CJCE, 14 juillet 1971, n° 10-71
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ministère public luxembourgeois
Défendeur :
Muller, Hein (Consorts)
LA COUR,
1. Attendu que, par jugement du 20 février 1970, parvenu au greffe de la Cour le 17 mars 1971, le Tribunal d'arrondissement (chambre correctionnelle) de Luxembourg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions concernant l'interprétation de ce traité en relation avec des lois nationales relatives à l'institution et à l'aménagement d'un port fluvial sur la Moselle (port de Mertert);
2. Que, par la première question, il est demandé "si, d'une manière générale, dans le domaine en question, des droits sont attribués directement aux particuliers, sujets de droit nationaux, par le droit communautaire, et si, en particulier, tel est le cas dans la matière réglementée par la loi luxembourgeoise du 22 juillet 1963 ayant pour objet l'aménagement et l'exploitation d'un port fluvial sur la Moselle, telle que cette loi est modifiée par celle du 26 juin 1968 ayant le même objet";
3. Que, pour le cas où il serait répondu affirmativement à la première question, il est demandé "si les dispositions des lois précitées sont, et dans quelle mesure, incompatibles soit avec le texte et l'esprit du traité de Rome, soit avec les mesures à caractère réglementaire, ou autres obligations édictées par les organes compétents instituée par lesdits traités";
4. Attendu qu'en dépit de l'imprécision des questions, les motifs du jugement font apparaître clairement l'objet de ce renvoi;
5. Que le juge national fait notamment observer qu'en raison des avantages et privilèges que la loi confère à la société du port de Mertert, chargée de l'exploitation du port en cause, ainsi que de la situation défavorable qui en découle, sur le plan de la concurrence, pour d'autres entreprises exerçant une activité portuaire sur la Moselle, il a des doutes quant à la conformité de ces lois avec les règles communautaires de concurrence;
6. Qu'avant d'appliquer à des particuliers les sanctions pénales prévues par l'article 2 de la loi du 26 juin 1968, pour les cas d'infraction aux dispositions restreignant l'activité des tiers en matière portuaire, il a estimé nécessaire de saisir la Cour de justice en vue d'obtenir les éléments d'interprétation lui permettant de résoudre le problème de la compatibilité, avec les règles communautaires de concurrence, de règles de droit interne postérieures;
7. Que si la Cour, dans le cadre de l'application de l'article 177 du traité, n'est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d'une disposition nationale avec le droit communautaire, elle peut toutefois dégager du libellé des questions formulées par le juge national, eu égard aux données exposées par celui-ci, les éléments relevant de l'interprétation du traité;
8. Attendu qu'il résulte des indications fournies par le tribunal que l'objet des questions posées rentre dans le champ d'application de l'article 90 du traité;
9. Que le paragraphe 1 de cet article interdit de manière générale aux Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, d'édicter ou de maintenir des mesures contraires aux règles du traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94;
10. Que, toutefois, le paragraphe 2 de cet article prévoit que les entreprises qui sont chargées de la gestion de services d'intérêt économique général sont soumises à ces règles, et notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l'application de ces prescriptions ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie, sous la réserve cependant que le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté;
11. Que peut relever de cette dernière disposition une entreprise qui, jouissant de certains privilèges pour l'exercice de la mission dont elle est légalement chargée et entretenant à cet effet des rapports étroits avec les pouvoirs publics, assure le débouché le plus important de l'Etat intéressé pour le trafic fluvial;
12. Qu'en vue de répondre aux questions posées, il y a donc lieu d'examiner si l'article 90, paragraphe 2, est de nature à créer dans le chef des particuliers des droits que les juges nationaux doivent sauvegarder;
13. Attendu que le paragraphe 2 de cet article n'énonce pas une règle inconditionnelle;
14. Qu'en effet, l'application de cette disposition comporte l'appréciation des exigences inhérentes, d'une part, à l'accomplissement de la mission particulière impartie aux entreprises dont s'agit et, d'autre part, à la sauvegarde de l'intérêt de la communauté;
15. Que cette appréciation relève des objectifs de politique économique générale poursuivis par les Etats sous la surveillance de la Commission;
16. Qu'en conséquence, et sans préjudice de l'exercice par la Commission des pouvoirs prévus au paragraphe 3 de l'article 90, le paragraphe 2 du même article n'est pas, au stade actuel, susceptible de créer des droits individuels que les juges nationaux doivent sauvegarder;
17. Attendu que les frais exposés par le Gouvernement du grand-duché de Luxembourg et par la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement et que, la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens;
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal d'arrondissement (chambre correctionnelle) de Luxembourg, conformément au jugement rendu par cette juridiction le 20 février 1970, dit pour droit:
Sans préjudice de l'exercice par la Commission des pouvoirs prévus au paragraphe 3 de l'article 90 du traité CEE, le paragraphe 2 du même article n'est pas, au stade actuel, susceptible de créer des droits individuels que les juges nationaux doivent sauvegarder.