CJCE, 30 mai 1989, n° 305-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République hellénique
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Koopmans (faisant fonction)
Président de chambre :
M. Joliet
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
Sir Gordon Slynn, MM. Mancini, Kakouris, Schockweiler, Rodríguez Iglesias
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 5 octobre 1987, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître que la République hellénique, en maintenant en vigueur et en appliquant certaines dispositions de sa législation pour la passation, par des ressortissants des autres États membres, d'actes juridiques relatifs à des biens immobiliers situés dans les régions frontalières helléniques, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 7, 48, 52 et 59 du traité.
2 En République hellénique, l'article unique du décret présidentiel des 22-24 juin 1927 prohibe, sous peine de nullité absolue de l'acte juridique en question, de sanctions pénales et de destitution du notaire qui a transgressé cette interdiction, l'acquisition, par des personnes physiques ou morales autres que les ressortissants helléniques, du droit de propriété ou d'un autre droit réel, à l'exclusion de droits d'hypothèque, sur des biens immobiliers situés dans les régions helléniques désignées comme frontalières, ainsi que la cession, à ces mêmes personnes, du droit d'usage et de location, pour une période de plus de trois années, sur des biens immobiliers urbains sis dans les régions frontalières. Cette disposition interdit également, sous peine des sanctions énumérées, de donner en location tout bien immobilier agricole ou d'en céder l'usage, cette prohibition ne pouvant être levée que par une décision des ministres de l'Intérieur, de l'Agriculture et de la Défense nationale, sur avis d'une commission spéciale. D'autre part, les articles 1er, 2, 3, 4 et 5 de la loi d'exception n° 1366, des 2-7 septembre 1938, interdisent, tant pour les personnes de nationalité hellénique que pour les ressortissants des autres États membres, la passation de tout acte relatif à des biens immobiliers ou incorporels situés dans les régions frontalières ou dans une île ou un îlot de la République hellénique ou dans une région côtière ou une région de l'intérieur du pays, désignée comme région frontalière. Toutefois, en vertu de cette loi, une personne physique de nationalité hellénique ou une personne morale dirigée par des ressortissants helléniques peut valablement passer un tel acte si elle fournit une attestation du ministre de l'Agriculture certifiant qu'il n'existe pas de motifs de sécurité qui s'opposent à la passation de l'acte. Par contre, les ressortissants autres que les personnes physiques de nationalité hellénique et les personnes morales dirigées par des ressortissants helléniques ne sont autorisés à passer les actes en question que si le décret par lequel la région considérée a été désignée comme frontalière est révoqué.
3 Il ressort du dossier que, par différents décrets, une superficie égale à environ 55 % du territoire hellénique a été désignée comme région frontalière en vertu du décret présidentiel de 1927 et de la loi d'exception de 1938.
4 La Commission a considéré que les dispositions précitées, dans la mesure où elles interdisent, restreignent ou soumettent à des conditions non-exigées des ressortissants helléniques l'acquisition, par des étrangers, personnes physiques ou morales, ayant la nationalité d'un autre État membre, de droits sur des biens immobiliers situés dans les régions frontalières helléniques, établissent, au détriment de ces personnes, un régime discriminatoire contraire aux articles 7, 48, 52 et 59 du traité.
5 En conséquence, la Commission a, le 18 avril 1984, adressé une lettre de mise en demeure au Gouvernement hellénique, engageant ainsi la procédure prévue à l'article 169 du traité.
6 Le 2 avril 1985, la Commission a transmis au Gouvernement hellénique l'avis motivé prévu par l'article 169, alinéa 1, du traité.
7 La République hellénique a informé la Commission qu'elle était en train de procéder à la révision de la législation critiquée et qu'elle ferait en sorte que les ressortissants helléniques et ceux des autres États membres soient traités de façon égale.
8 Aucune mesure n'ayant cependant été adoptée, la Commission a introduit le présent recours.
9 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire, du déroulement de la procédure et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
10 A titre liminaire, il convient de constater que, au cours de la procédure écrite devant la Cour, le Gouvernement hellénique n'a pas contesté les griefs invoqués par la Commission et s'est borné à faire état de l'existence d'un projet de loi, communiqué à la Commission, qui aurait reçu l'approbation de celle-ci.
11 Ce n'est que lors de la procédure orale que le Gouvernement hellénique a, pour la première fois, fait valoir que la réglementation litigieuse serait justifiée en tant que mesure prise au titre de l'article 224 du traité, sans préciser d'ailleurs en quoi les conditions d'application de cette disposition seraient remplies en l'espèce. Ce moyen n'étant, par ailleurs, étayé d'aucun élément de fait nouveau, la Cour ne se trouve pas en mesure de l'examiner.
12 Selon la Commission, la réglementation de la République hellénique serait contraire aux articles 7, 48, 52 et 59 du traité. A cet égard, il y a lieu de rappeler d'abord que le principe général de non-discrimination en raison de la nationalité, posé par l'article 7 du traité, a été mis en œuvre, dans les domaines particuliers qu'ils régissent, par les articles 48, 52 et 59 du traité. En conséquence, toute réglementation qui est incompatible avec ces dispositions l'est également avec l'article 7 du traité (voir arrêt du 21 juin 1974, Reyners, 2-74, Rec. p. 631; arrêt du 14 juillet 1976, Dona, 13-76, Rec. p. 1333; arrêt du 9 juin 1977, van Ameyde, 90-76, Rec. p. 1091).
13 L'article 7 du traité, aux termes duquel, "dans le domaine d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité", n'a, dès lors, vocation à s'appliquer de façon autonome que dans des situations régies par le droit communautaire pour lesquelles le traité ne prévoit pas de règles spécifiques de non-discrimination.
14 En l'espèce, la Commission considère que la réglementation de la République hellénique viole les articles 48, 52 et 59 du traité. Il y a, dès lors, lieu d'examiner d'abord la compatibilité de la réglementation incriminée avec ces dispositions.
15 En ce qui concerne la libre circulation des travailleurs, il y a lieu de rappeler que, au moment de l'introduction du recours, elle était régie par les dispositions transitoires des articles 44 à 47 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion de la République hellénique aux Communautés européennes et aux adaptations des traités (JO 1979, L 291, p. 17). Il résulte de ces dispositions que ce régime transitoire, s'il a suspendu, jusqu'au 31 décembre 1987, l'application des articles 1er à 6 et 13 à 23 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), précisant les droits garantis par les articles 48 et 49 du traité, n'a pas suspendu l'application de ces dernières dispositions, notamment en ce qui concerne les travailleurs des autres États membres qui étaient déjà employés régulièrement en République hellénique avant le 1er janvier 1981 et qui ont continué d'y être employés après cette date ou ceux qui ont été employés régulièrement pour la première fois en République hellénique après cette date.
16 C'est ainsi que, en ce qui concerne ces travailleurs était applicable, à partir du 1er janvier 1981, l'article 9 du règlement n° 1612-68, dont le paragraphe 1 dispose que le "travailleur ressortissant d'un État membre, occupé sur le territoire d'un autre État membre, bénéficie de tous les droits et de tous les avantages accordés aux travailleurs nationaux en matière de logement, y compris l'accès à la propriété du logement dont il a besoin".
17 Il est vrai que, dans sa requête, la Commission a demandé à la Cour de reconnaître que la législation hellénique est contraire non pas à l'article 9 du règlement n° 1612-68, mais à l'article 48 du traité.
18 A cet égard, il convient de constater que, d'une part, le règlement n° 1612-68 a été adopté en vertu de l'article 49 du traité, aux termes duquel le Conseil arrête, par voie de directives ou de règlements, les "mesures nécessaires en vue de réaliser... la libre circulation des travailleurs, telle qu'elle est définie à l'article précédent" et que, d'autre part, aux termes du paragraphe 3 de l'article 48 lui-même, la libre circulation des travailleurs comporte le droit de "séjourner dans un des États membres, afin d'y exercer un emploi conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives régissant l'emploi des travailleurs nationaux". Il en résulte que l'accès au logement et à la propriété du logement, prévu par l'article 9 du règlement n° 1612-68, constitue le complément nécessaire de la libre circulation des travailleurs et est, à ce titre, compris dans le principe de non-discrimination du ressortissant d'un État membre désireux d'exercer une activité salariée dans un autre État membre, consacré par l'article 48 du traité.
19 Dès lors, la législation hellénique, dans la mesure où elle subordonne le droit des travailleurs ressortissants d'un autre État membre, employés régulièrement avant ou après le 1er janvier 1981 en République hellénique, de passer des actes juridiques relatifs à des biens immobiliers à des conditions non-exigées des nationaux, constitue un obstacle à l'exercice de la libre circulation des travailleurs et est, à ce titre, contraire à l'article 48 du traité.
20 En matière de liberté d'établissement, l'article 52 du traité assure le bénéfice du traitement national aux ressortissants d'un État membre désireux d'exercer une activité non salariée dans un autre État membre et interdit toute discrimination fondée sur la nationalité, résultant des législations des États membres et faisant obstacle à l'accès ou à l'exercice d'une telle activité.
21 Ainsi que la Cour l'a relevé à plusieurs reprises (voir, en dernier lieu, arrêt du 14 janvier 1988, Commission/Italie, 63-86, Rec. p. 29), ladite interdiction ne concerne pas uniquement les règles spécifiques relatives à l'exercice des activités professionnelles, mais également celles relatives aux diverses facultés générales utiles à l'exercice de ces activités.
22 Plus particulièrement, le droit d'acquérir, d'exploiter et d'aliéner des biens immobiliers sur le territoire d'un autre État membre constitue le complément nécessaire de la liberté d'établissement, ainsi qu'il ressort de l'article 54, paragraphe 3, sous e), du traité et du programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d'établissement, du 18 décembre 1961 (JO 1962, 2, p. 36).
23 Dans ces conditions, la législation hellénique, qui subordonne l'exercice du droit d'acheter ou d'exploiter des biens immobiliers par les ressortissants des autres États membres à des restrictions non-prévues pour les nationaux, entrave l'exercice de la liberté d'établissement en violation de l'article 52 du traité.
24 De même, quant à la libre prestation des services, l'accès à la propriété et à l'usage de biens immobiliers est garanti par l'article 59 du traité, dans la mesure où cet accès est utile pour permettre l'exercice effectif de cette liberté.
25 En effet, parmi les exemples mentionnés par le programme général pour la suppression des restrictions à la libre prestation des services, du 18 décembre 1961 (JO 1962, 2, p. 32), figure la faculté d'acquérir, d'exploiter ou d'aliéner des droits et biens immobiliers.
26 A cet égard, la Cour a d'ailleurs déjà décidé (arrêt du 14 janvier 1988, précité) qu'on ne saurait exclure les prestataires de services du bénéfice du principe fondamental de non-discrimination en matière d'accès à la propriété et à l'usage de biens immobiliers. Tel est, en particulier, le cas dans l'hypothèse visée à l'article 60, alinéa 3, du traité.
27 En conséquence, les restrictions prévues par la législation de la République hellénique pour les ressortissants des autres États membres d'acquérir un bien immobilier à partir duquel ou dans lequel s'effectue la prestation de services constituent un obstacle à l'exercice de la libre prestation des services et sont, dès lors, contraires à l'article 59 du traité.
28 Le manquement de la République hellénique aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité étant établi, il n'y a, dès lors, plus lieu de constater un manquement spécifique à l'article 7 du traité, la Commission n'ayant pas fait état de situations autres que celles couvertes par les articles 48, 52 et 59 du traité.
29 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que la République hellénique, en maintenant en vigueur et en appliquant l'article unique du décret présidentiel des 22-24 juin 1927 et les articles 1er, 2, 3, 4 et 5 de la loi d'exception n° 1366, des 2-7 septembre 1938, pour la passation, par des ressortissants des autres États membres, d'actes juridiques relatifs à des biens immobiliers situés dans les régions frontalières helléniques, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE.
Sur les dépens :
30 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République hellénique ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
déclare et arrête :
1) La République hellénique, en maintenant en vigueur et en appliquant l'article unique du décret présidentiel des 22-24 juin 1927 et les articles 1er, 2, 3, 4 et 5 de la loi d'exception n° 1366, des 2-7 septembre 1938, pour la passation, par des ressortissants des autres États membres, d'actes juridiques relatifs à des biens immobiliers situés dans les régions frontalières helléniques, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE.
2) La République hellénique est condamnée aux dépens.