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Décisions

CJCE, 11 mars 1997, n° C-13/95

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Süzen

Défendeur :

Zehnacker Gebäudereinigung GmbH Krankenhausservice, Lefarth GmbH

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Moitinho de Almeida, Murray, Sevón

Avocat général :

M. La Pergola

Juges :

MM. Kapteyn, Gulmann, Edward, Puissochet (rapporteur), Hirsch, Jann, Ragnemalm

Avocats :

Mes Brößke, Krämer, Christ

CJCE n° C-13/95

11 mars 1997

LA COUR,

1 Par ordonnance du 30 novembre 1994, parvenue à la Cour le 18 janvier 1995, l'Arbeitsgericht Bonn a, en application de l'article 177 du traité CE, posé deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26, ci-après la "directive").

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Mme Süzen à la société Zehnacker Gebäudereinigung Krankenhausservice (ci-après "Zehnacker").

3 Mme Süzen était employée par Zehnacker qui l'avait affectée à des travaux de nettoyage dans les locaux de l'Aloisiuskolleg, un établissement d'enseignement secondaire situé à Bonn-Bad-Godesberg, en Allemagne, dans le cadre d'un contrat de nettoyage conclu entre ce dernier et Zehnacker. Celle-ci a licencié Mme Süzen, ainsi que sept autres employés affectés comme elle à l'entretien de cet établissement, en raison de la résiliation, avec effet au 30 juin 1994, par l'Aloisiuskolleg, du contrat qui le liait à Zehnacker.

4 L'Aloisiuskolleg a ensuite confié, par contrat, à compter du 1er août 1994, le nettoyage de ses locaux à la société Lefarth, intervenante dans le litige au principal. Il ne découle pas de l'ordonnance de renvoi que celle-ci ait offert aux salariés licenciés de Zehnacker de les réengager.

5 Mme Süzen a saisi l'Arbeitsgericht Bonn afin de faire constater que la notification de son congé par Zehnacker n'avait pas mis fin à la relation de travail qui la liait à cette dernière.

6 Estimant que la solution du litige dépendait de l'interprétation de la directive, cette juridiction a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1°) Eu égard aux arrêts rendus par la Cour le 14 avril 1994 dans l'affaire Christel Schmidt (C-392-92, Rec. p. I-1311) et le 19 mai 1992 dans l'affaire Dr. Sophie Redmond Stichting (C-29-91, Rec. p. I-3189), la directive 77-187-CEE s'applique-t-elle aussi lorsqu'une entreprise résilie le contrat conclu avec une entreprise tierce pour le céder ensuite à une autre entreprise tierce ?

2°) Y a-t-il aussi cession conventionnelle au sens de la directive dans une hypothèse telle que celle caractérisée à la première question lorsqu'aucun moyen de production matériel ou immatériel n'est cédé ?"

7 Aux termes de son article 1er, paragraphe 1, "La ... directive est applicable aux transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise, résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion".

8 Dans l'arrêt Schmidt, précité, la Cour a jugé que cette disposition doit être interprétée en ce sens qu'entre dans son champ d'application une situation, telle que celle qui était caractérisée par l'ordonnance de renvoi, où un entrepreneur confie, par voie contractuelle, à un autre entrepreneur la responsabilité d'exécuter les travaux de nettoyage assurés auparavant de manière directe, même si, avant le transfert, ces travaux étaient exécutés par une seule employée. Auparavant, dans l'arrêt Redmond Stichting, précité, la Cour avait notamment considéré que la notion de "cession conventionnelle" trouve à s'appliquer dans une situation où une autorité publique décide de cesser d'accorder des subventions à une personne morale, et provoque ainsi l'arrêt complet et définitif des activités de celle-ci, pour les transférer à une autre personne morale poursuivant un but analogue.

9 Par ses deux questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction de renvoi cherche à savoir si la directive s'applique également à une situation dans laquelle un donneur d'ouvrage, qui avait confié le nettoyage de ses locaux à un premier entrepreneur, résilie le contrat qui le liait à celui-ci et conclut, en vue de l'exécution de travaux similaires, un nouveau contrat avec un second entrepreneur sans que l'opération s'accompagne d'une cession d'éléments d'actif, corporels ou incorporels, entre l'un et l'autre entrepreneur.

10 La directive vise à assurer la continuité des relations de travail existant dans le cadre d'une entité économique, indépendamment d'un changement du propriétaire. Le critère décisif pour établir l'existence d'un transfert au sens de cette directive est de savoir si l'entité en question garde son identité, ce qui résulte notamment de la poursuite effective de l'exploitation ou de sa reprise (arrêt du 18 mars 1986, Spijkers, 24-85, Rec. p. 1119, points 11 et 12, et, en dernier lieu, arrêt du 7 mars 1996, Merckx et Neuhuys, C-171-94 et C-172-94, Rec. p. I-1253, point 16; voir, également, avis consultatif de la Cour de l'Association européenne de libre-échange du 19 décembre 1996, E-2-96, Ulstein et Røiseng, non encore publié, point 27).

11 L'absence de lien conventionnel entre le cédant et le cessionnaire ou, comme en l'espèce, entre les deux entrepreneurs auxquels ont été successivement confiés les travaux de nettoyage d'un établissement scolaire, si elle peut constituer un indice qu'aucun transfert au sens de la directive n'est intervenu, ne saurait revêtir une importance déterminante à cet égard.

12 En effet, comme il a été jugé en dernier lieu dans l'arrêt Merckx et Neuhuys, précité, point 28, la directive est applicable dans toutes les hypothèses de changement, dans le cadre de relations contractuelles, de la personne physique ou morale responsable de l'exploitation de l'entreprise, qui contracte les obligations d'employeur vis-à-vis des employés de l'entreprise. Ainsi, pour que la directive s'applique, il n'est pas nécessaire qu'il existe des relations contractuelles directes entre le cédant et le cessionnaire, la cession pouvant aussi s'effectuer en deux étapes par l'intermédiaire d'un tiers, comme le propriétaire ou le bailleur.

13 Pour que la directive soit applicable, le transfert doit cependant porter sur une entité économique organisée de manière stable, dont l'activité ne se borne pas à l'exécution d'un ouvrage déterminé (arrêt du 19 septembre 1995, Rygaard, C-48-94, Rec. p. I-2745, point 20). La notion d'entité renvoie ainsi à un ensemble organisé de personnes et d'éléments permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre.

14 Pour déterminer si les conditions d'un transfert d'une entité sont remplies, il y a lieu de prendre en considération l'ensemble des circonstances de fait qui caractérisent l'opération en cause, au nombre desquelles figurent notamment le type d'entreprise ou d'établissement dont il s'agit, le transfert ou non d'éléments corporels, tels que les bâtiments et les biens mobiliers, la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l'essentiel des effectifs par le nouveau chef d'entreprise, le transfert ou non de la clientèle, ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d'une éventuelle suspension de ces activités. Ces éléments ne constituent toutefois que des aspects partiels de l'évaluation d'ensemble qui s'impose et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément (voir notamment arrêts Spijkers et Redmond Stichting, précités, respectivement points 13 et 24).

15 Comme l'ont relevé la plupart des intervenants à la procédure, la seule circonstance que le service effectué par l'ancien et le nouvel attributaire d'un marché est similaire ne permet pas ainsi de conclure au transfert d'une entité économique. En effet, une entité ne saurait être réduite à l'activité dont elle est chargée. Son identité ressort également d'autres éléments tels que le personnel qui la compose, son encadrement, l'organisation de son travail, ses méthodes d'exploitation ou encore, le cas échéant, les moyens d'exploitation à sa disposition.

16 La simple perte d'un marché de service au profit d'un concurrent ne saurait donc, par elle- même, révéler l'existence d'un transfert au sens de la directive. Dans cette situation, l'entreprise de service antérieurement titulaire du marché, si elle perd un client, n'en subsiste pas moins intégralement sans que l'on puisse considérer qu'un de ses établissements ou parties d'établissement ait été cédé au nouvel attributaire du marché.

17 Il convient également de relever que, si le transfert d'éléments d'actif figure au nombre des différents critères à prendre en considération par le juge national pour apprécier la réalité d'un transfert d'entreprise, l'absence de pareils éléments n'exclut pas nécessairement l'existence d'un tel transfert (voir arrêts Schmidt, précité, point 16, et Merckx et Neuhuys, précité, point 21).

18 En effet, comme il a été rappelé au point 14 du présent arrêt, le juge national, dans son appréciation des circonstances de fait qui caractérisent l'opération en cause, doit notamment tenir compte du type d'entreprise ou d'établissement dont il s'agit. Il en résulte que l'importance respective à accorder aux différents critères de l'existence d'un transfert au sens de la directive varie nécessairement en fonction de l'activité exercée, voire des méthodes de production ou d'exploitation utilisées dans l'entreprise, dans l'établissement ou dans la partie d'établissement en cause. Dès lors, en particulier, qu'une entité économique peut, dans certains secteurs, fonctionner sans éléments d'actif, corporels ou incorporels, significatifs, le maintien de l'identité d'une telle entité par-delà l'opération dont elle fait l'objet ne saurait, par hypothèse, dépendre de la cession de tels éléments.

19 Le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission ont soutenu que, pour que l'entité constituée par l'ancien attributaire d'un marché de service ait fait l'objet d'un transfert au sens de la directive, il peut suffire, dans certaines circonstances, que le nouvel attributaire du marché ait repris volontairement la majorité des salariés que son prédécesseur affectait spécialement à l'exécution de son contrat.

20 A cet égard, il convient de rappeler que, parmi les circonstances de fait à prendre en compte pour déterminer si les conditions d'un transfert sont réunies, figurent notamment, outre le degré de similarité de l'activité exercée avant et après le transfert et le type d'entreprise ou d'établissement dont il s'agit, la reprise ou non de l'essentiel des effectifs par le nouveau chef d'entreprise (arrêt Spijkers, précité, point 13).

21 Or, dans la mesure où, dans certains secteurs dans lesquels l'activité repose essentiellement sur la main-d'œuvre, une collectivité de travailleurs que réunit durablement une activité commune peut correspondre à une entité économique, force est d'admettre qu'une telle entité est susceptible de maintenir son identité par-delà son transfert quand le nouveau chef d'entreprise ne se contente pas de poursuivre l'activité en cause, mais reprend également une partie essentielle, en termes de nombre et de compétences, des effectifs que son prédécesseur affectait spécialement à cette tâche. Dans cette hypothèse, pour reprendre les termes de l'arrêt Rygaard, précité, point 21, le nouveau chef d'entreprise acquiert en effet l'ensemble organisé d'éléments qui lui permettra la poursuite des activités ou de certaines activités de l'entreprise cédante de manière stable.

22 Il appartient à la juridiction de renvoi d'établir, à la lumière de l'ensemble des éléments d'interprétation qui précèdent, si un transfert a eu lieu en l'espèce.

23 Il y a donc lieu de répondre aux questions de la juridiction de renvoi que l'article 1er, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens que cette dernière ne s'applique pas à une situation dans laquelle un donneur d'ouvrage, qui avait confié le nettoyage de ses locaux à un premier entrepreneur, résilie le contrat qui le liait à celui-ci et conclut, en vue de l'exécution de travaux similaires, un nouveau contrat avec un second entrepreneur si l'opération ne s'accompagne ni d'une cession, entre l'un et l'autre entrepreneur, d'éléments d'actif, corporels ou incorporels, significatifs, ni d'une reprise, par le nouvel entrepreneur, d'une partie essentielle des effectifs, en termes de nombre et de compétence, que son prédécesseur affectait à l'exécution de son contrat.

Sur les dépens

24 Les frais exposés par les Gouvernements allemand, belge, français et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par l'Arbeitsgericht Bonn, par ordonnance du 30 novembre 1994, dit pour droit :

L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements, doit être interprété en ce sens que cette dernière ne s'applique pas à une situation dans laquelle un donneur d'ouvrage, qui avait confié le nettoyage de ses locaux à un premier entrepreneur, résilie le contrat qui le liait à celui-ci et conclut, en vue de l'exécution de travaux similaires, un nouveau contrat avec un second entrepreneur si l'opération ne s'accompagne ni d'une cession, entre l'un et l'autre entrepreneur, d'éléments d'actif, corporels ou incorporels, significatifs, ni d'une reprise, par le nouvel entrepreneur, d'une partie essentielle des effectifs, en termes de nombre et de compétence, que son prédécesseur affectait à l'exécution de son contrat.