le chantier ou en un autre lieu accessible et clairement identifié du territoire de cet État, dès lors que cette mesure est nécessaire pour lui permettre d'assurer un contrôle effectif du respect de sa réglementation justifiée par la sauvegarde de la protection sociale des travailleurs.
5) Les articles 59 et 60 du traité s'opposent à ce qu'un État membre impose, même par des lois de police et de sûreté, à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État de conserver, pendant cinq ans après qu'elle a cessé d'occuper des travailleurs dans le premier État membre, des documents sociaux tels que le registre du personnel et le compte individuel au domicile, situé dans ledit État membre, d'une personne physique qui tient ces documents en tant que mandataire ou préposé.
Sur les dépens
81. Les frais exposés par les Gouvernements belge, allemand, néerlandais, autrichien, finlandais et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal correctionnel de Huy, par deux jugements du 29 octobre 1996, dit pour droit:
82. Les articles 59 du traité CE (devenu, après modification, article 49 CE) et 60 du traité CE (devenu article 50 CE) ne s'opposent pas à ce qu'un État membre impose à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État de payer à ses travailleurs détachés la rémunération minimale fixée par la convention collective de travail applicable dans le premier État membre, à condition que les dispositions en cause soient suffisamment précises et accessibles pour ne pas rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile la détermination, par un tel employeur, des obligations qu'il devrait respecter.
83. Les articles 59 et 60 du traité s'opposent à ce qu'un État membre impose, même par des lois de police et de sûreté, à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État de verser, pour chaque travailleur détaché, des cotisations patronales au titre de régimes tels que les régimes belges de "timbres-intempéries" et de "timbres-fidélité" et de délivrer à chacun d'eux une fiche individuelle, alors que cette entreprise est déjà soumise à des obligations essentiellement comparables, en raison de leur finalité tenant à la sauvegarde des intérêts des travailleurs, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, dans l'État où elle est établie.
84. Les articles 59 et 60 du traité s'opposent à ce qu'un État membre impose, même par des lois de police et de sûreté, à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État d'établir des documents sociaux ou de travail, tels un règlement du travail, un registre spécial du personnel et, pour chaque travailleur détaché, un compte individuel, dans la forme requise par la réglementation du premier État dès lors que la protection sociale des travailleurs susceptible de justifier ces exigences est déjà sauvegardée par la production des documents sociaux et de travail tenus par ladite entreprise en application de la réglementation de l'État membre où elle est établie.
Tel est le cas lorsque, s'agissant de la tenue des documents sociaux et de travail, l'entreprise est déjà soumise, dans l'État où elle est établie, à des obligations comparables, en raison de leur finalité tenant à la sauvegarde des intérêts des travailleurs, du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, à celles édictées par la réglementation de l'État membre d'accueil.
85. Les articles 59 et 60 du traité ne s'opposent pas à ce qu'un État membre oblige une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État à tenir à disposition, pendant la période d'activité sur le territoire du premier État membre, des documents sociaux et de travail sur le chantier ou en un autre lieu accessible et clairement identifié du territoire de cet État, dès lors que cette mesure est nécessaire pour lui permettre d'assurer un contrôle effectif du respect de sa réglementation justifiée par la sauvegarde de la protection sociale des travailleurs.
86. Les articles 59 et 60 du traité s'opposent à ce qu'un État membre impose, même par des lois de police et de sûreté, à une entreprise établie dans un autre État membre et exécutant temporairement des travaux dans le premier État de conserver, pendant cinq ans après qu'elle a cessé d'occuper des travailleurs dans le premier État membre, des documents sociaux tels que le registre du personnel et le compte individuel au domicile, situé dans ledit État membre, d'une personne physique qui tient ces documents en tant que mandataire ou préposé.