CJCE, 12 mai 1998, n° C-367/96
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Kefalas e.a.
Défendeur :
Elliniko Dimosio, Organismos Oikonomikis Anasygkrotisis Epicheiriseon AE
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Gulmann, Ragnemalm, Wathelet
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Kapteyn, Murray, Edward, Puissochet, Hirsch, Jann, Sevón
Avocats :
Mes Tegopoulos, Livieratos, Stathopoulos, Kerameos, Soufleros, Felios, Manolas
LA COUR,
1 Par arrêt du 6 juin 1996, parvenu à la Cour le 21 novembre suivant, l'Efeteio - Athina a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 25 de la deuxième directive 77-91-CEE du Conseil, du 13 décembre 1976, tendant à coordonner pour les rendre équivalentes les garanties qui sont exigées dans les États membres des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, en vue de la protection des intérêts tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la constitution de la société anonyme ainsi que le maintien et les modifications de son capital (JO 1977, L 26, p. 1, ci-après la "deuxième directive"), et sur l'exercice abusif d'un droit découlant d'une disposition communautaire.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige entre M. Kefalas e.a., actionnaires de la société anonyme Athinaïki Chartopoïïa AE (ci-après "Chartopoïïa"), et l'État hellénique ainsi que l'Organismos Oikonomikis Anasygkrotisis Epicheiriseon AE (organisme pour la restructuration des entreprises, ci-après l'"OAE") dans lequel les demandeurs au principal contestent la validité de l'augmentation du capital social réalisée dans le cadre du régime prévu par la loi hellénique n° 1386-1983, du 5 août 1983 (Journal officiel de la République hellénique, 107, du 8 août 1983, p. 14), auquel Chartopoïïa a été soumise par décision du ministre de l'Économie nationale du 30 mars 1984.
3 L'OAE est un organisme public institué par la loi n° 1386-1983. Il a la forme d'une société anonyme et agit dans l'intérêt commun sous le contrôle de l'État. Selon l'article 2, paragraphe 2, de cette loi, l'OAE a pour objet de contribuer au développement économique et social du pays par l'assainissement financier des entreprises, l'importation et l'application du savoir-faire étranger, le développement du savoir-faire national ainsi que par la création et l'exploitation d'entreprises nationalisées ou d'économie mixte.
4 L'article 2, paragraphe 3, de la loi n° 1386-1983 énumère les pouvoirs accordés à l'OAE pour la réalisation de ces objectifs. Il peut ainsi reprendre l'administration et la gestion courante d'entreprises en cours d'assainissement ou nationalisées, prendre des participations dans le capital d'entreprises, accorder des prêts et émettre ou contracter certains emprunts, acquérir des obligations ainsi que transférer des actions, notamment, aux travailleurs ou à leurs organisations représentatives, aux collectivités locales ou à d'autres personnes morales de droit public, aux institutions de bienfaisance, aux organisations sociales ou aux particuliers.
5 Selon l'article 5, paragraphe 1, de la loi n° 1386-1983, le ministre de l'Économie nationale peut décider de soumettre au régime de cette loi les entreprises qui connaissent des difficultés financières graves.
6 Selon l'article 7 de cette même loi, le ministre compétent peut décider de transférer à l'OAE l'administration de l'entreprise soumise au régime de cette loi, d'aménager ses dettes d'une manière qui assure sa viabilité ou de procéder à sa liquidation.
7 L'article 8 de la loi n° 1386-1983 contient les dispositions relatives au transfert de l'administration de l'entreprise à l'OAE. L'article 8, paragraphe 1, tel que modifié par la loi n° 1472-1984 (Journal officiel de la République hellénique A, 112, du 6 août 1984, p. 1273), détermine les modalités d'un tel transfert et règle les relations entre les personnes chargées de l'administration nommées par l'OAE et les organes de l'entreprise. Il est ainsi prévu que la publication de la décision ministérielle de soumettre l'entreprise au régime de ladite loi met fin aux pouvoirs des organes administratifs de l'entreprise et que l'assemblée générale subsiste, mais qu'elle ne peut révoquer les membres du conseil d'administration nommés par l'OAE.
8 L'article 8, paragraphe 8, de la loi n° 1386-1983 prévoit que l'OAE peut décider, pendant l'administration provisoire de la société concernée, d'augmenter le capital social de cette société par dérogation aux dispositions en vigueur en matière de sociétés anonymes. L'augmentation doit être approuvée par le ministre compétent. Les anciens actionnaires conservent leur droit préférentiel, qu'ils peuvent exercer dans un délai fixé dans la décision d'approbation ministérielle.
9 A la suite de la soumission de Chartopoïïa au régime prévu par la loi n° 1386-1983, l'OAE a repris la gestion de cette société et a décidé, le 28 mai 1986, d'augmenter son capital d'un montant de 940 millions de DR. Cette augmentation a été approuvée, conformément à l'article 8, paragraphe 8, de la loi n° 1386-1983, par la décision n° 153 du 6 juin 1986 du ministre de l'Industrie, de la Recherche et de la Technologie.
10 Il ressort de cette décision que les anciens actionnaires avaient un droit préférentiel illimité sur les actions nouvelles qu'ils devaient exercer dans un délai d'un mois suivant la publication de la décision au Journal officiel de la République hellénique. Les demandeurs au principal n'ont pas fait usage de ce droit.
11 Ces derniers estiment que l'augmentation de capital décidée par l'OAE est contraire à l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive, qui dispose que "Toute augmentation du capital doit être décidée par l'assemblée générale". En conséquence, ils ont introduit un recours devant le Polymeles Protodikeio Athinion, qui a rejeté leur demande.
12 Les demandeurs au principal ont donc interjeté appel de ce jugement devant l'Efeteio - Athina. Estimant que le recours en constatation d'invalidité introduit par eux constituait un abus, l'État hellénique a soulevé l'exception d'abus de droit, tirée de l'article 281 du Code civil, aux termes duquel "l'exercice d'un droit est prohibé, s'il excède manifestement les limites imposées par la bonne foi ou les bonnes moeurs ou par la finalité sociale ou économique dudit droit".
13 Dans son arrêt de renvoi, la juridiction nationale considère que l'article 281 du Code civil peut être appliqué pour écarter des droits découlant de dispositions communautaires, lorsque ces droits sont exercés de façon abusive. En l'occurrence, l'invalidation réclamée par les demandeurs au principal, en application de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive, de la décision d'augmentation de capital adoptée par l'OAE excéderait manifestement, selon le juge national, les limites imposées par la bonne foi et les bonnes moeurs ainsi que par la finalité sociale ou économique du droit.
14 A cet effet, la juridiction de renvoi s'est fondée sur un nombre de circonstances de fait.
15 Ainsi, au moment de sa soumission au régime prévu par la loi n° 1386-1983, Chartopoïïa avait d'importantes dettes échues auprès de banques et d'autres créanciers, connaissait un grave problème de liquidité et ne disposait plus de capitaux propres en sorte que son actif ne suffisait plus à couvrir ses obligations et que la valeur de ses actions était nulle.
16 En outre, l'augmentation de capital réalisée par l'OAE ainsi que la conversion subséquente des dettes en actions ont abouti au redressement des affaires de Chartopoïïa. Les actionnaires ont dès lors été garantis par la valeur économique de leurs parts, le risque du licenciement de milliers de travailleurs a été évité et la coopération avec un grand nombre de fournisseurs a pu être poursuivie dans l'intérêt de l'économie nationale. En revanche, en l'absence de l'augmentation de capital réalisée, Chartopoïïa aurait été déclarée en faillite et ses biens auraient été liquidés à la demande des créanciers, entraînant ainsi la perte de l'ensemble des biens au détriment des actionnaires, le licenciement des travailleurs et la disparition d'une entreprise importante pour l'économie nationale.
17 Enfin, lors de l'augmentation de capital, les actionnaires avaient reçu un droit préférentiel d'acquisition des actions dont ils n'ont toutefois pas fait usage.
18 Se référant à l'arrêt de la Cour du 12 mars 1996, Pafitis e.a. (C-441-93, Rec. p. I-1347, points 67 à 70), la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) Le juge national peut-il appliquer une disposition du droit national (en l'occurrence l'article 281 du Code civil hellénique) afin d'apprécier si un droit conféré par les dispositions communautaires en cause est exercé par l'intéressé d'une manière abusive ou le droit communautaire contient-il d'autres principes consacrés ou constants - et lesquels - que le juge national pourrait invoquer le cas échéant ?
2) Si la réponse est négative, c'est-à-dire si la Cour de justice des Communautés européennes se réserve cette compétence pour des raisons, par exemple, d'application uniforme des dispositions de droit communautaire, un recours fondé sur la violation de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive 77-91-CEE du Conseil peut-il être rejeté sur la base des circonstances concrètes - ou de certaines d'entre elles et lesquelles - évoquées par l'État hellénique, partie défenderesse et intimée, dans l'exception qu'il a soulevée, qui ont fait l'objet de la preuve visée dans la décision n° 5943-1994 de la juridiction de céans, et qui sont succinctement décrites au paragraphe précédent de la présente décision ?"
19 Par ses questions qu'il convient d'examiner ensemble, le juge de renvoi demande en substance, d'une part, si les juridictions nationales peuvent appliquer une disposition de droit national afin d'apprécier si un droit découlant d'une disposition communautaire est exercé d'une manière abusive, ou si cette appréciation doit intervenir sur la base du droit communautaire, et, d'autre part, si, au regard des faits de l'affaire au principal, les conditions sont remplies pour considérer que le droit découlant de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive a été exercé de manière abusive.
20 Il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, les justiciables ne sauraient abusivement ou frauduleusement se prévaloir des normes communautaires (voir, notamment, dans le domaine de la libre prestation de services, arrêts du 3 décembre 1974, Van Binsbergen, 33-74, Rec. p. 1299, point 13, et du 5 octobre 1994, TV10, C-23-93, Rec. p. I-4795, point 21; en matière de libre circulation des marchandises, arrêt du 10 janvier 1985, Leclerc e.a., 229-83, Rec. p. 1, point 27; en matière de libre circulation des travailleurs, arrêt du 21 juin 1988, Lair, 39-86, Rec. p. 3161, point 43; en matière de politique agricole commune, arrêt du 3 mars 1993, General Milk Products, C-8-92, Rec. p. I-779, point 21; en matière de sécurité sociale, arrêt du 2 mai 1996, Paletta, C-206-94, Rec. p. I-2357, point 24).
21 Par conséquent, il ne saurait être considéré comme contraire à l'ordre juridique communautaire que les juridictions nationales appliquent une règle nationale, telle que l'article 281 du Code civil hellénique, pour apprécier si un droit découlant d'une disposition communautaire est exercé d'une manière abusive.
22 Si la Cour ne saurait substituer son appréciation à celles des juridictions nationales, seules compétentes pour établir les faits de l'affaire dont elles sont saisies, il convient, cependant, de rappeler que la mise en œuvre d'une telle règle nationale ne peut pas porter atteinte au plein effet et à l'application uniforme des dispositions communautaires dans les États membres (voir arrêt Pafitis e.a., précité, point 68). En particulier, les juridictions nationales ne peuvent pas, dans l'appréciation de l'exercice d'un droit découlant d'une disposition communautaire, modifier la portée de cette disposition ni compromettre les objectifs qu'elle poursuit.
23 En l'occurrence, il y aurait atteinte à l'application uniforme du droit communautaire et à son plein effet si un actionnaire se prévalant de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive était censé abuser de son droit au motif que l'augmentation de capital qu'il conteste a remédié aux difficultés financières qui mettaient en péril la société concernée et lui a apporté des avantages économiques évidents.
24 En effet, selon une jurisprudence constante, la compétence décisionnelle de l'assemblée générale, prévue à l'article 25, paragraphe 1, s'applique même dans le cas où la société concernée connaît des difficultés financières graves (voir, notamment, arrêts du 30 mai 1991, Karella et Karellas, C-19-90 et C-20-90, Rec. p. I-2691, point 28, et du 24 mars 1992, Syndesmos Melon tis Eleftheras Evangelikis Ekklisias e.a., C-381-89, Rec. p. I-2111, point 35). Une augmentation de capital ayant par nature comme objet d'améliorer la situation patrimoniale de la société, le fait de qualifier un recours fondé sur l'article 25, paragraphe 1, d'abusif pour le motif mentionné au point 23 du présent arrêt reviendrait à condamner le simple exercice du droit découlant de cette disposition.
25 Ainsi, un actionnaire ne pourrait jamais, dans une situation de crise financière de la société, invoquer l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive. En conséquence, cette disposition qui, selon la jurisprudence précédemment mentionnée, devrait demeurer applicable dans une telle situation verrait sa portée modifiée.
26 De même, sous peine de porter atteinte à l'application uniforme du droit communautaire et à son plein effet, il ne saurait être imputé à un actionnaire se prévalant de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive un exercice abusif du droit découlant de cette disposition en raison du fait qu'il n'a pas fait usage de son droit préférentiel, prévu à l'article 29, paragraphe 1, de la deuxième directive, sur les nouvelles actions émises à l'occasion de l'augmentation de capital litigieuse.
27 L'exercice du droit préférentiel aurait signifié que l'actionnaire entendait apporter sa collaboration à la mise en œuvre de la décision d'augmenter le capital en dehors de l'approbation de l'assemblée générale, décision qu'il conteste précisément sur le fondement de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive. Par conséquent, demander à un actionnaire de participer à une augmentation de capital adoptée sans l'approbation de l'assemblée générale pour qu'il puisse invoquer cette disposition modifierait la portée de cette dernière.
28 Le droit communautaire ne fait toutefois pas obstacle à ce que la juridiction de renvoi vérifie, en présence d'indices sérieux et suffisants, si l'actionnaire se prévalant de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive a intenté une action en constatation d'invalidité de l'augmentation de capital dans le but d'obtenir, au détriment de la société, des avantages illégitimes et manifestement étrangers à l'objectif de ladite disposition, lequel consiste à garantir aux actionnaires qu'une décision d'augmenter le capital social et, par conséquent, d'affecter les proportions des parts des actionnaires ne soit prise sans leur participation à l'exercice du pouvoir décisionnel de la société.
29 Au vu de ce qui précède, il convient de répondre que le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les juridictions nationales appliquent une disposition de droit national afin d'apprécier si un droit découlant d'une disposition communautaire est exercé d'une manière abusive. Toutefois, lors de cette appréciation, il ne saurait être imputé à un actionnaire se prévalant de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive un exercice abusif du droit découlant de cette disposition au seul motif que l'augmentation de capital qu'il conteste a remédié aux difficultés financières qui mettaient en péril la société concernée et lui a apporté des avantages économiques évidents ou qu'il n'a pas fait usage de son droit préférentiel, prévu à l'article 29, paragraphe 1, de la deuxième directive, sur les nouvelles actions émises à l'occasion de l'augmentation de capital litigieuse.
Sur les dépens
30 Les frais exposés par le Gouvernement hellénique et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par l'Efeteio - Athina, par arrêt du 6 juin 1996, dit pour droit:
Le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les juridictions nationales appliquent une disposition de droit national afin d'apprécier si un droit découlant d'une disposition communautaire est exercé d'une manière abusive. Toutefois, lors de cette appréciation, il ne saurait être imputé à un actionnaire se prévalant de l'article 25, paragraphe 1, de la deuxième directive 77-91-CEE du Conseil, du 13 décembre 1976, tendant à coordonner pour les rendre équivalentes les garanties qui sont exigées dans les États membres des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, en vue de la protection des intérêts tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la constitution de la société anonyme ainsi que le maintien et les modifications de son capital, un exercice abusif du droit découlant de cette disposition au seul motif que l'augmentation de capital qu'il conteste a remédié aux difficultés financières qui mettaient en péril la société concernée et lui a apporté des avantages économiques évidents ou qu'il n'a pas fait usage de son droit préférentiel, prévu à l'article 29, paragraphe 1, de cette directive, sur les nouvelles actions émises à l'occasion de l'augmentation de capital litigieuse.