Conseil Conc., 21 septembre 2005, n° 05-D-50
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Plainte de la société SCOB à l'encontre de pratiques mises en œuvre par la société Brasseries Kronenbourg dans le secteur de la distribution de la bière
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport oral de Mme Cayatte, par Mme Perrot, vice-présidente, présidant la séance, MM. Flichy, Honorat, , Gauron, membres.
Le Conseil de la concurrence (section II),
Vu les lettres enregistrées le 31 mars 1998, sous le numéro F 1042, et le 17 juillet 2000, sous le numéro F 1251, par lesquelles la société Centre Ouest Boissons (SCOB) a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Brasseries Kronenbourg ; Vu la décision de jonction des dossiers F 1042 et F 1251, en date du 23 septembre 2002 ; Vu la décision en date du 25 mars 2005 de disjonction du dossier n° F 1042/F 1251 en deux dossiers distincts, l'un sous le numéro F 1042/F 1251-1 relatif aux pratiques dénoncées par la société Centre Ouest Boissons (SCOB) à l'encontre de la société Brasseries Kronenbourg sur le marché de la bière ; l'autre sous le numéro F 1251-2 relatif aux conditions de la concurrence sur le marché de la distribution de la bière ; Vu la décision n° 05-DSA-12 du 29 avril 2005 par laquelle le président du Conseil de la concurrence a fait application des dispositions de l'article L. 463-4 du Code de commerce ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par la société Centre Ouest Boissons (SCOB) et par le commissaire du Gouvernement ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement et la société Centre Ouest Boissons (SCOB) entendus lors de la séance du 19 juillet 2005 ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
1. La société Centre Ouest Boissons (ci-après SCOB) soutient qu'elle est l'objet de " diverses pratiques anticoncurrentielles destinées à [l'] éliminer du marché de la distribution des bières par la société Brasseries Kronenbourg et qui relèvent d'un abus de position dominante ". La saisissante dénonce notamment le refus de communication de l'ensemble des conditions de vente, la suppression des remises de fin d'année et le contrat de distribution sélective mis en place par les Brasseries Kronenbourg.
A. LE SECTEUR D'ACTIVITÉ CONCERNÉ
2. La profession brassicole distingue deux circuits de distribution de la bière : le " circuit alimentaire ", à destination de la consommation dans les foyers, et le " circuit CHD ", à destination de la consommation hors domicile.
3. Le circuit alimentaire, aussi appelé " premier marché ", représente près des deux tiers de la consommation totale de bière en France. La bière est principalement vendue en grande surface. Environ 90 % de la demande dans ce circuit est concentré entre les mains des centrales d'achat de la grande distribution qui s'approvisionnent en général directement auprès des brasseurs.
4. Hors domicile, la bière est consommée essentiellement dans les cafés, hôtels et restaurants (CHR). Ce circuit, encore désigné sous le terme de " deuxième marché ", est généralement livré par l'intermédiaire d'entrepositaires-grossistes en boissons. Toutefois, on assiste depuis le milieu des années 1990 au développement des " cash and carry ", grossistes auprès desquels les détaillants enlèvent la marchandise.
1. LES ENTREPOSITAIRES-GROSSISTES
5. Les entrepositaires-grossistes ne s'approvisionnent en bière directement auprès du brasseur que s'ils commandent des volumes suffisants pour que l'enlèvement à la brasserie soit économiquement rentable. Sinon, ils ont la possibilité de s'approvisionner auprès d'entrepositaires-grossistes de plus grande taille.
6. Outre l'acheminement des produits depuis le fabricant jusqu'à l'entrepôt, le stockage des produits et leur livraison, les entrepositaires-grossistes rendent divers services aux CHR. En particulier, s'agissant de la bière vendue en fûts et destinée au tirage pression, ils assurent l'entretien des installations de soutirage (sanitation) dont dépend la qualité de la bière. Ils gèrent également la reprise des emballages vides consignés et fournissent du matériel de service, souvent support publicitaire pour les marques des brasseurs, tel que la verrerie ou des sous-bocks, parasols, cendriers, etc.
7. L'évolution de la distribution de bière aux CHR a été marquée au cours des années 1990 par un mouvement de concentration des entrepositaires-grossistes et par l'intégration verticale de cette activité et de celle de brasseur. Depuis 1995, les trois principaux brasseurs ont acquis le contrôle de nombreux entrepositaires-grossistes indépendants par des prises de participation majoritaires ou y ont pris des participations minoritaires. Dans sa décision du 29 septembre 2004 (affaire COMP/C.37750/B2, Brasseries Kronenbourg, Brasseries Heineken), la Commission indique que près de 70 % du volume total de bière en fût est vendue par l'intermédiaire d'entrepositaires-grossistes intégrés aux brasseurs.
8. Parallèlement, les distributeurs dits " indépendants " ont eu tendance à se réunir au sein de groupements afin d'augmenter leur pouvoir de négociation vis-à-vis des fournisseurs. Les deux principaux groupements sont Distriboissons et C-10, anciennement dénommée la Centrale Européenne de Boissons (CEB).
2. LES CASH & CARRY
9. Les magasins " cash & carry " ont une activité de vente en gros en libre-service à destination des professionnels (détaillants alimentaires, cafetiers, hôteliers, restaurateurs, etc.). Les clients enlèvent eux-mêmes la marchandise, vendue à des prix plus bas que par les entrepositaires-grossistes.
3. LES RELATIONS ENTRE LES BRASSEURS ET LES DISTRIBUTEURS
10. Des contrats de distribution sélective sont conclus entre les brasseurs et les entrepositaires considérés comme aptes à distribuer la bière en fûts dans des conditions de qualité et d'hygiène satisfaisantes.
11. Bien que la tarification de la bière aux entrepositaires-grossistes comporte des incitations très fortes pour que le distributeur développe de façon prioritaire les marques d'un des brasseurs, il n'existe pas d'engagement d'approvisionnement exclusif auprès d'un brasseur, y compris pour les entrepositaires intégrés. De fait, les entrepositaires-grossistes sont en général fortement " colorisés ", c'est-à-dire spécialisés dans les marques d'un brasseur, mais distribuent également les produits d'autres brasseurs.
B. LES ENTREPRISES CONCERNÉES
1. La société Centre Ouest Boissons (SCOB)
12. La société Centre Ouest Boissons (SCOB), partie saisissante, est une société anonyme familiale implantée au Busseau (79). La SCOB possède trois autres entrepositaires-grossistes, situés en Indre-et-Loire, en région parisienne et en région lyonnaise. Elle détient aussi des petits commerces de détail de boissons. En 1999, le chiffre d'affaires global de la SCOB s'élevait à 23,4 millions d'euros. Les achats de bière représentaient environ 57 % du total de ses achats de boissons, soit près de 12 millions d'euros.
13. Depuis la perte de son client UNICO en 1992, la SCOB ne commercialise plus de bière en emballage perdu dans le circuit alimentaire, à l'exception de volumes marginaux dans ses propres magasins de vente au détail. La SCOB est spécialisée dans le verre consigné et les fûts, qui nécessitent une logistique particulière.
14. Depuis que la SCOB a signé avec le groupe Promodes un contrat de fourniture de boissons destinées aux cafés-bars, le 27 novembre 1997, la clientèle de la SCOB est composée principalement des magasins cash & carry Promocash (60 % des ventes). Le reste de la clientèle de la SCOB se compose d'autres entrepositaires-grossistes (39 %) et d'une dizaine de cafés situés autour du Busseau (1 %). Ainsi, la composition de la clientèle de la SCOB est doublement atypique par rapport à celle d'un entrepositaire-grossiste traditionnel : d'une part, elle ne livre quasiment pas d'établissement CHR, d'autre part, elle réalise l'essentiel de son chiffre d'affaires avec des magasins cash & carry.
2. La société Brasseries Kronenbourg
15. En mars 2000, le groupe britannique Scottish & Newcastle a racheté les Brasseries Kronenbourg au groupe Danone. Le groupe Scottish & Newcastle possède des pubs en Angleterre et ses activités brassicoles, outre les apports du groupe Danone, sont implantées au Royaume Uni. En France, les Brasseries Kronenbourg produisent plus de 9 millions d'hectolitres. Forte d'un chiffre d'affaires consolidé de 755 millions d'euros en 2002, cette société fabrique et commercialise une gamme complète de bières, sous les marques Kronenbourg, Kanterbrau, 1664, etc. Près de 70 % de ses ventes se font dans le circuit alimentaire et 30 % en consommation hors domicile. Elle livre directement entre 230 et 240 clients, parmi lesquels sa filiale Elidis Boissons Services, qui rassemble de nombreux entrepositaires-grossistes.
C. LES FAITS DÉNONCÉS
16. La SCOB met en cause un ensemble de pratiques que la société Brasseries Kronenbourg aurait mises en œuvre dès le début des années 1990. La société SCOB soutient notamment que la société Brasseries Kronenbourg a, de façon continue, refusé de lui communiquer ses conditions générales de vente et ne lui a pas versé les ristournes qui lui étaient dues. Elle dénonce également les conditions de paiement qui lui sont imposées depuis sa mise au paiement comptant en 1993. En outre, la société SCOB juge trop contraignant le contrat de distribution sélective mis en place par Kronenbourg en 1995 et notamment ses articles 2-4 et 2-5.
1. LE REFUS DE COMMUNICATION DES CONDITIONS GÉNÉRALES DE RISTOURNES ET LA NON ATTRIBUTION DES RISTOURNES QUI SERAIENT DUES À LA SCOB
a) Sur le marché alimentaire
17. Sur le marché alimentaire, la SCOB se plaint de ne pas avoir accès aux conditions générales et particulières de vente qui lui permettraient d'être compétitive. Ainsi, elle relève que " les prix départ brasserie appliqués à la société SCOB [sont] supérieurs aux prix relevés dans les magasins de vente au détail ". A l'appui de cette allégation, cette société a fait parvenir au Conseil de la concurrence copie d'offres promotionnelles distribuées dans les boîtes aux lettres par les grandes surfaces (ATAC, Leclerc, etc.) faisant apparaître des prix de détail inférieurs à ceux que la société Brasseries Kronenbourg consent aux entrepositaires-grossistes pour le circuit alimentaire.
18. La SCOB a également transmis une facture des Brasseries Kronenbourg adressée à la société Mariault SA, société affiliée à la centrale d'achat Francap Distribution, qui comporte des ristournes auxquelles elle n'a pas accès pour une commande équivalente (mêmes produits, mêmes quantités).
19. La SCOB indique que " malgré les demandes réitérées de la société, la société SCOB n'obtiendra jamais ou de manière toujours parcellaire les conditions tarifaires de la société Brasseries Kronenbourg. "
b) Sur le marché CHD
20. Dans sa saisine, la SCOB soutient qu'à partir de 1991, elle " a cessé de percevoir de la société Brasseries Kronenbourg les ristournes de fin d'année auxquelles elle pouvait légitimement prétendre ". Elle se plaint également de n'avoir plus eu communication des conditions générales de ristournes depuis cette date.
21. Saisi de ces pratiques, le TGI de Strasbourg a, dans un jugement rendu le 8 novembre 2002, condamné la société Brasseries Kronenbourg à payer à la SCOB les ristournes lui étant dues pour les années 1991 à 1995. Le TGI précise toutefois qu'à partir de 1995, la SCOB ne remplissait plus les conditions d'obtention des ristournes. L'examen des conditions générales de ristournes de la société Brasseries Kronenbourg par circuit de distribution, recueillies lors de l'enquête administrative menée en 2003, confirme que la SCOB ne remplissait pas, à cette époque, les conditions imposées pour chacune de ces trois catégories de ristournes.
22. Toutefois, la SCOB a reçu du brasseur, le 5 décembre 2002, une facture comportant une ristourne de 1,4 %. Un courrier de la SCOB adressé à la société Brasseries Kronenbourg, daté du 25 mars 2003, fait état d'une normalisation des relations.
2. LA MISE À L'ÉCART DES OPÉRATIONS PROMOTIONNELLES, L'EXCLUSION DU BÉNÉFICE DE LA CONVENTION DE PARTENARIAT " QUALITÉ DEMI PRESSION " ET LA NON ATTRIBUTION DE MATÉRIEL DE SERVICE PUBLICITAIRE
23. Dans sa saisine, la SCOB se plaint de n'être pas " régulièrement informée des actions promotionnelles que les Brasseries Kronenbourg mettent en place ". Lors de son audition le 9 mars 2005, elle a donné les précisions suivantes : " Les relations sont tellement tendues avec les Brasseries Kronenbourg que nous n'avons que peu de propositions de leur part pour des campagnes promotionnelles. Les Brasseries Kronenbourg ne nous rendent quasiment jamais visite. Nous pensons être écartés de campagnes promotionnelles, mais nous n'en avons pas la preuve. (...) Compte tenu de notre ignorance relative aux opérations promotionnelles, nous ne pouvons pas dater précisément cette mise à l'écart. Nos relations se sont dégradées à partir de 1993, date de début des litiges".
24. La convention de partenariat " Qualité demi-pression " mise en place par la société Brasseries Kronenbourg prévoit une participation financière de Kronenbourg pour le nettoyage des becs réalisé par le distributeur partenaire. La SCOB soutient que la société Brasseries Kronenbourg ne la lui a pas proposée et qu'elle est donc contrainte de financer seule le nettoyage des tirages pression réalisé par ses clients grossistes. Elle indique n'avoir eu connaissance de cette convention qu'à l'occasion d'un contentieux l'opposant aux Brasseries Kronenbourg devant les tribunaux.
25. Le matériel de service publicitaire (verrerie, cendriers, sous-bocks et autres objets publicitaires) est attribué par les Brasseries Kronenbourg en fonction des quantités de bière achetées par l'entrepositaire grossiste l'année précédente. Jusqu'en 1991, ce matériel était directement livré par les Brasseries Kronenbourg aux clients de la SCOB selon les indications données par celle-ci. A partir de 1991, les Brasseries Kronenbourg ont cessé de livrer ce matériel aux clients de la SCOB, laquelle a donc dû acheter ce matériel pour l'attribuer elle-même à ses clients. A partir de 1999, la société SCOB a de nouveau bénéficié de cette prestation.
3. LA MISE AU PAIEMENT COMPTANT
26. Par courrier du 16 décembre 1993, la société Brasseries Kronenbourg a avisé la SCOB qu'elle devait régler au comptant tout enlèvement de marchandise au motif qu'elle ne disposait d'aucun moyen de vérifier sa solvabilité et en lui reprochant notamment de faire usage " d'effets brûlants ". Dans sa saisine, la SCOB fait valoir que la mise au paiement comptant " a bien évidemment pour objet d'affaiblir la société SCOB en obérant sa trésorerie " et la présente comme l'une des " mesures destinées à écarter la société SCOB " mises en œuvre par la brasserie.
27. Toutefois, la Cour d'appel de Colmar, appelée à se prononcer sur cette pratique, a estimé dans son arrêt du 27 juin 1995 que " la réaction de la société Brasseries Kronenbourg au vu de l'ensemble de ces incidents [de paiement] ne peut dès lors être considérée comme abusive et discriminatoire d'autant qu'elle fait bénéficier la société SCOB d'un escompte pour paiement comptant ". Quelques années plus tard, le TGI de Strasbourg, dans son jugement du 8 novembre 2002, a toutefois estimé que " l'escompte de 2,5 % appliqué à la SCOB ne compense pas toute la rigueur du paiement comptant appliqué à la société SCOB depuis 1994. " Il conclut donc qu'" il convient au vu de l'absence de tout incident de paiement depuis cette date (...) de rétablir au profit de SCOB les conditions de paiement habituelles étant précisé que la Brasserie conserve en cas de nouvel incident la possibilité d'exiger le paiement comptant ".
28. A la suite de ce jugement, et ainsi que l'atteste le courrier échangé entre la SCOB et les Brasseries Kronenbourg en date du 25 mars 2003, cette pratique a cessé à la fin de l'année 2002.
4. LE CONTRAT DE DISTRIBUTION SÉLECTIVE ET LES DISPOSITIONS DE SES ARTICLES 2-4 ET 2-5
29. Les Brasseries Kronenbourg ont mis en place, en 1995, un contrat de distribution sélective pour la commercialisation de la bière en fût. En vertu de ce contrat, le distributeur s'engage à n'acheter en France les bières en fûts des marques Kronenbourg visées à l'annexe 2 dudit contrat qu'auprès de Kronenbourg ou d'autres distributeurs agréés par ce dernier et à tenir à la disposition de Kronenbourg comme preuve du respect de cet engagement, sur demande motivée, les factures correspondant à ses achats réalisés auprès d'autres personnes physiques ou morales que Kronenbourg (article 2 alinéa 4 du contrat).
30. Aux termes dudit contrat, le co-contractant s'engage en outre à ne vendre les bières en fûts visées à l'annexe 2 qu'à des distributeurs agréés Kronenbourg et à des détaillants disposant d'une installation de tirage de bières en fûts et ne revendant eux-mêmes la bière qu'à des consommateurs finals. Il s'engage à tenir à la disposition de Kronenbourg toutes les factures correspondant à ses ventes de bières en fûts visées à l'annexe 2 (article 2 alinéa 5 du contrat).
31. La SCOB a signé ce contrat de distribution sélective en décembre 1995. Dès le mois de février 1996, la SCOB a transmis, à la demande des Brasseries Kronenbourg, la liste de ses clients. Par sommations interpellatives du 13 juin 1996, du 27 juin 1996 et du 16 juillet 1996, les Brasseries Kronenbourg ont exigé que la SCOB leur communique immédiatement la liste des détaillants et distributeurs auxquels elle livre les fûts de bières et produise sur le champ l'ensemble des factures de revente des bières en fûts Kronenbourg.
32. La SCOB justifie ainsi son refus de s'exécuter : " Considérant cette demande comme exagérée et impossible à satisfaire, nous avons refusé de fournir ces éléments, compte tenu que sur ces factures figurent, outre les produits Kronenbourg, tous les autres produits vendus à nos clients, en concurrence directe avec les entrepôts Elidis ou Distri Boissons, filiales de Kronenbourg. ".
33. Dans son jugement rendu le 8 novembre 2002, le TGI de Strasbourg a débouté la SCOB de sa demande en nullité du contrat de distribution sélective et de sa demande en nullité, voire en inopposabilité, des dispositions des articles 2-4 et 2-5 du contrat, relatives à la mise à disposition par le distributeur des factures relatives aux achats et ventes de bière Kronenbourg.
34. Dans sa saisine, le plaignant estime que " ce contrat [de distribution sélective] n'a que pour objectif d'éliminer une fois de plus la société SCOB du secteur des entrepositaires grossistes dont la société Brasseries Kronenbourg souhaite se réserver la maîtrise. " Il lui " semble curieux que la société SCOB ait pu livrer pendant près de 40 ans les produits de la brasserie pour se voir aujourd'hui imposer des critères de sélection ". La SCOB met enfin en doute la licéité de ce contrat au regard du droit de la concurrence, en raison du fait qu'il n'aurait pas été notifié à la Commission européenne " afin d'obtenir, soit la délivrance d'une 'attestation négative', soit une exemption au titre de l'article 81-3 CE ". En particulier, le saisissant met en cause la licéité de ses articles 2-4 et 2-5, au motif que " il n'est pas certain que [les obligations qui en résultent] soient nécessitées par la nature d'un tel contrat ".
D. LA PROPOSITION DE NON-LIEU
35. Sur la base des constatations qui précèdent, une proposition de non-lieu à poursuivre la procédure a été transmise à la société SCOB et au commissaire du Gouvernement le 2 mai 2005.
II. Discussion
36. Aux termes de l'article L. 464-6 du Code de commerce, " lorsque aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du Gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure ".
A. SUR LA DÉFINITION DES MARCHÉS PERTINENTS ET LA POSITION DE KRONENBOURG SUR CES MARCHÉS
37. Les autorités de la concurrence communautaires et nationales ont à plusieurs reprises défini les marchés pertinents sur lesquels opèrent les brasseurs (cf. décision du Conseil n° 96-D-63 du 29 octobre 1996, avis du Conseil n° 96-A-09 du 9 juillet 1996, n° 04-A-07 et n° 04-A-08 du 18 mai 2004, arrêt de la CJCE du 28 février 1991, Stergios Delimitis c/ Henninger Braeu AG et décision de la Commission européenne du 29 septembre 2004 déjà citée ci-dessus). La bière se distingue des autres boissons en raison, notamment, de ses propriétés alcooliques, de son goût et de son prix. De plus, la bière vendue hors domicile, dans les cafés, hôtels et restaurants, et celle vendue dans le commerce de détail se distinguent tant du point de vue du consommateur que du côté de l'offre, la vente dans les débits de boissons étant associée à une prestation de services, la bière pression n'étant disponible qu'en CHR et la distribution en CHR présentant des contraintes particulières.
38. Sur le marché alimentaire, les centrales d'achat des GMS s'approvisionnent directement auprès des brasseurs. En revanche, sur le marché CHD, les brasseurs passent par l'intermédiaire d'entrepositaires-grossistes, comme la SCOB. Le Conseil a considéré, dans les avis n° 04-A-07 et 04-A-08 cités ci-dessus que ce marché intermédiaire qui met en présence les entrepositaires-grossistes et les CHR devait également être limité à la distribution de la bière, compte tenu des spécificités de celle-ci, et notamment de la bière en fûts, par rapport aux autres boissons livrées par les entrepositaires-grossistes aux CHR (boissons gazeuses sans alcool, vins et spiritueux, eaux, jus de fruits et sirops). Les brasseurs sont présents sur le marché amont sur lequel ils livrent les entrepositaires, mais aussi sur le marché intermédiaire, puisqu'ils ont acquis de nombreux entrepositaires grossistes depuis le début des années 90.
39. S'agissant de la dimension géographique de ces marchés, la jurisprudence rappelée ci-dessus considère que les marchés de la bière sont nationaux. Parmi les motifs évoqués figurent : en premier lieu, les préférences et les habitudes des consommateurs ; en deuxième lieu, l'organisation nationale des réseaux de distribution ; enfin, les différences entre les législations et normes nationales, par exemple en matière de taxation des boissons alcoolisées, de recyclage des emballages, de publicité et de réglementation des débits. Le marché de la distribution de la bière sur lequel opèrent les entrepositaires grossistes, tant indépendants que filiales des brasseurs, sont eux de dimension locale compte tenu des contraintes liées notamment à la livraison des fûts et aux opérations de sanitation des installations de tirage.
40. En l'espèce, la SCOB se plaint de pratiques mises en œuvre par les Brasseries Kronenbourg sur le marché national de la bière destinée à la consommation hors domicile et sur le marché national de la bière destinée au circuit alimentaire, en tant que fournisseur.
41. La Cour de justice des Communautés européennes a considéré, dans différents arrêts (cf. notamment Chiquita United Brands, 17 déc. 1975, et Hoffman-La Roche, 13 fév. 1979) que la position dominante " concerne une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients, et, finalement, des consommateurs. " Une telle position peut résulter de différents facteurs caractérisant d'une part, l'entreprise elle-même, tels la détention de parts de marché substantielles, l'appartenance à un groupe de grande envergure, la présence sur plusieurs marchés connexes ou la maîtrise de technologies ou d'un savoir faire spécifiques et, d'autre part, le marché pertinent concerné, tels que le nombre et la taille des concurrents, l'existence de barrières à l'entrée ou la puissance d'achat des demandeurs.
42. Les marchés nationaux de la bière, hors domicile et alimentaire, se caractérisent par la forte présence de deux des grands groupes brassicoles de dimension internationale, le groupe Scottich Newcastle et le groupe Heineken, un troisième groupe international, le groupe Interbrew détenant des parts de marché plus limitées. Sur le marché hors domicile, la société Brasseries Kronenbourg se situait, en 2000, en seconde position, derrière le groupe Heineken (39 %), avec une part de marché de 37 %. Le groupe Interbrew réalisait 16,7 % des ventes sur ce marché. Sur le marché alimentaire, la société Brasseries Kronenbourg occupait la première position avec 46,5 % des parts de marché, devant le groupe Heineken qui réalisait 32,4 % des ventes. Le reste du marché est principalement alimenté par le groupe Interbrew (7,2 %).
43. Les groupes Scottich Newcastle et Heineken commercialisent tous les deux des gammes de bières étendues. Ils ont progressivement, au cours des années 90, étendu leur présence sur les marchés aval de distribution en gros de la bière en faisant l'acquisition d'un grand nombre d'entrepositaires-grossistes dont la plupart sont rassemblés dans leurs filiales de distribution (France Boissons pour Heineken et Elidis pour Scottish Newcastle). Le groupe Scottish Newcastle maîtrisait ainsi, en 2000, 26 % de la distribution de la bière contre 32 % pour le groupe Heineken.
44. L'existence d'un concurrent d'une puissance équivalente à la sienne ne lui permet pas d'adopter le comportement indépendant caractérisant une position dominante.
B. SUR LES PRATIQUES
1. SUR LES CONDITIONS DE VENTE DISCRIMINATOIRES
45. Selon la SCOB, la société Brasseries Kronenbourg refuserait de lui communiquer ses conditions générales de vente et ne la ferait pas bénéficier de ristournes, d'opérations promotionnelles, de matériel de service publicitaire et de conditions de paiement dont bénéficieraient d'autres clients, dans le but de l'évincer des marchés de la distribution de la bière en grandes et moyennes surfaces et en CHR.
46. Il convient de noter, à titre préliminaire, que ces mêmes pratiques ont parallèlement été dénoncées par la SCOB devant les juridictions compétentes au regard des dispositions du titre IV du livre IV du Code de commerce et notamment son article L. 442-6 qui prohibe les conditions de vente discriminatoires.
47. S'agissant des dispositions du titre II du Code de commerce, pour lesquelles le Conseil dispose d'une compétence d'attribution, l'article L. 420-1 prohibe les actions concertées qui ont pour objet ou peuvent avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence. Il n'est pas allégué dans la saisine que l'application discriminatoire qui serait faite par Kronenbourg de ses conditions de vente résulterait d'une entente avec d'autres brasseurs ou d'autres distributeurs. L'instruction n'a par ailleurs relevé aucun élément dans ce sens.
48. L'article L. 420-2 du Code de commerce prohibe l'exploitation abusive d'une position dominante, qui peut notamment consister en conditions de vente discriminatoires ou, dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l'exploitation abusive de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve une entreprise cliente, qui peut également consister en pratiques discriminatoires visées à l'article L. 442-6. Le saisissant fait d'ailleurs état d'une situation de dépendance économique de la SCOB vis-à-vis des Brasseries Kronenbourg, en raison du fait que " une part importante du chiffre d'affaires de la société SCOB (qui a pu représenter jusqu'à 50 % du chiffre d'affaires total de la société) est réalisée avec la société Brasseries Kronenbourg. ".
49. Il ressort de l'analyse faite ci-dessus des marchés pertinents et de la position de la société Brasseries Kronenbourg sur ces marchés, que celle-ci n'y occupe pas une position dominante et qu'en conséquence, les dispositions de l'article L. 420-2 relatives aux abus de position dominante ne sont pas applicables.
50. S'agissant de l'état de dépendance économique, il résulte d'une jurisprudence constante (cf. notamment les décisions n° 01-D-49 du 31 août 2001 et n° 04-D-26 du 30 juin 2004 du Conseil de la concurrence) que la dépendance économique, au sens de l'article L. 420-2, alinéa 2, du Code de commerce, résulte de la réunion de plusieurs facteurs :
* la notoriété de la marque du fournisseur ;
* l'importance de la part du fournisseur sur le marché pertinent sur lequel il exerce une activité ;
* l'importance de la part de fournisseur dans le chiffre d'affaires du revendeur, à condition toutefois que cette part ne résulte pas d'un choix délibéré de politique commerciale de l'entreprise cliente ;
* la difficulté pour le distributeur d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents.
51. En l'espèce, les deux dernières conditions ne sont pas remplies. En effet, si le poids des achats de bière est resté de l'ordre de 57 % des achats de la SCOB de 1997 à 2005, la part de ces achats réalisée auprès des Brasseries Kronenbourg a fortement chuté depuis 1990, passant de plus de 32 % du chiffre d'affaires bières toutes marques en 1999 à moins de 17 % en 2001. La SCOB a donc pu compenser la réduction de son volume en marques Kronenbourg en développant son activité auprès de nouveaux brasseurs, notamment le groupe Heineken et la Brasserie de Saverne. La SCOB relate ainsi cette évolution : " petit à petit, nous nous sommes organisés pour diversifier notre offre. " " Nous avons bien entendu été obligés de trouver des accords avec la brasserie de Saverne, filiale de Karlsbrau, qui nous vend de la bière en fût à notre marque exclusive (Mosbrau), de façon à ne pas être tributaire des grands brasseurs. (...) Avec Heineken, nous avons aujourd'hui de bons contacts et nous faisons des volumes importants. " En 2005, la SCOB estime le poids du groupe Heineken à environ 30 % de ses achats de bière et le poids de la Brasserie de Saverne à environ 35 %.
52. Malgré la notoriété des marques des Brasseries Kronenbourg, la SCOB a pu diversifier son approvisionnement en bière, de sorte qu'il ne peut être établi que la SCOB se trouve en état de dépendance économique vis-à-vis de la société Brasseries Kronenbourg. Par conséquent, les faits dénoncés n'entrent pas dans le champ de l'article L. 420-2, alinéa 2 du Code de commerce.
2. SUR LES CLAUSES DU CONTRAT DE DISTRIBUTION IMPOSANT LA COMMUNICATION DES FACTURES
53. La SCOB soutient que les articles 2-4 et 2-5 du contrat de distribution sélective mis en place par Kronenbourg en 1995 lui imposent des obligations injustifiées consistant à transmettre au brasseur la liste des clients auxquels elle vend des produits Kronenbourg ainsi que les factures correspondantes : " il n'est pas certain que [les obligations qui en résultent] soient nécessitées par la nature d'un tel contrat ".
54. Un contrat de distribution conclu entre un fournisseur et ses distributeurs peut, s'il contient des stipulations susceptibles de restreindre le libre jeu de la concurrence sur un marché, constituer le support d'une entente anticoncurrentielle prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce ou par l'article 81 du traité de l'Union si de plus ces dispositions affectaient le commerce intra-communautaire.
55. A titre liminaire, il convient de préciser que les entreprises qui ont mis en place le réseau de distribution sélective à l'époque de la saisine pouvaient le notifier à la Commission, en vue d'une décision d'attestation négative ou d'une décision d'exemption, mais n'en avaient pas l'obligation, contrairement à ce qu'affirme le saisissant. Par conséquent, la circonstance que le contrat de distribution sélective de la société Brasseries Kronenbourg n'a pas reçu le bénéfice d'une attestation négative ou d'une exemption ne permet pas de présumer qu'il est illicite.
56. Les clauses dénoncées par la saisissante, qui interdisent aux distributeurs agréés de se fournir en produits Kronenbourg en dehors du réseau et de vendre les produits Kronenbourg en dehors du réseau caractérisent un contrat de distribution sélective et ont pour objet d'assurer l'étanchéité du réseau. De telles restrictions apportées à la liberté commerciale des distributeurs peuvent avoir des effets restrictifs de concurrence. Les autorités communautaires et nationales de concurrence considèrent cependant que ces effets restrictifs peuvent être compensés par l'amélioration de la distribution permise par ailleurs par de tels contrats si trois conditions sont satisfaites (cf. notamment les arrêts de la CJCE, 25 octobre 1977, " Métro ", du TPICE, 12 décembre 1996, " Groupement d'achat E. Leclerc " et la communication de la Commission du 13 octobre 2000, " Lignes directrices sur les restrictions verticales ", 2000-C 291-01) :
* premièrement, la nature du produit en question doit requérir un système de distribution sélective, c'est-à-dire qu'un tel système doit constituer une exigence légitime eu égard à la nature du produit concerné afin d'en préserver la qualité et d'en assurer le bon usage ;
* deuxièmement, les revendeurs doivent être choisis sur la base de critères objectifs de caractère qualitatif, qui sont fixés de manière uniforme pour tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire ;
* troisièmement, les critères définis ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire.
57. Au cas d'espèce, la mise en place d'un contrat de distribution sélective par la société Brasseries Kronenbourg est justifiée par le fait que la commercialisation de la bière en fûts requiert, à la différence de celle vendue en bouteilles ou en boîtes, la mise en œuvre d'équipements, de services d'assistance et de soins particuliers en vue de préserver la qualité du produit jusqu'à son tirage destiné au consommateur final. Le fait que la société Brasseries Kronenbourg ait distribué la bière en fûts sans contrat de distribution sélective pendant longtemps ne saurait l'empêcher de recourir à un tel système de vente, alors surtout qu'elle a constaté " qu'en 1988, près de 80 % des demi de bière tirés à la pression ne respectaient pas les normes minimales de qualité que toute bière distribuée en fûts doit respecter " et que " malgré ses efforts [de promotion de la qualité], la situation constatée en 1988 s'est insuffisamment améliorée " (Cf. préambule du contrat de distribution sélective).
58. L'obligation de transmettre les factures relatives à la vente des produits Kronenbourg n'excède pas ce qui est nécessaire à la mise en œuvre d'un contrat de distribution sélective dans la mesure où un tel contrat a vocation à réserver la vente des produits concernés aux distributeurs agréés. La possibilité de contrôle par le fournisseur du respect de l'étanchéité du réseau est donc un élément nécessaire au bon fonctionnement du système. En l'espèce, le saisissant estime que le moyen du contrôle, à savoir la mise à disposition des factures, est anticoncurrentiel car sur ses factures figurent, outre les produits Kronenbourg, tous les autres produits vendus à ses clients grossistes, qui sont en concurrence directe avec les entrepôts filiales de Kronenbourg. Mais alors est en cause le mode de facturation de la société SCOB, dans la mesure où il ne distingue pas les produits Kronenbourg des autres produits, et non les stipulations des alinéas 4 et 5 de l'article 2 du contrat de distribution sélective.
59. Par conséquent, les stipulations des articles 2-4 et 2-5 du contrat de distribution sélective mis en place par la société Brasseries Kronenbourg en 1995 ne sont pas prohibées par l'article L. 420-1 du Code de commerce.
60. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 464-6 du Code de commerce.
Décision
Article unique : Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.