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Décisions

CJCE, 6e ch., 23 janvier 1997, n° C-29/95

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Eckehard Pastoors et Trans-Cap GmbH

Défendeur :

Belgische Staat

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

Tesauro

Juges :

MM. Murray, Kakouris, Kapteyn, Hirsch

Avocats :

Mes Brugmans, Verstreken, Raymaekers.

CJCE n° C-29/95

23 janvier 1997

LA COUR (sixième chambre),

1 Par ordonnance du 31 janvier 1995, parvenue à la Cour le 8 février suivant, le Rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen a posé, en application de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 6 du traité CE et du principe général d'égalité consacré par le droit communautaire.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Trans-Cap GmbH (ci-après "Trans-Cap"), société de transports par route dont le siège est en Allemagne, et M. Pastoors, domicilié dans cet État, chauffeur routier au service de Trans-Cap, à l'État belge, au sujet de la légalité de l'obligation de versement d'une somme d'argent lors de la constatation de certaines infractions en matière de transports par route.

3 Dans le but d'améliorer les conditions de travail et la sécurité routière, ainsi que d'harmoniser les conditions de concurrence, dans le secteur des transports par route, le Conseil a adopté, le 20 décembre 1985, le règlement (CEE) n° 3820-85, relatif à l'harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route (JO L 370, p. 1), ainsi que le règlement (CEE) n° 3821-85, concernant l'appareil de contrôle dans le domaine des transports par route (JO L 370, p. 8).

4 Les articles 17 du règlement n° 3820-85 et 19 du règlement n° 3821-85 prévoient, en des termes identiques, l'obligation des États membres d'arrêter les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires à l'exécution des règlements, dispositions portant, notamment, sur l'organisation, la procédure et les instruments de contrôle ainsi que sur les sanctions applicables en cas d'infraction. Les États membres doivent en outre s'accorder mutuellement assistance pour l'application des règlements et le contrôle de celle-ci.

5 A la même date du 20 décembre 1985, le Conseil et les représentants des Gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil, ont adopté une résolution visant à améliorer l'application des règlements sociaux dans le domaine des transports routiers (JO C 348, p. 1, ci-après la "résolution"), à savoir des règlements n° 3820-85 et 3821-85. Le dernier considérant de cette résolution souligne la "nécessité d'assurer l'application homogène et efficace des règlements en question par les États membres, notamment afin d'éviter des distorsions dans les conditions de concurrence entre entreprises de transport". Par ailleurs, le point 2, sous b), de la résolution prévoit l'obligation des États membres d'adopter des moyens effectifs pour la poursuite des conducteurs non-résidents ayant commis une infraction sur le territoire d'un État membre et pour le recouvrement des amendes infligées à ces conducteurs, dans le cadre du droit international ou national en vigueur.

6 La directive 88-599-CEE du Conseil, du 23 novembre 1988, sur des procédures uniformes concernant l'application du règlement n° 3820-85 et du règlement n° 3821-85 (JO L 325, p. 55), dispose enfin, en son article 3, paragraphe 3, que "Les contrôles sur route sont effectués sans discrimination entre des véhicules et des conducteurs résidents et non-résidents."

7 En exécution des obligations découlant des règlements cités ci-dessus, le Royaume de Belgique a, par la loi du 6 mai 1985 (Belgisch Staatsblad du 13 août 1985), ajouté un article 11 ter à la loi du 1er août 1960, relative aux transports rémunérés de choses par véhicules automobiles. Les modalités d'exécution de cette nouvelle disposition ont été précisées par l'arrêté royal du 12 juillet 1989, relatif à la perception et à la consignation d'une somme d'argent lors de la constatation de certaines infractions en matière de transports par route (Belgisch Staatsblad du 20 juillet 1989).

8 Conformément à ces dispositions, lors de la constatation d'infractions aux règlements n° 3820-85 et 3821-85, si aucun tiers n'est concerné par l'infraction, le contrevenant verbalisé a la possibilité soit de verser immédiatement une somme de 10 000 BFR par infraction (perception immédiate), ce qui éteint en principe l'action publique, soit, à défaut, de laisser courir à son encontre la procédure pénale prévue par la loi. Cette dernière option est, toutefois, soumise à une condition supplémentaire lorsque le contrevenant verbalisé n'a pas de domicile ou de résidence fixe en Belgique: dans ce dernier cas, il est en effet tenu de consigner, par infraction, une somme de 15 000 BFR destinée à couvrir l'amende et les frais de justice éventuels, sous peine de saisie du véhicule, à ses frais et risques.

9 Le 29 novembre 1991, la brigade de gendarmerie du port d'Anvers a procédé au contrôle du camion conduit par M. Pastoors et dont Trans-Cap est propriétaire. Lors de ce contrôle, onze infractions aux dispositions des règlements n° 3820-85 et 3821-85 ont été constatées. Après avoir consulté son employeur, M. Pastoors a opté pour le système du paiement immédiat et a donc versé une somme totale de 110 000 BFR pour les onze infractions constatées.

10 M. Pastoors et Trans-Cap ont ensuite intenté un recours devant la juridiction de renvoi, en demandant que l'État belge rembourse le montant versé et répare le préjudice moral qu'ils avaient subi. Les requérants au principal ont soutenu, à l'appui de leur demande, que le système de répression établi par la réglementation belge était contraire, en premier lieu, au droit garanti par l'article 6 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la "Convention des Droits de l'Homme"), qui exige que leur cause soit entendue par un tribunal indépendant, et, en second lieu, à l'article 6 du traité.

11 La juridiction nationale saisie a tout d'abord constaté qu'il n'y avait pas en l'occurrence violation de l'article 6 de la Convention des Droits de l'Homme. Elle a ensuite relevé qu'il n'y avait pas non plus violation de l'article 6 du traité ou du principe général d'égalité dès lors que la différenciation de traitement des non-résidents pouvait être objectivement justifiée si l'on tenait compte des difficultés qui se présentent dans des procédures pénales tant dans le cadre de l'instruction que pour l'exécution des décisions de justice lorsque les justiciables n'ont pas de domicile dans l'État membre sur le territoire duquel une infraction a été commise.

12 Toutefois, "pour des motifs de sécurité juridique", la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

"Le principe de non-discrimination inscrit à l'article 6 du traité sur l'Union européenne ou le principe général d'égalité consacré par le droit communautaire doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à un système de sanctions, institué par la législation nationale d'un État membre en exécution des règlements (CEE) n° 3820-85 et (CEE) n° 3821-85 du Conseil, qui permet aux personnes physiques ou morales qui sont verbalisées pour infractions à ladite législation de choisir entre:

a) le paiement immédiat d'une somme, en l'occurrence 10 000 BFR par infraction, lequel, en règle générale, éteint l'action publique,

et

b) la poursuite, contre elles, de la procédure pénale normale, mais qui, pour le cas où la personne verbalisée opte pour la deuxième solution, ne l'oblige à consigner une somme déterminée, en l'occurrence 15 000 BFR par infraction constatée, destinée à couvrir l'amende et les frais de justice éventuels, avec retenue du véhicule conduit par l'auteur de l'infraction jusqu'à la consignation de ladite somme, que lorsqu'elle n'a pas de domicile ou de résidence fixe en Belgique, même si elle est ressortissante d'un autre État membre?"

13 Par sa question, la juridiction de renvoi demande en substance si l'article 6 du traité s'oppose à une réglementation nationale, prise en exécution des règlements n° 3820-85 et 3821-85, qui impose aux seuls non-résidents qui optent, en cas d'infraction, non pas pour le paiement immédiat de la somme prévue comme sanction, mais pour la poursuite à leur encontre de la procédure pénale normale, l'obligation de consigner, par infraction, une somme déterminée à titre de caution, plus élevée que celle prévue en cas de paiement immédiat, sous peine de retenue de leur véhicule.

14 L'article 6 du traité, qui constitue une expression spécifique du principe général d'égalité, interdit toute discrimination exercée en raison de la nationalité.

15 En l'occurrence, la réglementation nationale en cause n'implique pas une discrimination directe fondée sur la nationalité, dans la mesure où l'obligation de consigner une somme d'argent à titre de caution est à la charge de tout contrevenant non-résident en Belgique, indépendamment de sa nationalité.

16 Cependant, conformément à une jurisprudence constante, les règles d'égalité de traitement entre nationaux et non-nationaux prohibent non seulement les discriminations ostensibles fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d'autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (arrêts du 29 octobre 1980, Boussac Saint-Frères, 22-80, Rec. p. 3427, point 9, et du 8 mai 1990, Biehl, C-175-88, Rec. p. I-1779, point 13).

17 Par ailleurs, la Cour a jugé qu'une réglementation nationale qui prévoit une distinction fondée sur le critère de la résidence en ce sens qu'elle refuse aux non-résidents un traitement avantageux accordé, en revanche, aux résidents sur le territoire national risque de jouer principalement au détriment des ressortissants d'autres États membres, du fait que les non-résidents sont le plus souvent des non-nationaux, et est ainsi susceptible de constituer une discrimination indirecte selon la nationalité (arrêt du 14 février 1995, Schumacker, C-279-93, Rec. p. I-225, points 28 et 29).

18 Il n'est pas en l'occurrence contesté que la réglementation nationale en cause dans le litige au principal ne concerne que très rarement des ressortissants de l'État membre en question n'y ayant ni résidence ni domicile habituel et aboutit en fait au même résultat qu'une discrimination fondée sur la nationalité.

19 Toutefois, cette constatation ne suffit pas, conformément à la jurisprudence de la Cour, pour conclure à l'incompatibilité d'une telle réglementation avec l'article 6 du traité. Encore faut-il pour cela que la réglementation en question ne se justifie pas par des circonstances objectives (arrêt du 10 février 1994, Mund & Fester, C-398-92, Rec. p. I-467, points 16 et 17).

20 Le Gouvernement belge fait valoir à cet égard que le traitement différencié entre nationaux et non-nationaux est en l'occurrence objectivement justifié du fait que la situation juridique des non-résidents est différente du point de vue des possibilités d'exécution des décisions judiciaires, ainsi que du fait qu'une procédure pénale engagée à l'encontre de non-résidents est plus complexe et engendre des coûts plus élevés.

21 Certes, il convient de constater que l'harmonisation et la coopération apportées au niveau communautaire en matière civile et commerciale par la convention de Bruxelles, du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions dans les domaines précités, ne couvrent pas la matière pénale et que l'exécution des décisions judiciaires pénales entre le Royaume de Belgique et la République fédérale d'Allemagne n'est pas assurée par un instrument analogue. Ainsi, il existe un risque réel que l'exécution d'une condamnation prononcée à l'encontre d'un non-résident demeure impossible ou soit, au moins, considérablement plus difficile et plus onéreuse.

22 Cette situation justifie dès lors objectivement une différenciation de traitement entre contrevenants résidents et non-résidents, l'obligation de versement d'une somme à titre de caution, imposée à ces derniers, étant apte à empêcher qu'ils puissent se soustraire à une sanction effective en déclarant simplement qu'ils ne souhaitent pas consentir à la perception immédiate de l'amende et qu'ils optent pour la poursuite de la procédure pénale normale.

23 Cette différenciation de traitement est du reste conforme au point 2, sous b), de la résolution.

24 Toutefois, conformément à la jurisprudence de la Cour, lorsqu'un règlement communautaire ne prévoit pas de sanction spécifique en cas de violation, mais renvoie aux dispositions nationales, les États membres conservent un pouvoir discrétionnaire quant au choix des sanctions, qui doivent en tout état de cause avoir un caractère non seulement effectif et dissuasif, mais également proportionné (arrêt du 2 octobre 1991, Vandevenne e.a., C-7-90, Rec. p. I-4371, point 11). Ces sanctions doivent donc être appropriées et nécessaires pour atteindre le but recherché, sans dépasser les limites de ce qui est indispensable pour le réaliser (voir, en ce sens, arrêt du 25 février 1988, Drexl, 299-86, Rec. p. 1213, point 18).

25 Il y a lieu de rappeler à cet égard que la réglementation nationale applicable dans le litige au principal prévoit, à la charge des seuls non-résidents qui opteraient pour la poursuite de la procédure pénale normale, la consignation d'une somme de 15 000 BFR à titre de caution, destinée à garantir le paiement de l'amende et des frais de justice éventuels. Cette somme, supérieure de 50 % à la somme à verser en cas d'option pour le règlement immédiat qui éteint l'action publique, est exigée séparément pour chaque infraction imputée au contrevenant. Pourtant, dans le cas de diverses infractions constatées en même temps et mentionnées dans le même acte, chacune d'elles ne fait pas l'objet d'une procédure pénale distincte, puisqu'elles donnent toutes lieu à une procédure unique à charge du contrevenant. Ainsi, une mesure nationale telle que celle en cause dans le litige au principal, qui exige le versement de telles sommes, sous peine de retenue du véhicule des contrevenants non-résidents, apparaît excessive.

26 Par conséquent, une réglementation nationale telle que celle en cause dans la procédure au principal est manifestement disproportionnée, en sorte qu'elle est prohibée par l'article 6 du traité.

27 Au vu de ce qui précède, il n'y a pas lieu d'examiner si une telle réglementation nationale est compatible avec un principe du droit communautaire correspondant à l'article 6 de la Convention des Droits de l'Homme.

28 Par conséquent, il convient de répondre à la question posée que l'article 6 du traité s'oppose à une réglementation nationale, prise en exécution des règlements n° 3820-85 et 3821-85 du Conseil, qui impose aux seuls non-résidents qui optent, en cas d'infraction, non pas pour le paiement immédiat de la somme prévue comme sanction, mais pour la poursuite à leur encontre de la procédure pénale normale, l'obligation de consigner, par infraction, une somme déterminée à titre de caution, plus élevée que celle prévue en cas de paiement immédiat, sous peine de retenue de leur véhicule.

Sur les dépens

29 Les frais exposés par les Gouvernements belge, français et suédois, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par le Rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen, par ordonnance du 31 janvier 1995, dit pour droit:

L'article 6 du traité CE s'oppose à une réglementation nationale, prise en exécution du règlement (CEE) n° 3820-85 du Conseil, du 20 décembre 1985, relatif à l'harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route, et du règlement (CEE) n° 3821-85 du Conseil, du 20 décembre 1985, concernant l'appareil de contrôle dans le domaine des transports par route, qui impose aux seuls non-résidents qui optent, en cas d'infraction, non pas pour le paiement immédiat de la somme prévue comme sanction, mais pour la poursuite à leur encontre de la procédure pénale normale, l'obligation de consigner, par infraction, une somme déterminée, à titre de caution, plus élevée que celle prévue en cas de paiement immédiat, sous peine de retenue de leur véhicule.