CJCE, 28 avril 1977, n° 71-76
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Thieffry
Défendeur :
Conseil de l'Ordre des avocats à la Cour de Paris
LA COUR,
1. Attendu que, par arrêt du 13 juillet 1976, parvenu au greffe de la Cour le 19 du même mois, la Cour d'appel de Paris a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question concernant l'interprétation de l'article 57 du traité, relatif à la reconnaissance mutuelle des titres d'habilitation professionnelle en vue de l'accès aux activités non salariées, au regard, plus particulièrement, de l'admission à l'exercice de la profession d'avocat ;
2. Attendu que le litige porté devant la cour d'appel concerne l'admission, à l'Ordre des avocats auprès de la Cour de Paris, d'un avocat belge, porteur d'un diplôme belge de Docteur en droit dont l'équivalence avec la licence en droit français a été reconnue par une université française et qui, par la suite, a obtenu le "certificat d'aptitude à la profession d'avocat", après avoir passé avec succès les épreuves de cet examen, conformément à la législation française ;
3. Que l'appelant au principal ayant demandé son inscription au barreau de la Cour de Paris, le conseil de l'ordre a, par arrêté du 9 mars 1976, rejette sa demande au motif que l'intéressé "ne présente pas de diplôme français justifiant une licence ou un doctorat" ;
4. Qu'il résulte des termes de cette décision que la demande d'admission a été écartée en raison de la seule circonstance que l'intéressé, bien qu'ayant obtenu une équivalence universitaire de son diplôme de base et acquis en outre le certificat d'aptitude à la profession d'avocat, ne saurait, pour autant, être assimilé au titulaire d'un diplôme de licence ou de doctorat au sens de la législation française ;
5. Que si, selon le conseil de l'ordre, le traité a pour effet d'éliminer toute discrimination de nationalité en la matière, l'application de ses dispositions n'entraînerait cependant pas de plein droit l'équivalence des diplômes, celle-ci ne pouvant être le résultat que de directives de reconnaissance - prises en vertu de l'article 57 du traité - qui, pour la profession d'avocat, ne sont pas encore intervenues ;
6. Que la cour d'appel, saisie d'une réclamation formée par l'intéressé contre l'arrêté du conseil de l'ordre, a posé à la Cour une question ainsi libellée :
" Le fait d'exiger d'un ressortissant d'un Etat membre désirant exercer la profession d'avocat dans un autre Etat membre, le diplôme national prévu par la loi du pays d'établissement, alors que le diplôme qu'il a obtenu dans son pays d'origine a fait l'objet d'une reconnaissance d'équivalence par l'autorité universitaire du pays d'établissement et lui a permis de subir dans ce pays les épreuves de l'examen d'aptitude à la profession d'avocat - examen auquel il a été admis - constitue-t-il en l'absence des directives prévues par l'article 57, paragraphes 1 et 2, du traité de Rome, un obstacle excédant ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif des dispositions communautaires en cause ? "
7. Attendu qu'aux termes de l'article 3 du traité, l'action de la Communauté comporte, entre autres, l'abolition des obstacles à la libre circulation des personnes et des services ;
8. Qu'en vue de la réalisation de cet objectif, l'article 52, alinéa 1, prévoit que les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un Etat membre dans le territoire d'un autre Etat membre sont progressivement supprimées au cours de la période de transition;
9. Qu'aux termes de l'alinéa 2 du même article, cette liberté comporte l'accès aux professions non salariées, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants ;
10. Que l'article 53 souligne le caractère irréversible de la libération atteinte en la matière, à un moment donné, en disposant que les Etats membres n'introduisent pas de nouvelles restrictions à l'établissement, sur leur territoire, de ressortissants des autres Etats membres ;
11. Qu'en vue de faciliter l'accès aux activités non salariées et leur exercice, l'article 57 charge le Conseil d'arrêter des directives ayant pour objet, d'une part, la reconnaissance mutuelle des diplômes et, d'autre part, la coordination des dispositions législatives et administratives des Etats membres concernant l'accès aux activités non salariées et l'exercice de celles-ci ;
12. Qu'ainsi, cet article vise à concilier la liberté d'établissement avec l'application des règles professionnelles nationales justifiées par l'intérêt général, notamment les règles d'organisation, de qualification, de déontologie, de contrôle et de responsabilité, à condition que cette application soit faite de manière non discriminatoire ;
13. Que, dans le programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d'établissement, arrêté le 18 décembre 1961 en application de l'article 54 du traité, le Conseil s'est préoccupé d'éliminer non seulement les discriminations ostensibles, mais encore toute forme de discrimination déguisée en désignant, au titre III, lettre b, comme restrictions devant être éliminées, "les conditions auxquelles une disposition législative, réglementaire ou administrative, ou une pratique administrative, subordonné l'accès ou l'exercice d'une activité non salariée qui, bien qu'applicables sans acception de nationalité, gênent exclusivement ou principalement l'accès ou l'exercice de cette activité par des étrangers" (JO 1962, p. 36) ;
14. Que ce programme, placé dans la perspective de la suppression des restrictions à la liberté d'établissement, fournit des indications utiles en vue de la mise en œuvre des dispositions afférentes du traité ;
15. Attendu qu'il résulte de l'ensemble des dispositions citées que la liberté d'établissement, dans le respect des règles professionnelles justifiées par l'intérêt général, fait partie des objectifs du traité ;
16. Que, dans la mesure où le droit communautaire n'en a pas lui-même disposé, la mise en œuvre de ces objectifs peut se trouver réalisée par des mesures édictées par les Etats membres, lesquels, aux termes de l'article 5 du traité, sont tenus de prendre "toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant du présent traité ou résultant des actes des institutions de la Communauté "et de s'abstenir" de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du présent traité" ;
17. Qu'en conséquence, lorsque la liberté d'établissement prévue par l'article 52 peut être assurée dans un Etat membre en vertu soit des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, soit des pratiques de l'Administration publique ou de corporations professionnelles, le bénéfice effectif de cette liberté ne saurait être refusé à une personne relevant du droit communautaire en raison du seul fait que, pour une profession donnée, les directives prévues par l'article 57 du traité n'ont pas encore été prises ;
18. Que, la jouissance effective de la liberté d'établissement pouvant relever ainsi, dans certaines circonstances, de législations ou de pratiques nationales, il incombe aux autorités publiques compétentes - et parmi elles aux corporations professionnelles légalement reconnues - d'assurer, de ces législations ou pratiques, une application conforme à l'objectif défini par les dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement ;
19. Qu'en particulier, il y aurait restriction injustifiée de cette liberté dans le cas où l'accès à une profession donnée serait refusé, dans un Etat membre, à une personne relevant du champ d'application du traité, titulaire d'un diplôme reconnu comme équivalent par l'autorité compétente du pays d'établissement et qui, au surplus, a satisfait aux conditions spécifiques de formation professionnelle en vigueur dans ce pays, en raison du seul fait que l'intéressé ne serait pas en possession du diplôme national correspondant au diplôme dont il est titulaire et qui a été reconnu comme équivalent ;
20. Attendu que, la juridiction nationale ayant spécifiquement visé l'effet d'une reconnaissance d'équivalence "par l'autorité universitaire du pays d'établissement", la question a été soulevée, en cours de procédure, de savoir s'il convient de distinguer, en ce qui concerne l'équivalence des diplômes, entre une reconnaissance universitaire, accordée en vue de la poursuite de certaines études, et une reconnaissance ayant 'effet civil', donnée en vue de l'exercice d'une activité professionnelle ;
21. Qu'il résulte des renseignements communiqués à ce sujet par la Commission et les gouvernements ayant participé à la procédure que la distinction entre l'effet universitaire et l'effet civil de la reconnaissance de diplômes étrangers est connue, selon des modalités diverses, dans la législation et la pratique de plusieurs Etats membres ;
22. Que cette distinction relevant du droit national des différents Etats, il revient aux autorités nationales d'en apprécier les conséquences, en tenant compte cependant des objectifs du droit communautaire ;
23. Qu'a cet égard, il importe que, dans chaque Etat membre, la reconnaissance des titres d'habilitation professionnelle aux fins de l'établissement puisse être admise dans toute la mesure compatible avec le respect des exigences professionnelles ci-dessus indiqués ;
24. Qu'il appartient, dès lors, aux autorités nationales compétentes de porter, compte tenu des exigences du droit communautaire ci-dessus dégagées, les appréciations de fait qui leur permettent de juger si une reconnaissance prononcée par une instance universitaire peut valoir, par delà son effet académique, en tant que titre d'habilitation professionnelle ;
25. Que la circonstance qu'une législation nationale ne prévoit une reconnaissance d'équivalence qu'à des fins universitaires ne justifie pas, à elle seule, le refus de reconnaître une telle équivalence comme titre d'habilitation professionnelle ;
26. Qu'il en est particulièrement ainsi lorsqu'un diplôme reconnu à des fins universitaires est complété par un certificat d'aptitude professionnelle obtenu selon la législation du pays d'établissement ;
27. Attendu que, dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question posée que le fait d'exiger, d'un ressortissant d'un Etat membre désirant exercer une activité professionnelle dans un autre Etat membre, telle que la profession d'avocat, le diplôme national prévu par la législation du pays d'établissement, alors que le diplôme que l'intéressé a obtenu dans son pays d'origine a fait l'objet d'une reconnaissance d'équivalence par l'autorité compétente en vertu de la législation du pays d'établissement et lui a ainsi permis de passer avec succès les épreuves spéciales de l'examen d'aptitude à la profession en cause, constitue, même en l'absence des directives prévues par l'article 57, une restriction incompatible avec la liberté d'établissement garantie par l'article 52 du traité ;
Quant aux dépens
28. Attendu que les frais exposés par le Gouvernement de la République française, le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
29. Que la procédure revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé au cours du litige pendant devant la Cour d'appel de Paris, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par la Cour d'appel de Paris par arrêt rendu en chambre du conseil le 13 juillet 1976, dit pour droit :
Le fait d'exiger, d'un ressortissant d'un Etat membre désirant exercer une activité professionnelle dans un autre Etat membre, telle que la profession d'avocat, le diplôme national prévu par la législation du pays d'établissement, alors que le diplôme que l'intéressé a obtenu dans son pays d'origine a fait l'objet d'une reconnaissance d'équivalence par l'autorité compétente en vertu de la législation du pays d'établissement et lui a ainsi permis de passer avec succès les épreuves spéciales de l'examen d'aptitude à la profession en cause, constitue, même en l'absence des directives prévues par l'article 57, une restriction incompatible avec la liberté d'établissement garantie par l'article 52 du traité.