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Décisions

CJCE, 6e ch., 16 décembre 1997, n° C-104/96

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Coöperatieve Rabobank "Vecht en Plassengebied" BA

Défendeur :

Minderhoud

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Ragnemalm

Avocat général :

M. La Pergola

Juges :

MM. Mancini, Kapteyn

Avocats :

Mes van Oven, Schoonbrood-Wessels, Feenstra

CJCE n° C-104/96

16 décembre 1997

LA COUR (sixième chambre),

Par arrêt du 22 mars 1996, parvenu à la Cour le 1er avril suivant, le Hoge Raad der Nederlanden a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, trois questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 9, paragraphe 1, de la première directive 68-151-CEE du Conseil, du 9 mars 1968, tendant à coordonner, pour les rendre équivalentes, les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers (JO L 65, p. 8, ci-après la "première directive").

Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la Coöperatieve Rabobank "Vecht en Plassengebied" BA (ci-après "Rabobank"), qui était l'organisme financier de la société holding Holland Data Groep BV (ci-après "HDG"), de cinq de ses sociétés d'exploitation et de la société Mediasafe BV (ci-après "Mediasafe"), au curateur de Mediasafe, au sujet de la contestation par ce dernier de la validité d'un accord de compensation entre soldes débiteurs et soldes créditeurs conclu entre, d'une part, HDG, les cinq sociétés ainsi que Mediasafe et, d'autre part, Rabobank.

Il ressort de la décision de renvoi que, le 23 octobre 1989, Rabobank a conclu avec HDG et les cinq sociétés d'exploitation un accord en matière de calcul des intérêts sur des comptes combinés et de compensation entre soldes débiteurs et soldes créditeurs, en vertu duquel les sociétés étaient solidairement responsables à l'égard de Rabobank.

Le 21 novembre 1989, HDG et la Stichting Nieuwegein ont créé Mediasafe dont HDG détenait 99 parts et la Stichting Nieuwegein 1 part. HDG a été nommée gérant unique de la société et deux commissaires ont été nommés sur proposition de la Stichting Nieuwegein. Ces derniers devaient contrôler, au nom de la Stichting Nieuwegein, la direction et le cours général des affaires de Mediasafe.

Le 11 décembre 1989, Rabobank a conclu un nouvel accord de compensation entre soldes débiteurs et soldes créditeurs dont le contenu et la portée correspondent à celui du 23 octobre 1989. Mediasafe était représentée par HDG, son gérant unique. Par cet accord, toutes les sociétés du groupe HDG, dont Mediasafe, se sont déclarées solidairement responsables de leurs dettes à l'égard de Rabobank.

Le 22 mai 1990, Mediasafe a été déclarée en faillite. M. Minderhoud a été désigné curateur de cette dernière. Mediasafe avait à cette date, auprès de Rabobank, un solde créditeur de 447 117,60 HFL.

Par lettre du 5 juin 1990, Rabobank a informé le curateur que, en application de l'accord du 11 décembre 1989 et de l'article 53 de la Faillessementswet (loi néerlandaise sur la faillite), elle entendait procéder à la compensation entre les soldes débiteurs et les soldes créditeurs des comptes courants des autres sociétés de HDG pour lesquels Mediasafe était codébitrice solidaire. Rabobank indiquait que, après compensation, le crédit de Mediasafe à l'égard de Rabobank à la date de la faillite s'élevait à la somme de 67 337,36 HFL.

Par jugement du 31 juillet 1990, HDG et ses cinq autres sociétés d'exploitation ont été déclarées en faillite.

Le curateur a réclamé à Rabobank le paiement de la différence entre le solde positif de Mediasafe avant et après cette compensation, soit la somme de 379 780,24 HFL. Selon lui, aucun effet ne pouvait être donné à l'accord de compensation conclu le 11 décembre 1989, au motif qu'il existait entre HDG - qui a conclu les accords, notamment, au nom de Mediasafe en sa qualité de gérant unique - et Mediasafe un conflit d'intérêts au sens des articles 12, paragraphes 3 et 4, des statuts de Mediasafe et 2:256 du Code civil néerlandais. Par conséquent, HDG n'aurait pas pu représenter Mediasafe lors de la conclusion de cet accord.

Les articles 2:146 du Code civil néerlandais, applicable aux "naamloze vennootschappen" (sociétés anonymes), et 2:256 de ce même Code, applicable aux "besloten vennootschappen met beperkte aansprakelijkheid" (sociétés à responsabilité limitée), prévoient que, lorsque, dans le cadre de la conclusion d'un acte juridique, il existe un conflit d'intérêts entre, d'une part, la société et, d'autre part, les administrateurs, cet acte ne peut être conclu que par les commissaires de ladite société.

Cette disposition légale figurait d'ailleurs également à l'article 12, paragraphes 3 et 4, des statuts de Mediasafe, aux termes duquel:

"3. En cas d'opposition d'intérêts entre la société et un ou plusieurs gérants, le ou les gérants restants ont le pouvoir d'engager la société.

4. Lorsqu'il n'y a qu'un seul gérant ou lorsque l'opposition d'intérêts existe à l'égard de tous les gérants, la société est représentée par le conseil des commissaires."

Par jugement du 4 août 1993, l'Arrondissementsrechtbank te Utrecht a jugé que, en raison d'une opposition d'intérêts au sens de l'article 2:256 du Code civil, HDG n'avait pas le pouvoir de conclure, au nom de Mediasafe, l'accord de compensation avec Rabobank et a considéré que cette dernière, en sa qualité de professionnel, devait être considérée comme étant dûment informée de cette opposition d'intérêts. L'Arrondissementsrechtbank a, en conséquence, fait droit au recours du curateur.

Ce jugement a été confirmé, pour les mêmes motifs, par le Gerechtshof te Amsterdam.

Devant le Hoge Raad der Nederlanden, Rabobank a soutenu qu'une opposition d'intérêts au sens de l'article 2:256 du Code civil pouvait uniquement exister en présence d'un acte conclu entre la société et son administrateur. Le Hoge Raad a rejeté cet argument. Cette juridiction se demande, toutefois, si le fait pour une société de se prévaloir à l'égard d'un tiers de l'article 2:256 du Code civil n'est pas incompatible avec l'article 9 de la première directive, aux termes duquel:

"1. La société est engagée vis-à-vis des tiers par les actes accomplis par ses organes, même si ces actes ne relèvent pas de l'objet social de cette société, à moins que lesdits actes n'excèdent les pouvoirs que la loi attribue ou permet d'attribuer à ces organes.

Toutefois, les États membres peuvent prévoir que la société n'est pas engagée lorsque ces actes dépassent les limites de l'objet social, si elle prouve que le tiers savait que l'acte dépassait cet objet ou ne pouvait l'ignorer, compte tenu des circonstances, étant exclu que la seule publication des statuts suffise à constituer cette preuve.

2. Les limitations aux pouvoirs des organes de la société, qui résultent des statuts ou d'une décision des organes compétents, sont toujours inopposables aux tiers, même si elles sont publiées.

3. Si la législation nationale prévoit que le pouvoir de représenter la société peut, par dérogation à la règle légale en la matière, être attribué par les statuts à une seule personne ou à plusieurs personnes agissant conjointement, cette législation peut prévoir l'opposabilité de cette disposition des statuts aux tiers à condition qu'elle concerne le pouvoir général de représentation; l'opposabilité aux tiers d'une telle disposition statutaire est réglée par les dispositions de l'article 3."

Estimant que l'article 2:256 du Code civil devait être interprété en tenant compte des dispositions de la première directive, le Hoge Raad der Nederlanden a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

"1) Est-il conforme aux dispositions de la première directive qu'une société soit autorisée à se prévaloir à l'égard d'un tiers, avec lequel un administrateur en principe compétent pour représenter la société a conclu un acte juridique au nom de la société, de l'incompétence de cet administrateur au motif que celui-ci avait un intérêt opposé au sien en ce qui concerne cet acte juridique ?

2) Ne faut-il répondre par l'affirmative à la première question que lorsque l'opposition d'intérêts était connue du tiers au moment de la conclusion de l'acte juridique, ou pouvait raisonnablement être connue de lui sur la base des données dont il disposait à ce moment ?

3) Ne faut-il répondre par l'affirmative à la première question que lorsque l'opposition d'intérêts était, au moment de la conclusion de l'acte juridique, à ce point évidente qu'aucun tiers raisonnable n'aurait pu penser qu'il n'y avait pas d'opposition d'intérêts ?"

M. Minderhoud ainsi que le Gouvernement suédois soutiennent que le droit communautaire ne réglemente pas la situation visée par la question posée par le Hoge Raad der Nederlanden et que ni l'article 9 ni aucune autre disposition de la première directive ne concernent la question relative à l'engagement d'une société en cas de violation d'une règle limitant cette compétence, telle que celle applicable au principal.

Rabobank, le Gouvernement espagnol ainsi que la Commission estiment que l'article 9, paragraphe 1, de la première directive s'oppose à ce qu'une société se prévale à l'égard d'un tiers, avec lequel l'administrateur a conclu un acte juridique engageant celle-ci, de l'incompétence de cet administrateur au motif qu'il avait un intérêt opposé au sien, lorsque cette incompétence ne résulte pas d'une disposition légale impérative. Il serait à cet égard indifférent que le tiers ait eu connaissance du conflit d'intérêts existant ou que l'existence de ce conflit d'intérêts fût évidente.

Le Gouvernement finlandais et, à titre subsidiaire, le Gouvernement suédois considèrent que la première directive ne fait pas obstacle à une disposition nationale selon laquelle une société peut invoquer une cause de nullité, fondée sur un conflit d'intérêts, si le tiers connaissait ou ne pouvait ignorer l'existence d'une opposition d'intérêts. Une balance équitable des intérêts serait ainsi effectuée entre, d'une part, la sécurité des transactions commerciales et, d'autre part, le besoin de protection de la société.

Il y a lieu d'observer que la première directive tend à coordonner les garanties exigées dans les États membres à l'égard des sociétés par actions et des sociétés à responsabilité limitée visées à l'article 1er en vue de protéger notamment les intérêts des tiers.

A cet effet, la première directive prévoit à sa section II des dispositions limitant, autant que possible, les causes d'invalidité des engagements pris au nom de la société, ainsi qu'il ressort du cinquième considérant de cette directive.

Il convient de rappeler que l'article 9, paragraphe 1, premier alinéa, de la première directive prévoit que la société est engagée vis-à-vis des tiers par les actes accomplis par ses organes, même si ces actes ne relèvent pas de l'objet social de cette société, à moins que lesdits actes n'excèdent les pouvoirs que la loi attribue ou permet d'attribuer à ces organes.

Toutefois, il y a lieu de souligner qu'il résulte tant du libellé que du contenu de cette disposition qu'elle concerne les limites aux pouvoirs tels que répartis par la loi entre les différents organes de la société et ne vise pas à coordonner les législations nationales applicables lorsqu'un membre d'un organe se trouve, en raison de sa situation personnelle, en situation de conflit d'intérêts avec la société représentée.

En outre, le régime d'opposabilité résultant de cette disposition concerne les pouvoirs que la loi attribue ou permet d'attribuer à l'organe social, loi à laquelle les tiers peuvent se référer, et non pas la question de savoir si un tiers avait connaissance d'un conflit d'intérêts ou ne pouvait l'ignorer, compte tenu des circonstances de l'espèce.

Dès lors, il y a lieu de constater que le régime d'opposabilité aux tiers des actes accomplis par des membres d'organes sociaux dans de telles situations échappe au cadre normatif de la première directive et relève de la compétence du législateur national.

Cette conclusion est d'ailleurs confirmée par la proposition d'une cinquième directive tendant à coordonner les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés, au sens de l'article 58, paragraphe 2, du traité, pour protéger les intérêts, tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la structure des sociétés anonymes ainsi que les pouvoirs et obligations de leurs organes (JO 1972, C 131, p. 49).

Il ressort ainsi de l'article 10, paragraphe 1, de cette proposition de cinquième directive que toute convention à laquelle la société est partie et dans laquelle l'un des membres de l'organe de direction ou de surveillance a un intérêt, même indirect, doit être autorisée au moins par l'organe de surveillance.

En outre, l'article 10, paragraphe 4, de la proposition de cinquième directive dispose:

"L'absence d'autorisation de l'organe de surveillance ou l'irrégularité de la décision accordant une telle autorisation n'est opposable au tiers que si la société prouve qu'il connaissait l'absence d'autorisation ou l'irrégularité de la décision ou ne pouvait l'ignorer compte tenu des circonstances."

Dès lors, il convient de répondre à la question posée que le régime d'opposabilité aux tiers des actes accomplis par les membres d'organes sociaux dans la situation de conflit d'intérêts avec la société représentée échappe au cadre normatif de la première directive et relève de la compétence du législateur national.

Sur les dépens

Les frais exposés par les Gouvernements espagnol, finlandais et suédois, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par le Hoge Raad der Nederlanden, par arrêt du 22 mars 1996, dit pour droit:

Le régime d'opposabilité aux tiers des actes accomplis par les membres d'organes sociaux dans la situation de conflit d'intérêts avec la société représentée échappe au cadre normatif de la première directive 68-151-CEE du Conseil, du 9 mars 1968, tendant à coordonner, pour les rendre équivalentes, les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers, et relève de la compétence du législateur national.