Conseil Conc., 28 juillet 2005, n° 05-D-46
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques mises en œuvre par la société Jaeger Lecoultre
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport de M. Lerner, par Mme Aubert, vice-présidente, présidant la séance, MM. Combes, Flichy, Gauron, Piot, membres.
Le Conseil de la concurrence (section IV),
Vu la lettre enregistrée le 6 février 2003, sous le numéro 03/0010 F, par laquelle la société Mouret a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Jaeger Lecoultre ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant ses conditions d'application ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe et le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance du 12 juillet 2005, la société Mouret ayant été régulièrement convoquée ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. LE SECTEUR DE LA REPARATION HORLOGERE
1. L'activité de réparation horlogère recouvre des interventions qui vont de l'entretien standard des montres courantes à mouvement à quartz, changement de la pile ou du bracelet, jusqu'à la remise en état de pièces d'horlogerie ancienne qui requiert plusieurs journées, voire plusieurs semaines de travail. Dans le premier cas, le travail est généralement exécuté par un personnel peu qualifié et le prix de la pièce changée représente la plus grande part du prix facturé, quelques dizaines d'euro. Dans le second cas, la réparation est faite par du personnel spécialisé et le coût de la main d'œuvre est très supérieur à celui des pièces remplacées. Le prix de révision ou de réparation d'une montre à mouvement mécanique n'est jamais inférieur à 100 euro TTC et dépasse parfois 1 000 euro.
2. On doit donc distinguer le marché de l'échange standard des pièces d'usure que sont bracelets et piles, du marché de la réparation horlogère proprement dite. Ce dernier se caractérise par la qualification de la main d'œuvre et par le type des produits réparés, montres et horloges de haut ou de très haut de gamme, seuls produits pour lesquels une réparation coûteuse se justifie. Le marché de la réparation horlogère est donc un marché connexe de celui des montres haut de gamme.
3. Les statistiques professionnelles retiennent, pour définir les montres " haut de gamme ", le critère du prix, supérieur à 1000 euro, ce qui conduit à regrouper les montres de joaillerie avec les montres à complication de pure tradition horlogère. En 2003, 112 000 pièces d'un prix unitaire de plus de 1 000 euro ont été commercialisées en France pour une valeur totale de 311 millions d'euro, représentant moins de 1 % des ventes de montres en quantité, mais plus de 30 % en valeur. Ce marché est aujourd'hui essentiellement occupé par des manufactures suisses.
4. Certaines manufactures, comme ETA, groupe Swatch, fabriquent des mouvements ou calibres qui sont ensuite revendus à différentes marques (Cartier, Boucheron) qui les intègrent dans leurs boîtiers. D'autres marques ont leur propre manufacture et fabriquent à la fois calibres et boîtiers. La plus importante est Rolex qui occupe environ 15 % du marché français des montres haut de gamme. Parmi les marques qui fabriquent elles-mêmes leurs mouvements, on trouve Breitling, Zenith ou Jaeger Lecoultre dont la manufacture est située au Sentier, près de Genève. La société Jaeger Lecoultre a également comme particularité d'avoir développé, sur les dernières décennies, un nombre de nouveaux calibres relativement élevé, compte tenu de sa production annuelle de 40 000 pièces environ.
5. Après deux décennies, 1970-1990, difficiles en raison du succès des montres à quartz, le marché des montres haut de gamme a connu une forte croissance ayant attiré une clientèle pour laquelle la montre est un objet d'art, voire de collection. Cette évolution s'est accompagnée d'une concentration de la production au sein de quelques manufactures, la plus importante étant celle de Swatch, qui fabrique au moins les deux tiers des mouvements mécaniques suisses haut de gamme, et d'une concentration des marques au sein de quelques groupes internationaux spécialisés dans la mode et le luxe, LVMH (marques Zenith, Tag Heuer, Chaumet ...), le groupe Richemont (marques Cartier, Jaeger Lecoultre, IWC, Baume & Mercier, Piaget, Vacheron Constantin...). Le groupe Swatch possède les marques Blancpain, Bréguet, Tissot, Oméga et le groupe PPR détient, depuis la reprise de Gucci, la marque éponyme et Boucheron.
6. L'évolution du marché de l'horlogerie de luxe a eu des répercussions sur celui de la réparation. Les groupes précédemment mentionnés ont eu le souci de mieux contrôler leur service après-vente afin de promouvoir leur image de qualité et de luxe. Le groupe Rolex a imposé à ses distributeurs la présence d'un horloger qualifié sur le point de vente. D'autres entreprises, notamment le groupe Richemont, ont progressivement récupéré les réparations de leurs produits au sein de leurs ateliers. Richemont a ainsi regroupé, sur le site d'Aulnay-sous-Bois, la quasi-totalité de l'activité réparation de ses marques en France.
1. PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DU MARCHÉ DE LA RÉPARATION HORLOGÈRE
7. Il n'existe pas de données chiffrées disponibles concernant le marché français de la réparation horlogère. En se fondant sur les ventes de montres neuves, le délai entre deux révisions, les temps moyens de réparation et le nombre d'horlogers qualifiés, on peut évaluer le nombre de réparations pour les produits haut de gamme à environ 100 000 par an. En retenant un coût moyen de réparation de 200 euro, ce marché peut être évalué à 20 millions d'euro.
8. L'offre et la demande sont peu élastiques au prix. La décision de faire réparer une montre est souvent prise sans que le prix de la prestation soit connu et la démarche qui consiste à demander plusieurs devis reste exceptionnelle. L'offre découle directement du nombre d'horlogers qualifiés qui a baissé à la suite de la réduction du nombre de places offertes dans les écoles professionnelles durant les décennies 1970-1990. Au regard des délais d'intervention, plusieurs mois, on peut estimer que la demande de réparations excédait l'offre sur la période en cause (2000-2003). En effet, le marché de la réparation a bénéficié de la vogue des montres mécaniques, notamment de haut de gamme, qui doivent être révisées tous les cinq à dix ans. Des possesseurs de montres hors d'usage, datant de plus de vingt ans, ont également cherché à les faire réparer.
2. LES INTERVENANTS SUR LE MARCHÉ DE LA RÉPARATION
9. Le marché est réparti entre trois catégories d'intervenants :
* Les horlogers-bijoutiers avec un atelier de réparation. Ils emploient généralement un seul horloger qualifié. Un tel atelier leur permet d'apporter des services complémentaires à leurs clients, plus de rapidité pour les interventions courantes, et de disposer d'une vitrine " technique ".
* Les ateliers de réparation indépendants. Ce sont de petites entreprises, généralement de moins de dix salariés. Ils interviennent sur la plupart des marques et des types de montres et d'horloges. Il en existe moins d'une vingtaine en France dont le personnel a la formation nécessaire pour réparer des montres mécaniques, notamment " à complication ". Outre l'entreprise saisissante, les plus fréquemment citées sont les sociétés Lexton, située à Versailles, et Huguet implantée à Paris et à Nantes.
* Les ateliers des fabricants qui ne réparent que les montres de leur marque. Seuls les plus importants ont pu mettre en place un tel service. Ils centralisent pour l'ensemble de la France les réparations hors et sous garantie.
10. En amont du marché, les horlogers-bijoutiers collectent les montres à réparer et les envoient dans les ateliers. Ces derniers ont rarement un contact ou une demande directe de clients privés ; l'intervention d'un intermédiaire est la règle.
11. Certaines marques font effectuer les réparations les plus complexes par les manufactures, en Suisse. Mais, de manière générale, le territoire national reste la zone de chalandise des ateliers de réparation. Les montres s'expédiant facilement par la Poste, la clientèle des réparateurs indépendants s'étend au delà de leur région d'implantation.
12. Pour s'approvisionner en pièces détachées, les détaillants et les réparateurs indépendants doivent s'adresser aux fabricants des montres et des mouvements. Ils peuvent également s'approvisionner chez des grossistes qui se fournissent directement auprès des manufactures lorsque celles-ci acceptent de vendre leurs composants. Le savoir faire du grossiste consiste alors à déterminer des équivalences de pièces pour les mécanismes commercialisés sous plusieurs marques, ce qui est notamment le cas des mécanismes Swatch. En France, le seul grossiste de taille significative est la société Schwartzmann à Morteau (Doubs) qui a repris, en 1991, son principal concurrent, la société Fisseau-Cochot à Paris.
3. L'ENTREPRISE JAEGER LECOULTRE
13. Jaeger Lecoultre et les marques IWC et Lange & Sohne composaient la branche " montres " du groupe Mannesmann qui a été rachetée en juillet 2000 par le groupe Richemont. En 2003, la société Jaeger Lecoultre France a été absorbée par Cartier SA, autre société de ce groupe. Après le rachat, le service après-vente de Jaeger Lecoultre a été regroupé avec ceux des autres marques du groupe Richemont. Il est désormais situé sur le même site et utilise le même système informatique et les mêmes procédures. Il conserve toutefois un outillage propre et un personnel spécialisé dans les calibres de la marque.
14. Le service après-vente de Jaeger Lecoultre emploie douze personnes dont neuf horlogers et un chef d'atelier. Les horlogers sont spécialisés par produit. L'atelier effectue environ 5000 réparations par an. Le délai moyen de réparation d'une montre mécanique est de 4 semaines en 2005 ; il a été réduit de moitié par rapport à la période 2002/2003. Cette réduction a notamment été obtenue en faisant exécuter certaines interventions par la manufacture du Sentier et par l'atelier Jaeger Lecoultre en Allemagne. Aucune réparation ou révision n'est confiée à des entreprises tierces.
B. LES PRATIQUES CONSTATÉES
15. Si Jaeger Lecoultre a toujours eu un atelier en France, elle ne faisait, jusqu'en 1996, aucune restriction à la distribution de ses pièces détachées assurée par les sociétés Fisseau-Cochot puis Schwartzmann qui en avaient l'exclusivité pour la France. Par ailleurs, Jaeger Lecoultre avait agréé neuf stations techniques, dont la société Mouret, qui bénéficiaient d'un tarif préférentiel sur les pièces détachées. Elle organisait régulièrement des stages de formation à l'intention de ces réparateurs, tant dans son atelier parisien que dans son usine du Sentier. En 1996, elle a résilié son contrat de distribution avec la société Schwartzmann. A partir de 1998, Jaeger Lecoultre a mis en place un réseau de distribution sélective et a réorganisé son service après vente, celui-ci étant désormais assuré de façon interne, par son propre atelier, ou par des distributeurs agréés.
16. Jaeger Lecoultre a autorisé ses distributeurs horlogers-bijoutiers ayant un atelier, à effectuer les interventions correspondant à leur niveau technique (cf annexe 18 au rapport). La majorité de ces distributeurs n'est agréée que pour le " remplacement piles et bracelets et contrôle de l'étanchéité ", mais sept distributeurs sont autorisés à effectuer des " services complets sur mouvements mécaniques simples et mouvements quartz " et ne sont soumis à aucune restriction de livraison de pièces détachées.
17. Jaeger Lecoultre a progressivement supprimé l'activité des stations techniques agréées et dès le début 1998, n'a plus honoré les commandes de pièces de rechange de la société Mouret qui, le 30 avril 2000, a cessé d'être " Centre agréé Jaeger Lecoultre ".
18. L'activité SAV et ventes d'accessoires de Jaeger Lecoultre France est déficitaire. Sur la période du 1er avril 2003 au 31 avril 2004, elle a enregistré une perte de 323 Keuro pour un chiffre d'affaires de 1 035 Keuro. Si on exclut la vente d'accessoires (bracelets et boucles), la perte de l'activité réparation, stricto sensu, ressort à 595 Keuro, pour un chiffre d'affaires de 663 Keuro. Cette perte serait encore supérieure si on prenait en compte le fait que les réparations sous-traitées à l'atelier allemand de Jaeger Lecoultre et à l'usine du Sentier sont facturées à la société française en dessous de leur prix de revient.
19. L'entreprise Jaeger Lecoultre a indiqué ne pas avoir augmenté le prix de vente de ses pièces détachées entre 2001 et 2004. Il semble cependant qu'après l'intégration du SAV au sein du groupe Richemont, la codification des pièces détachées Jaeger Lecoultre ait été modifiée ; ce changement se serait accompagné d'une hausse de prix, qui ressort à environ 12 %. Par ailleurs, le tarif pièces détachées n'est pas connu des distributeurs qui passent leurs commandes sans connaître le prix des articles. Cependant, l'impact de cette modification tarifaire et de cette pratique doit être relativisé. Le montant des ventes de pièces détachées est peu important depuis que l'atelier de la marque assure l'essentiel des réparations.
Comparaison entre les prix facturés en 1999 et le tarif communiqué comme étant valable de 2001 à 2004.
20. L'augmentation entre les premiers et le second ressort à 1 % environ :
* vis tirette (Code 1,51080,01,630) facturée 8 francs (1,22 euro) avant remise en juillet 1999 figure au tarif à 1,23 euro,
* couronne coiffe or (Code 0,915,352,1,16) facturée 204 francs (31,10 euro) avant remise en juillet 1999 figure au tarif à 31,41 euro,
* membrane (Code 1,4155,540) facturée 287 francs (43,75 euro) avant remise en juillet 1999 figure au tarif à 44,19 euro.
Comparaison entre le tarif communiqué comme valable de 2001 à 2004 et les prix facturés en 2004.
21. L'augmentation ressort à 12 % environ :
* aiguille HM Code QHO00125 (ancien Code 4,830,130,6,00) figure au tarif à 15,55 euro, facturée 23,18 euro,
* joint de forme de fond Code QHK00058 (ancien Code 0,310,260,0,07N) figure au tarif à 2,31 euro, facturé 2,57 euro,
* joint de forme de lunette Code QHK00065 (ancien Code 0,311,260,0,05N) figure au tarif à 2,31 euro, facturé 2,57 euro,
* vis acier Code QHN00059 (ancien Code 0,509,013,8,26) et vis de corne acier Code QHN00062 (ancien Code 0,509,013,8,31) figurent au tarif à 1,23 euro, facturées 1,29 euro,
* couronne acier Code QHI 00063 (ancien Code 0,925,302,8,16) figure au tarif à 18,17 euro, facturée 20,60 euro.
22. L'entreprise Jaeger Lecoultre a également déclaré ne pas avoir modifié le tarif de ses réparations entre 2001 et 2004. L'évolution constatée sur les prix publics conseillés pour les révisions entre 1995 et 2004 est la suivante (cf annexe 20 au rapport) :
* Révision calibres 918/928 2820 francs TTC (429,91 euro) en 1995, 399,42 euro en 2004,
* Révision calibres 601/608/609 980 francs TTC (149,40 euro) en 1995, 205,81 euro en 2004,
* Révision réveils Barothermo 2 250 francs TTC (343,01 euro) et réveils Neuchateloise 2990 francs TTC (455,82 euro) en 1995, elle est pour ces deux modèles de 373,5 euro en 2004.
Ces comparaisons font ressortir une baisse du tarif des révisions les plus chères et une réévaluation des révisions les moins chères.
II. Discussion
23. Aux termes de l'article L. 464-6 du Code de commerce : " Lorsque aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure ".
24. La société Mouret dénonce, dans sa saisine, sur le fondement de l'article L. 420-2 du Code de commerce, l'abus de position dominante qu'aurait commis l'entreprise Jaeger Lecoultre en refusant de l'approvisionner en pièces détachées spécifiques des calibres de sa marque.
25. La jurisprudence considère qu'il existe un marché distinct des pièces de rechange des appareils d'une marque sur lequel cette marque détient un monopole et que l'entreprise gestionnaire de la marque se trouve ainsi en position dominante sur le marché de ses propres pièces de rechange (Cour de justice des Communautés européennes, 31 mai 1979, Hugin Kassaregister ; Conseil de la concurrence, décision n° 93-D-36 du 28 septembre 1993 sur la vente de pièces détachées d'appareils photographiques, confirmée par Cour de cassation dans un arrêt du 14 novembre 1995). Dans la décision précitée du 28 septembre 1993, le Conseil a, par ailleurs, précisé : " les limitations à la vente de pièces détachées ... peuvent être justifiées par des nécessités objectives tenant à la mise en place d'un service après-vente de qualité, élément essentiel de l'image de marque du fabricant et qui ne peut être assuré, sous le contrôle permanent de l'importateur, que par des agents ayant des compétences techniques et un outillage appropriés et bénéficiant d'une formation initiale et continue ; que ces limitations correspondent à une politique constante des fabricants d'appareils photographiques qui n'ont jamais distribué ces pièces à aucun réparateur ou distributeur final et qu'elles n'ont pas pour objectif d'éliminer un concurrent assurant antérieurement cette activité ".
26. A l'occasion d'une question parlementaire écrite n° P-0042/01 du 10 janvier 2001, concernant le refus de certaines firmes suisses de livrer des pièces de rechange aux horlogers dans les Etats membres de l'UE et les mettant, par suite, dans l'impossibilité d'effectuer les réparations sollicitées et d'exercer leur profession, la Commission a apporté la réponse suivante : " ...le fabricant de montres ne peut pas imposer de restriction quant à la vente de pièces de rechange à des réparateurs indépendants si ces pièces de rechange ne sont pas produites par le fabricant même... ".
27. Enfin, ainsi que le Conseil l'a rappelé dans un avis n° 04-A-14 du 23 juillet 2004, la liberté d'organisation de son réseau de distribution par un fournisseur constitue un principe de base, sous réserve que les modes de distribution mis en œuvre n'aient pas pour objet ou pour effet d'affecter le fonctionnement du marché.
28. En l'espèce, il existe un marché des pièces détachées des montres Jaeger Lecoultre destinées aux entreprises indépendantes spécialisées dans l'entretien et la réparation des articles d'horlogerie, distinct du marché général des montres neuves et de celui de leur réparation. L'entreprise Jaeger Lecoultre, en raison de son monopole, détient une position dominante sur ce marché.
29. Pour déterminer si l'entreprise a abusé de cette position, en refusant d'approvisionner la société Mouret en pièces détachées, il convient de considérer, en premier lieu, que l'entreprise Jaeger Lecoultre produit elle-même la quasi-totalité des pièces détachées utilisées dans la réparation de ses produits, que les restrictions qu'elle a imposées dans la vente des pièces de rechange sont la conséquence de la réorganisation de son service après-vente et que la société effectue désormais elle-même les réparations sur ses montres ou a recours à 7 distributeurs agréés (voir paragraphes 15 et 16). L'arrêt des livraisons de pièces détachées à la société Mouret, réparateur indépendant, est donc la conséquence logique de cette réorganisation, Jaeger Lecoultre ne sous-traitant plus de réparation à des réparateurs indépendants.
30. En deuxième lieu, l'entreprise Jaeger Lecoultre a réorganisé son service après-vente et limité la distribution de ses pièces détachées principalement en vue d'améliorer la qualité de ce service après-vente. Le responsable de la société Schwartzmann a ainsi indiqué : " les grandes marques ont dû récupérer leur activité réparation car un certain nombre de réparateurs n'avaient plus les qualifications requises pour effectuer des interventions techniques correspondant aux standards imposés par la manufacture" et "quand un produit était mal réparé l'image de marque de Jaeger Lecoultre en souffrait ".
31. En troisième lieu, la politique de limitation des ventes de pièces détachées et de centralisation dans ses propres ateliers de la quasi totalité des réparations et interventions à caractère technique mise en place par l'entreprise Jaeger Lecoultre ne visait pas à accroître ses profits au détriment des consommateurs mais à promouvoir l'image et la qualité de la marque. Ceci ressort notamment des comparaisons de prix figurant aux paragraphes 20 et 22. Il faut également noter que la productivité de l'atelier de la marque se situe entre 1,3 et 1,5 réparation par horloger et par jour contre 3 réparations pour un atelier indépendant, en raison des objectifs que s'est fixés l'entreprise : ne pas refuser de réparer ses produits, quel qu'en soit l'état, et faire en sorte qu'un produit réparé fonctionne comme un produit neuf après son passage à l'atelier. Le niveau de minutie et de précision des réparations assurées par Jaeger Lecoultre est donc supérieur à celui assuré par les ateliers de réparation indépendants, comme la société Mouret.
32. Dès lors, et nonobstant la circonstance que l'entreprise Mouret et d'autres ateliers d'horlogerie, qui avaient été agréés par Jaeger Lecoultre et le sont toujours par d'autres marques comparables par la technicité de leurs mouvements, aient les compétences techniques et l'outillage approprié pour effectuer des réparations de montres haut de gamme, il n'est pas établi que l'entreprise Jaeger Lecoultre ait abusé de sa position dominante sur le marché de ses pièces détachées en refusant d'approvisionner cette société en pièces détachées. L'entreprise Mouret n'a fait l'objet d'aucune pratique discriminatoire mais a subi les conséquences d'une réorganisation du service après-vente motivée par l'amélioration de la qualité des réparations.
33. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de faire application des dispositions précitées de l'article L. 464-6 du Code de commerce.
Décision
Article unique : Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.