CJCE, 5e ch., 18 mars 1986, n° 24-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Spijkers
Défendeur :
Gebroeders Benedik Abattoir CV, Alfred Benedik en Zonen BV
LA COUR,
1. Par arrêt du 18 janvier 1985, parvenu à la Cour le 25 janvier 1985, le Hoge Raad der Nederlanden a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats Membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26).
2. Ces questions ont été posées dans le cadre d'une procédure engagée par M. Jozef Maria Antonius Spijkers contre les sociétés Gebroeders Benedik Abattoir CV (ci-après Benedik CV) et Alfred Benedik en Zonen BV (ci-après Benedik BV).
3. Il ressort des faits constatés par la juridiction nationale que M. Spijkers était employé en tant que directeur adjoint au service de la société Gebroeders Colaris Abattoir BV (ci-après Colaris), à Ubach Over Worms (Pays-Bas), société dont l'activité consistait à exploiter un abattoir. Selon l'arrêt de renvoi, le 27 décembre 1982, alors que les activités de Colaris " étaient tout à fait arrêtées et que, notamment, les éléments incorporels de l'entreprise n'avaient plus de valeur ", l'ensemble de l'abattoir, avec divers locaux et bureaux, le terrain et un certain nombre de biens meubles fut acheté par Benedik CV. Cette dernière, " depuis lors - mais en fait depuis le 7 février 1983 ", exploite un abattoir pour compte commun de Benedik CV et Benedik BV. Tous les travailleurs occupés par Colaris, à l'exception de M. Spijkers et d'un autre employé, furent repris par Benedik. La juridiction nationale considère, en outre, que l'activité exercée par Benedik dans le complexe de bâtiments en question est analogue à celle exercée auparavant par Colaris, que le transfert des moyens de production a permis à Benedik de poursuivre les activités de Colaris, mais que la clientèle de Colaris n'a pas été reprise par Benedik.
4. Par jugement du Rechtbank de Maastricht du 3 mars 1983, Colaris fut déclarée en faillite. Par exploit du 9 mars 1983, M. Spijkers cita Benedik CV et Benedik BV en référé devant le président du Rechtbank de Maastricht en demandant qu'elles soient condamnées à lui verser son salaire à partir du 27 décembre 1982 ou, pour le moins, à partir de la date que cette juridiction estimerait appropriée, et à lui donner du travail dans les deux jours suivant la décision à rendre. A l'appui de sa demande, il a fait valoir qu'il s'agissait en l'occurrence d'un transfert d'entreprise au sens de la législation néerlandaise adoptée pour la mise en œuvre de la directive 77-187, précitée, ce qui emporterait de plein droit le transfert à Benedik des droits et obligations résultant de son contrat de travail conclu avec Colaris.
5. La demande en référé ayant été rejetée par le président du Rechtbank de Maastricht et le rejet ayant été confirmé en appel par le gerechtshof de's-hertogenbosch, M. Spijkers s'est pourvu en cassation devant le Hoge Raad der Nederlanden, lequel a sursis à statuer et a saisi la Cour des questions suivantes :
" 1°) Convient-il de considérer qu'il y a transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive en cause dans le cas du transfert des bâtiments et des biens mobiliers, lorsque, de ce fait, " l'acquéreur " de l'entreprise se voit en fait conférer la possibilité de poursuivre les activités du " propriétaire originaire " et qu'ensuite " l'acquéreur " exerce dans le complexe de bâtiments en question des activités analogues ?
2°) Le fait qu'au moment de la vente des bâtiments et des biens mobiliers les activités du vendeur étaient tout à fait arrêtées et que, notamment, les éléments incorporels de l'entreprise n'avaient plus de valeur fait-il obstacle à ce que l'on considère être en présence d'un " transfert " au sens de la première question ?
3°) Le fait que la clientèle n'a pas été transférée fait-il obstacle à ce qu'on considère être en présence d'un tel transfert ? "
6. Pour pouvoir bien cerner l'objet de ces questions, il convient de les placer dans le contexte de la directive 77-187. Celle-ci, arrêtée sur la base notamment de l'article 100 du traité, vise, aux termes de ses considérants, à " protéger les travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise, en particulier pour assurer le maintien de leurs droits ". A cette fin, elle prévoit, entre autres, à son article 3, paragraphe 1, le transfert des droits et obligations résultant pour le cédant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail et, à son article 4, paragraphe 1, la protection des travailleurs concernés contre le licenciement par le cédant ou le cessionnaire, en raison du seul fait du transfert. L'article 1er, paragraphe 1, dont l'interprétation est demandée en l'espèce, définit le champ d'application de cet acte en disposant que " la présente directive est applicable aux transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise, résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion ".
7. Il y a donc lieu d'estimer que, par les questions préjudicielles ainsi posées, la juridiction nationale souhaite être éclairée sur la portée et les critères de la notion de " transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise ", figurant à l'article 1er, paragraphe 1, de la directive, au regard d'un cas tel que celui décrit dans l'arrêt de renvoi. Ces questions doivent donc être examinées ensemble.
8. M. Spijkers soutient qu'il y a transfert d'entreprise, au sens de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187, dès lors que les moyens de production et les activités de l'entreprise sont transférés en tant qu'unité d'un entrepreneur à l'autre, sans qu'il importe de savoir si au moment du transfert les activités du cédant étaient interrompues ou si le " good-will " (clientèle et image de marque) avait déjà disparu.
9. Les Gouvernements néerlandais et britannique ainsi que la Commission estiment, en revanche, que l'existence ou l'absence d'un transfert d'entreprise au sens indiqué doit être appréciée à la lumière de toutes les circonstances caractérisant l'opération en cause, telles que le transfert ou non des actifs corporels (bâtiments, biens mobiliers, stocks) et incorporels (savoir-faire, " good- will " ), la nature des activités poursuivies, ainsi qu'une éventuelle cessation de ces activités au moment du transfert. Toutefois, aucun de ces éléments ne serait déterminant à lui seul.
10. Le Gouvernement britannique et la Commission suggèrent, à cet égard, que, pour déterminer le critère essentiel de cette notion, on examine si le cessionnaire est mis en possession d'une entreprise encore existante et dont il peut poursuivre les activités ou, du moins, des activités du même type. Le Gouvernement néerlandais souligne qu'au regard de l'objectif social de la directive, la notion de transfert suppose la poursuite effective des activités du cédant par le cessionnaire dans le cadre de la même entreprise.
11. Ce dernier point de vue doit être retenu. Il ressort, en effet, de l'économie de la directive 77-187 et des termes de son article 1er, paragraphe 1, que cette directive vise à assurer la continuité des relations de travail existant dans le cadre d'une entité économique, indépendamment d'un changement du propriétaire. Il s'ensuit que le critère décisif pour établir l'existence d'un transfert au sens de cette directive est de savoir si l'entité en question garde son identité.
12. Par conséquent, on ne saurait constater l'existence d'un transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement en raison du seul fait que les actifs de ceux-ci sont aliénés. Il convient, au contraire, d'évaluer, dans un cas comme celui de l'espèce, s'il s'agit d'une entité économique encore existante qui a été aliénée, ce qui résulte notamment du fait que son exploitation est effectivement poursuivie ou reprise par le nouveau chef d'entreprise, avec les mêmes activités économiques ou des activités analogues.
13. Pour déterminer si ces conditions sont réunies, il convient de prendre en considération l'ensemble des circonstances de fait caractérisant l'opération en cause, au nombre desquelles figurent notamment le type d'entreprise ou d'établissement dont il s'agit, le transfert ou non des éléments corporels, tels que les bâtiments et les biens mobiliers, la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l'essentiel des effectifs par le nouveau chef d'entreprise, le transfert ou non de la clientèle, ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d'une éventuelle suspension de ces activités. Il convient, toutefois, de préciser que tous ces éléments ne sont que des aspects partiels de l'évaluation d'ensemble qui s'impose et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément.
14. Les appréciations de fait nécessaires en vue d'établir l'existence ou non d'un transfert au sens indiqué relèvent de la compétence de la juridiction nationale, compte tenu des éléments d'interprétation spécifiés ci-dessus.
15. Pour ces raisons, il y a lieu de répondre aux questions posées que l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la notion de " transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise " vise l'hypothèse dans laquelle l'entité économique en question garde son identité. Pour établir l'existence ou non d'un transfert au sens indiqué dans un cas tel que celui faisant l'objet du litige au principal, il convient d'apprécier, compte tenu de l'ensemble des circonstances de fait caractérisant l'opération en cause, s'il s'agit d'une entité économique encore existante qui a été aliénée, ce qui résulte notamment du fait que son exploitation est effectivement poursuivie ou reprise par le nouveau chef d'entreprise, avec les mêmes activités économiques ou des activités analogues.
Sur les dépens
16. Les frais exposés par les Gouvernements britannique et néerlandais ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions a elles soumises par le Hoge Raad der Nederlanden, par arrêt du 18 janvier 1985, dit pour droit :
L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la notion de " transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise ", vise l'hypothèse dans laquelle l'entité économique en question garde son identité. Pour établir l'existence ou non d'un transfert au sens indiqué dans un cas tel que celui faisant l'objet du litige au principal, il convient d'apprécier, compte tenu de l'ensemble des circonstances de fait caractérisant l'opération en cause, s'il s'agit d'une entité économique encore existante qui a été aliénée, ce qui résulte notamment du fait que son exploitation est effectivement poursuivie ou reprise par le nouveau chef d'entreprise, avec les mêmes activités économiques ou des activités analogues.