CJCE, 5e ch., 17 décembre 1998, n° C-306/97
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Connemara Machine Turf Co. Ltd
Défendeur :
Coillte Teoranta
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Puissochet
Avocat général :
M. Alber
Juges :
MM. Jann, Moitinho de Almeida, Gulmann, Wathelet
Avocats :
Mes Lee, McEvoy, Watson, Cagney, Williams
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par ordonnance du 29 mai 1997, parvenue à la Cour le 2 septembre suivant, la High Court a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 1er de la directive 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO 1977, L 13, p. 1), telle que modifiée par la directive 88-295-CEE du Conseil, du 22 mars 1988 (JO L 127, p. 1), et de l'article 1er de la directive 93-36-CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO L 199, p. 1).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Connemara Machine Turf Co. Ltd (ci-après "Connemara"), une société de droit irlandais qui a pour activité la production de tourbe mécaniquement enlevée et la vente d'engrais chimiques, au Coillte Teoranta (ci-après l'"Office des forêts") à propos de la passation par ce dernier de deux marchés publics de fournitures.
3 Jusqu'en 1994, la passation des marchés publics de fournitures était régie dans la Communauté par la directive 77-62, telle que modifiée notamment par la directive 88-295.
4 En son article 1er, la directive 77-62 définit ainsi la notion de pouvoir adjudicateur:
"Au sens de la présente directive:
...
b) sont considérés comme pouvoirs adjudicateurs l'État, les collectivités territoriales et les personnes morales de droit public ou, dans les États membres qui ne connaissent pas cette notion, les entités équivalentes, énumérées à l'annexe I;
..."
5 A l'annexe I, point VI, de la directive 77-62, il est spécifié, concernant l'Irlande, que les autres entités équivalentes sont "les autres autorités publiques dont les marchés publics de fournitures sont soumis au contrôle de l'État".
6 La directive 93-36 a abrogé la directive 77-62. Ses dispositions devaient être transposées en droit national au plus tard le 14 juin 1994, ce que l'Irlande n'avait pas encore fait à cette date.
7 Cette directive dispose, en son article 1er:
"Aux fins de la présente directive, on entend par:
...
b) 'pouvoirs adjudicateurs': l'État, les collectivités territoriales, les organismes de droit public et les associations formées par une ou plusieurs de ces collectivités ou de ces organismes de droit public.
On entend par 'organisme de droit public' tout organisme:
- créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d'intérêt général ayant un caractère autre qu'industriel ou commercial
et
- doté de la personnalité juridique
et
- dont soit l'activité est financée majoritairement par l'État, les collectivités territoriales ou d'autres organismes de droit public, soit la gestion est soumise au contrôle de ceux-ci, soit l'organe d'administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié est désignée par l'État, les collectivités territoriales ou d'autres organismes de droit public..."
8 La création de l'Office des forêts sous forme d'une société de droit privé a été prévue par l'article 9 de l'Irish Forestry Act 1988 (loi forestière irlandaise de 1988, ci-après la "loi").
9 Aux termes de cette loi, cet Office a pour objectif d'exercer les activités de sylviculture et les activités annexes sur une base commerciale et, conformément aux pratiques établies dans ce secteur, de créer et d'entretenir une industrie forestière ainsi que de participer avec d'autres à des activités forestières compatibles avec ces objets.
10 Les objectifs de l'Office des forêts, en tant que propriétaire de douze parcs nationaux, auxquels l'accès est gratuit, comprennent également, en vertu de l'article 3, paragraphe 14, de ses statuts, l'aménagement d'installations à caractère récréatif, sportif, éducatif, scientifique et culturel.
11 Le Gouvernement irlandais a transféré à l'Office des forêts des terres et d'autres biens d'une valeur d'environ 700 millions de IRL. En contrepartie de ces biens, l'Office des forêts a émis des actions au profit du ministre des Finances, qui en est ainsi l'actionnaire majoritaire.
12 Quant à la structure de l'Office des forêts, il ressort de la loi ainsi que de ses statuts qu'il a été institué par le ministre de l'Énergie (ci-après le "ministre"), que ses statuts ainsi que tout changement de ceux-ci doivent être approuvés par lui (articles 11 et 15), que le "chairman" (président) et les autres directeurs sont nommés et leurs rémunérations fixées par lui [article 15, paragraphe 2, sous b) et d)], que le "first Chief Executive" (premier directeur général) est nommé par le ministre et exerce ses fonctions selon les termes définis par celui-ci (article 35), que la nomination des contrôleurs financiers de l'Office des forêts doit être approuvée par le ministre [article 15, paragraphe 2, sous e)] et que ledit Office doit respecter les orientations de l'État et les directives ministérielles relatives aux rémunérations et indemnités et conditions de travail de ses agents (article 36). Certaines des décisions du ministre doivent être agréées par le ministre des Finances.
13 Dans la gestion de ses affaires, l'Office des forêts doit respecter les obligations suivantes: le ministre peut lui adresser des instructions écrites afin de l'obliger à respecter les grandes lignes de la politique de l'État sur les activités forestières, à aménager ou à entretenir des services ou des installations déterminés ou encore à entretenir ou à utiliser des terres déterminées à des fins spécifiques (article 38 de la loi); l'Office des forêts est tenu de consulter le ministre des Finances sur les actions forestières dans certaines zones d'intérêt scientifique (article 13); chaque année, l'Office des forêts doit proposer au ministre un programme de vente et d'achat de terres (article 14); l'institution et l'acquisition de filiales doivent être approuvées par le ministre [article 15, paragraphe 2, sous g)]; une assemblée générale doit être organisée lorsque les deux ministres la proposent (point 15 des statuts), et le rapport annuel ainsi que le rapport de contrôle des comptes de l'Office des forêts doivent être soumis au Parlement irlandais (articles 30 et 31 de la loi).
14 Quant au financement, il résulte des dispositions pertinentes que le capital social de l'Office des forêts doit être approuvé par le ministre des Finances (article 10 de la loi). L'Office des forêts n'est autorisé à contracter des emprunts qu'avec le consentement du ministre (article 24), tandis que le ministre des Finances peut garantir le remboursement de toute somme empruntée (article 25). Cet Office peut investir une somme qui n'excède pas 250 000 IRL dans le contrôle d'autres entreprises. Cette somme peut être augmentée avec l'autorisation du ministre en accord avec le ministre des Finances [article 15, paragraphe 2, sous h)]. Celui-ci peut par ailleurs mettre à la disposition de l'Office des forêts diverses sommes à des conditions et à des fins spécifiques.
15 Le 12 mars 1993 et le 10 mars 1994, l'Office des forêts a lancé des appels d'offres portant sur des contrats de fourniture d'engrais d'une valeur supérieure, dans les deux cas, à 200 000 écus sans publier d'avis d'adjudication au Journal officiel des Communautés européennes.
16 Lors des deux appels d'offres, Connemara a soumissionné, mais ses offres n'ont pas été retenues.
17 Le 21 juin 1994, Connemara a saisi la High Court pour faire juger notamment que la procédure d'appel d'offres et de passation des marchés de l'Office des forêts était contraire à la directive 77-62. L'Office des forêts a soutenu à cet égard qu'il ne constituait pas un pouvoir adjudicateur au sens de cette directive.
18 Dans ces circonstances, la High Court a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) La société défenderesse est-elle un 'pouvoir adjudicateur' au sens de la définition de ces termes qui est contenue à l'article 1er, sous b), de la directive 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976 ?
2) La société défenderesse est-elle un 'pouvoir adjudicateur' au sens de la définition de ces termes qui est contenue à l'article 1er, sous b), de la directive 93-36-CEE du Conseil, du 14 juin 1993 ?"
19 Connemara et la Commission estiment que, en vertu de l'effet combiné des différentes dispositions régissant le statut de l'Office des forêts, celui-ci doit être considéré comme relevant de l'État au sens que la Cour a donné à ce terme dans l'arrêt du 20 septembre 1988, Beentjes (31-87, Rec. p. 4635).
20 Dans cet arrêt, la Cour aurait interprété de manière fonctionnelle la notion d'État au sens de la directive 71-305-CEE du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 185, p. 5), qui contiendrait la même définition des pouvoirs adjudicateurs que la directive 77-62. Conformément à cette interprétation, un organisme dont la composition et les fonctions sont prévues par la loi et qui dépend largement des pouvoirs publics devrait être considéré comme relevant de l'État, même s'il n'en faisait pas formellement partie.
21 Par ailleurs, Connemara et la Commission considèrent que l'Office des forêts peut également être considéré comme étant une autre autorité publique dont les marchés publics de fournitures sont soumis au contrôle de l'État, au sens de l'annexe I, point VI, de la directive 77-62.
22 Le Gouvernement irlandais et l'Office des forêts estiment, au contraire, que ce dernier n'est un pouvoir adjudicateur ni au sens de la directive 77-62 ni au sens de la directive 93-36.
23 L'Office des forêts serait une entreprise privée soumise aux dispositions du Companies Act (loi sur les sociétés). Il serait donc une société commerciale appartenant à l'État. Les pouvoirs de nomination et de révocation des responsables de l'Office des forêts et de détermination de la politique générale de ce dernier ne seraient pas plus larges que ceux prévus dans les statuts d'une société privée détenue presque entièrement par un seul actionnaire. La gestion courante des activités serait en revanche assurée de façon indépendante et l'État n'aurait aucune influence sur la passation des marchés.
24 Les Gouvernements français et du Royaume-Uni concentrent leurs observations sur la question de savoir si l'Office des forêts est un organisme de droit public au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 93-36.
25 A titre liminaire, il convient de constater que les faits de l'espèce ne peuvent relever que de la directive 77-62. En effet, au moment où l'appel d'offres a été lancé, et même au moment de la passation des marchés en question, le délai de transposition de la directive 93-36 n'avait pas encore expiré et l'Irlande n'avait pas encore procédé à une telle transposition.
26 Il s'ensuit que la Cour doit se limiter à répondre à la question de savoir si une entité telle que l'Office des forêts est un pouvoir adjudicateur au sens de la directive 77-62.
27 A cet égard, il y a lieu de relever que, contrairement à l'organisme concerné dans l'arrêt Beentjes, précité, l'Office des forêts est doté de la personnalité juridique. Il est par ailleurs constant qu'il ne passe pas de marchés publics pour le compte de l'État ou d'une collectivité territoriale.
28 Dans ces conditions, l'Office des forêts ne saurait être considéré comme étant l'État ou une collectivité territoriale au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 77-62. Cependant, il y a lieu encore de rechercher s'il fait partie des entités équivalentes à des personnes morales de droit public, énumérées à l'annexe I de la directive 77-62.
29 S'agissant de l'Irlande, cette annexe désigne comme pouvoirs adjudicateurs les autres autorités publiques dont les marchés publics de fournitures sont soumis au contrôle de l'État.
30 Il convient de rappeler que la coordination au niveau communautaire des procédures de passation des marchés publics de fournitures vise à prévenir des entraves à la libre circulation des marchandises.
31 En vue de donner plein effet au principe de la libre circulation, la notion de pouvoir adjudicateur doit recevoir une interprétation fonctionnelle (voir, en ce sens, arrêt du 10 novembre 1998, BFI Holding, C-360-96, non encore publié au Recueil, point 62).
32 A cet égard, il importe de souligner que c'est l'État qui a créé l'Office des forêts et qui lui a confié des missions déterminées, qui consistent principalement à entretenir les forêts nationales ainsi qu'une industrie forestière, mais également à aménager diverses installations dans l'intérêt général. C'est aussi l'État qui détient le pouvoir de nomination des principaux dirigeants de l'Office des forêts.
33 En outre, la faculté du ministre d'adresser à l'Office des forêts des instructions, notamment afin de l'obliger à respecter les grandes lignes de la politique de l'État sur les activités forestières ou à aménager des services ou des installations déterminés, ainsi que les pouvoirs conférés à ce ministre et au ministre des Finances en matière financière donnent à l'État la possibilité de contrôler l'activité économique de l'Office des forêts.
34 Il en ressort que, s'il est vrai qu'aucune disposition ne prévoit explicitement que le contrôle étatique s'étend spécifiquement à la passation des marchés publics de fournitures par l'Office des forêts, l'État peut exercer un tel contrôle à tout le moins de manière indirecte.
35 Il résulte de ce qui précède que l'Office des forêts doit être considéré comme étant "une autorité publique dont les marchés publics de fournitures sont soumis au contrôle de l'État" au sens de l'annexe I, point VI, de la directive 77-62.
36 Il convient par conséquent de répondre aux questions préjudicielles qu'une entité telle que l'Office des forêts est un pouvoir adjudicateur au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 77-62, telle que modifiée par la directive 88-295.
Sur les dépens
37 Les frais exposés par les Gouvernements irlandais, français et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
statuant sur les questions à elle soumises par la High Court, par ordonnance du 29 mai 1997, dit pour droit:
Une entité telle que le Coillte Teoranta est un pouvoir adjudicateur au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures, telle que modifiée par la directive 88-295-CEE du Conseil, du 22 mars 1988.