CJCE, 30 avril 1986, n° 96-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
LA COUR,
1. Par requête déposée au Greffe de la Cour le 15 avril 1985, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître que, en imposant aux médecins et aux praticiens de l'art dentaire, établis dans un autre Etat membre, la radiation d'inscription ou d'enregistrement dans cet autre Etat membre pour pouvoir exercer leur activité en France, comme salarié ou sous forme de remplacement, ou encore sous forme d'établissement d'un cabinet, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE, et notamment des articles 48, 52 et 59 de ce traité.
2. En vertu de l'article L. 412 du Code français de la santé publique, tout médecin qui exerce dans un département doit être inscrit sur un tableau établi et tenu à jour par le Conseil départemental de l'ordre des médecins. L'article précité précise qu'un médecin " ne peut être inscrit que sur un seul tableau ", qui est celui du département où se trouve sa résidence professionnelle, sauf dérogation prévue par le Code de déontologie. Aux termes du même article, " un médecin inscrit ou enregistré dans un Etat étranger ne peut être inscrit à un tableau de l'ordre des médecins ". L'article L. 441 du Code de la santé publique prévoit que les mêmes dispositions s'appliquent aux chirurgiens-dentistes.
3. Le décret n° 77-456 du 28 avril 1977, relatif au fonctionnement des conseils de l'ordre des médecins, des chirurgiens-dentistes et des sages-femmes, énumère les documents qui doivent accompagner une demande d'inscription au tableau de l'ordre. Parmi ces documents figure un certificat de radiation d'inscription ou d'enregistrement délivré par l'autorité auprès de laquelle le demandeur était antérieurement inscrit ou enregistré ou, à défaut, une déclaration sur l'honneur du demandeur certifiant qu'il n'a jamais été inscrit ou enregistré.
4. Par lettre du 22 décembre 1983, la Commission a fait savoir au Gouvernement français que les dispositions françaises précitées n'étaient pas conformes aux dispositions du traité. En particulier, la Commission a relevé dans cette lettre que les dispositions françaises empêchent un médecin ou un praticien de l'art dentaire établi dans un Etat membre, et qui veut y rester établi, de faire un remplacement en France, d'ouvrir un cabinet en France et d'exercer ses fonctions en tant que salarié en France. Dans ces conditions, les dispositions litigieuses seraient contraires aux articles 48, 52 et 59 du traité.
5. Cette lettre de la Commission a invité le Gouvernement français à faire connaître ses observations dans un délai de deux mois, mais elle est restée sans réponse. Le 7 juin 1984, la Commission a adressé un avis motivé à la République française. Le Gouvernement français n'ayant pas réagi à cet avis motivé, la Commission a introduit le présent recours.
6. Dans son mémoire en défense, le Gouvernement français a soutenu que le régime contesté est justifié par des raisons de santé publique, dont l'importance serait reconnue par les articles 48 et 56 du traité. La protection de la santé des patients exigerait en effet que le médecin ou le dentiste soit proche d'eux et que les soins médicaux soient continus, en particulier en ce qui concerne certaines maladies au cours desquelles des complications peuvent apparaître. La fréquence et la continuité des soins médicaux ne pourraient être assurées si les médecins ou dentistes n'étaient pas aisément accessibles aux patients.
7. Le Gouvernement français ajoute que l'exercice des activités de médecin et de praticien de l'art dentaire - qualifié de " chirurgien-dentiste " dans la réglementation française - fait l'objet d'un certain nombre de directives communautaires qui prévoient une certaine coordination des conditions d' exercice tout en n'excluant pas une coordination ultérieure. Il en résulterait que des différences de traitement subsistent entre les Etats membres dans les matières dont l'harmonisation n'a pas encore été réalisée, comme c'est le cas des règles de déontologie. A cet égard, le Gouvernement français souligne que les conseils de l'ordre vérifient de façon très stricte que l'exercice de la profession dans une deuxième position de salarié, ou dans un cabinet secondaire, s'effectue dans le respect des obligations déontologiques, plus particulièrement de celles relatives à la continuité des soins. Il ne serait pas exact de dire que les médecins établis dans d'autres Etats membres seraient favorisés, sur ce point, par rapport aux médecins établis sur le territoire français.
8. C'est seulement à l'audience que le Gouvernement français a fait valoir en outre que la requête de la Commission ainsi que l'avis motivé et la lettre de mise en demeure sont fondés sur l'idée erronée selon laquelle un médecin établi dans un autre Etat membre devait être inscrit en France pour pouvoir y fournir des services. D'après l'article 356-1 du Code de la santé publique, un médecin ou un praticien de l'art dentaire ressortissant d'un autre Etat membre qui est établi et exerce légalement ses activités dans un autre Etat membre peut exécuter des actes de sa profession en France sans y être inscrit a un tableau de l'ordre, selon des modalités fixées par décret. Le décret en cause (décret n° 77-637 qui ne s'appliquait qu'aux médecins et qui a été remplacé par le décret n° 86-112 qui s'applique également aux praticiens de l'art dentaire) prévoit que, en cas de prestation de services en France, une déclaration comportant un certain nombre d'indications doit être adressée au Conseil départemental de l'ordre. En vertu de ce décret, plusieurs actes médicaux peuvent faire l'objet d'une déclaration unique lorsqu'ils concernent un seul patient et sont exécutés au cours d'un séjour temporaire en France n'excédant pas deux jours.
9. La Commission a déclaré à l'audience que le décret en cause lui semble trop restrictif pour permettre une libre prestation de services au sens du traité.
10. Il y a lieu d'observer d'abord que les ressortissants d'un Etat membre qui exercent leurs activités professionnelles dans un autre Etat membre y sont tenus au respect des règles qui régissent, dans cet Etat membre, l'exercice de la profession en cause. Lorsqu'il s'agit des professions de médecin et de praticien de l'art dentaire, ces règles sont notamment inspirées, comme le Gouvernement français le rappelle à juste titre, par le souci d'assurer une protection aussi efficace et complète que possible de la santé des personnes.
11. Toutefois, dans la mesure où ces règles ont pour effet de restreindre la libre circulation des travailleurs, le droit d'établissement et la libre prestation de services à l'intérieur de la communauté, elles ne sont compatibles avec le traité que si les restrictions qu'elles comportent sont effectivement justifiées par la considération d'obligations générales inhérentes au bon exercice des professions en cause et qui s'imposent indistinctement aux nationaux. Tel n'est pas le cas lorsque ces restrictions sont susceptibles de créer des discriminations à l'encontre des praticiens établis dans d'autres Etats membres ou des obstacles à l'accès à la profession qui vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs visés.
12. Sous cet angle de vue, il faut constater, en premier lieu, que le principe de l'unicité du cabinet, mis en avant par le Gouvernement français comme indispensable à la continuité des soins médicaux, est appliqué de façon plus stricte à l'égard des praticiens d'autres Etats membres qu'à l'égard de ceux établis sur le territoire français. S'il résulte en effet du dossier, et des renseignements fournis par les parties, que les conseils de l'ordre des médecins n'autorisent les médecins établis en France à ouvrir un cabinet secondaire qu'à distance assez réduite du cabinet principal, aucune possibilité d'ouvrir un cabinet secondaire en France n'existe pour les médecins établis dans un autre Etat membre, même à proximité de la frontière. De même, la réglementation française permet, en principe, aux chirurgiens-dentistes établis en France d'être autorisés à exploiter un ou plusieurs cabinets secondaires, alors qu'un praticien de l' art dentaire établi dans un autre Etat membre ne peut jamais être autorisé à établir un second cabinet en France.
13. En second lieu, il convient d'observer que l'interdiction générale imposée à l'ensemble des médecins et praticiens de l'art dentaire établis dans un autre Etat membre d'exercer en France est indûment restrictive. D'abord, dans le cas de certaines spécialisations médicales, il n'est pas nécessaire que le spécialiste soit proche du patient de façon continue après son intervention. Il en est ainsi lorsqu'il accomplit un acte unique, comme c'est par exemple souvent le cas du radiologue, ou lorsque les soins ultérieurs sont assurés par un autre personnel médical comme c'est fréquemment le cas du chirurgien. Ensuite , l'évolution récente des professions médicales montre, comme le Gouvernement français l'a d'ailleurs reconnu, que, même dans le secteur de la médecine générale, les praticiens appartiennent de plus en plus à des cabinets de groupe, de sorte qu'un patient ne peut pas toujours consulter le même généraliste.
14. Ces considérations font apparaître que l'interdiction d'inscrire à un tableau de l'ordre en France tout médecin ou chirurgien-dentiste qui continue d'être inscrit ou enregistré dans un autre Etat membre revêt un caractère trop absolu et général pour pouvoir être justifiée par la nécessite d'assurer la continuité des soins aux malades ou par celle d'appliquer en France les règles françaises de déontologie.
15. Dès lors, c'est à juste titre que la Commission soutient que l'interdiction imposée par la législation française à tout médecin ou dentiste établi dans un autre Etat membre d'exercer ses activités professionnelles en France en y faisant un remplacement, en y ouvrant un cabinet ou en y travaillant en tant que salarié est contraire aux dispositions du traité relatives à la libre circulation des personnes.
16. L'argument du Gouvernement français selon lequel la libre prestation de services par des médecins établis dans d'autres Etats membres serait admise en France sur la base de l'article 356-1 du Code de la santé publique n'est pas pertinent. En effet, la Commission a expressément limité sa demande, dans la requête aussi bien que dans l'avis motivé, à la constatation que le régime français violait, par sa généralité, la liberté de prestation de services en ce qu'il n'admet jamais le remplacement d'un médecin établi en France par un médecin établi dans un autre Etat membre. Or, l'application de l'article 356-1 précisé est conditionnée par les exigences figurant au décret d'application, selon lequel l'accomplissement d'actes de profession par un médecin établi dans un autre Etat membre ne peut viser qu'un seul patient au cours d'une période qui n'excède pas deux jours. Une telle possibilité limitée d'accomplir des actes de profession ne permet pas à ce médecin de remplacer un confrère français.
17. Il convient donc de reconnaître qu'en imposant aux médecins et aux praticiens de l'art dentaire établis dans un autre Etat membre la radiation d'inscription ou d'enregistrement dans cet autre Etat membre pour pouvoir exercer leur activité en France comme salarié, sous forme d'établissement de cabinet ou sous forme de remplacement, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité.
Sur les dépens
18. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La défenderesse ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) En imposant aux médecins et aux praticiens de l'art dentaire établis dans un autre Etat membre la radiation d'inscription ou d'enregistrement dans cet autre Etat membre pour pouvoir exercer leur activité en France comme salarié, sous forme d'établissement de cabinet ou sous forme de remplacement, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité.
2) La République française est condamnée aux dépens.