CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 24 mars 2005, n° 03-08306
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
British American Tobacco France (SA)
Défendeur :
Riffier (ès qual.), Com'Annonceur (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Laporte
Conseillers :
MM. Fedou, Coupin
Avoués :
Me Seba, SCP Jupin & Algrin
Avocats :
Mes Simmonet, Barjon
Faits, procédure et moyens des parties
La société British American Tobacco France, ci-après dénommée BAT, à la suite d'une mise en compétition d'agences de publicité, a confié à la société Com'Annonceur les actions de promotion des cigarettes Lucky Strike devant être menées au cours des six premiers mois de l'année 1999 dans les bars, discothèques ou soirées d'étudiants.
Après une nouvelle mise en compétition, la société Com'Annonceur se voyait chargée, pour le second trimestre 1999, de l'animation d'une partie des soirées. Il en était de même, et selon un processus préalable de sélection identique, pour le premier puis le second semestre de l'année 2000.
Pour le premier semestre 2001, la société Com'Annonceur était une nouvelle fois consultée mais n'était plus retenue.
Estimant que cette attitude constituait une rupture brutale des relations commerciales, la société Com'Annonceur a saisi, sur le fondement de l'article 36-5 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 (en réalité L. 442-6 du Code de commerce), le Tribunal de commerce de Nanterre pour réclamer la condamnation de la société BAT à lui payer 6 000 000 F (914 694,10 euro) en réparation de ses préjudices financiers.
Le 19 juillet 1997, cette même juridiction prononçait la liquidation judiciaire de la société Com'Annonceur et désignait aux fonctions de mandataire liquidateur Maître Riffier, ès qualités, qui intervenait à la cause pour reprendre à son compte l'instance engagée par son administrée.
Par un jugement rendu le 8 octobre 2003, le Tribunal de commerce de Nanterre a considéré que les relations qui s'étaient déroulées sur deux ans, étaient par nature précaires et incertaines, dépendant de résultats d'appels d'offre semestriels, mécanisme qui exclut la certitude de leur prolongation. Il en a déduit que ces relations n'entraient pas dans le cadre des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce.
Il a en revanche retenu le caractère brutal et tardif de l'annonce faite à la société Com'Annonceur qu'elle n'était pas retenue pour les prestations du premier semestre 2001. Estimant qu'aurait dû être respecté un certain préavis tenant compte de la durée des relations et de leur importance économique, de l'état de dépendance du partenaire commercial, de ses chances de retrouver un cocontractant, il a condamné la société BAT à payer à Maître Riffier, ès qualités, la somme de 122 000 euro à titre de dommages et intérêts ainsi que celle de 3 000 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Appelante de cette décision, la société BAT considère que n'est pas applicable l'article "36.5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986" (en réalité L. 442- 6 du Code de commerce) qui suppose, cumulativement, l'existence de relations commerciales établies et leur rupture brutale sans préavis.
Rappelant les contrats à durée déterminée qui définissaient semestriellement de nouvelles opérations à mettre en place et constituaient le cadre des relations, elle en souligne la durée limitée à deux ans en affirmant que la jurisprudence n'applique le texte précité qu'à des relations d'une durée supérieure à trois ans.
Elle ajoute que la société Com'Annonceur n'avait aucun droit acquis à la prolongation de ces relations contractuelles pour chaque nouveau semestre en rappelant qu'une procédure d'appel d'offres manifeste en elle-même l'intention de ne pas poursuivre les relations contractuelles,
Elle écarte l'argument tiré de l'évolution du chiffre d'affaires de la société Com'Annonceur qui n'est pas, selon elle, justifié et considère que l'absence de contrat écrit témoigne de l'intention des parties de ne pas inscrire leurs relations dans la durée.
Elle approuve en conséquence le jugement qui a retenu que les dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce ne trouvaient pas application au litige. Elle le critique en revanche de l'avoir condamnée,
Elle soutient que la conséquence d'appels d'offres semestriels est l'absence de tout préavis puisque les relations précaires étaient limitées à six mois,
Elle considère que les premiers juges ont fait une mauvaise interprétation de la jurisprudence qu'ils ont citée puisque cette décision était rendue dans une affaire où "l'article 36.5 de l'ordonnance du 1er décembre 1988" a été jugé applicable.
Elle se prévaut d'une attestation d'une ancienne salariée de la société Com'Annonceur pour soutenir qu'elle a averti cette dernière dès le début du mois de décembre de sa décision de ne pas la retenir pour les prestations du premier semestre 2001.
Elle conclut donc à l'infirmation du jugement et au débouté de la société Com'Annonceur de toutes ses demandes.
Subsidiairement, elle soutient que la rupture sans préavis était légitime en raison de l'inexécution grave par la société Com'Annonceur de ses obligations. Elle se prévaut à cet égard des comptes-rendus de contrôle de ses représentants et d'une attestation d'une ancienne salariée de la société Com'Annonceur.
A titre infiniment subsidiaire, elle discute l'évaluation du préjudice prétendument subi par la société Com'Annonceur en déniant la dépendance économique invoquée et en soulignant que la violation de "l'article 36.5" se résout par le versement d'une indemnité correspondant à la marge nette qui aurait été réalisée au cours du préavis. Elle en déduit le caractère manifestement excessif des demandes de Maître Riffier, ès qualités, et en l'absence d'éléments comptables probants, sollicite une expertise pour déterminer la marge nette.
Elle réclame, en tout état de cause, la condamnation de Maître Riffier, ès qualités, à lui payer 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Maître Riffier, mandataire-liquidateur, explique que la société Com'Annonceur avait réalisé avec la société BAT un chiffre d'affaires de 4 480 000 F (682 971,60 euro) HT en 1999 et 6 382 356 F (972 983,90 euro) l'année suivante.
Elle soutient que la responsabilité de la société BAT est engagée sur le fondement de l'article L. 442-6-1.5° du Code de commerce en faisant valoir que les liens noués entre la société Com'Annonceur et la société BAT constituaient une relation commerciale établie consistant dans des commandes successives pendant près de trois ans, nonobstant la circonstance que ces relations sont fondées sur des contrats semestriels puisqu'ils ont été régulièrement renouvelés.
Elle explique que le caractère brutal de la rupture résulte de ce que la société Com'Annonceur en a été informée par téléphone, début 2001 alors que rien ne donnait à penser que la société BAT allait rompre les relations commerciales.
Elle observe qu'aucun préavis n'a été donné et dénie l'allégation, mensongère selon elle, d'une annonce faite début décembre. Elle réfute aussi la prétendue inexécution grave des obligations de la société Com'Annonceur qui n'a été alléguée qu'à l'occasion de la procédure. Expliquant que la société BAT était le plus gros client de la société Com'Annonceur représentant plus de la moitié du chiffre d'affaires 2000, elle fait état du préjudice financier entraîné par le caractère brutal de la rupture qui a placé la société Com'Annonceur dans des difficultés difficilement surmontables. Elle affirme que s'y ajoute un préjudice moral.
Formant un appel incident, elle demande en conséquence à la cour d'infirmer le jugement, de dire la société BAT responsable de la rupture brutale de relations commerciales établies, de la condamner à lui payer 915 000 euro et 76 225 euro en réparation des préjudices, respectivement, financier et moral ainsi que 10 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La procédure a été clôturée par une ordonnance du conseiller de la mise en état en date du 2 décembre 2004 et l'affaire a été évoquée à l'audience du 8 février 2005.
Motifs de la décision
Considérant que les parties discutent le point de départ de leur relations; que la société BAT produit la copie d'un message informatique intitulé "Brief sur Horeca 1er semestre 1999", daté du 20 novembre 1998 et qui décrit avec précision le développement, la création et la production de concepts de la marque de cigarettes Lucky Strike adaptés aux discothèques et soirées étudiantes ;
Considérant que ce document précise que trois agences sont en compétition sur ce projet auquel est annexé un rappel de positionnement de la marque et une énumération des frais fixes et des frais variables, non-compris l'animation et la logistique ;
Considérant que ce document constitue ainsi un appel d'offre pour le premier semestre 1999 ; que Maître Riffier, ès qualités, n'allègue pas l'existence d'un élément antérieur pouvant attester de relations préexistantes entre la société BAT et la société Com'Annonceur ;
Considérant qu'elle se prévaut d'une lettre que lui a adressée la société BAT le 15 décembre 1998 pour affirmer que les relations entre les deux sociétés ont débuté avant 1999 ;
Considérant toutefois que cette lettre constitue une demande purement technique, adressée par "le service comptabilité", non signée et qui contient des instructions quant à l'adresse et au libellé des facturations dans le cadre d'une évolution du processus de commande du groupe ; qu'elle ne saurait ainsi attester de la réalité de relations antérieures à 1999 ;
Considérant de surcroît que Maître Riffier, ès qualités, ne produit aucun élément justificatif tel que devis, facture, débours, relatif à des prestations que la société Com'Annonceur aurait pu faire pour le compte de la société BAT antérieurement à 1999 ;
Considérant qu'il n'est pas discuté que les relations commerciales entre la société BAT et la société Com'Annonceur ont cessé à la fin de l'année 2000 ; qu'elles se sont ainsi écoulées sur une période de deux années et que c'est de manière inexacte que Maître Riffier, ès qualités, allègue une collaboration de trois ans ;
Considérant qu'il n'est pas discuté que ces relations se sont établies selon quatre périodes successives d'environ six mois lesquelles ont, chacune, donné lieu à l'établissement par l'agence publicitaire de devis acceptés par la société BAT ;
Considérant que la circonstance que ces relations ne se sont pas déployées dans le cadre d'un contrat écrit, qu'elles ont pris la forme de missions à durée déterminée successives et n'ont pas dépassé deux années, ne peut constituer un motif pertinent pour écarter, sur ces seules constatations, l'éventuelle application des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce ;
Considérant en revanche que la société BAT lançait un nouvel appel d'offre entre plusieurs agences de publicité, à la fin de chacune des missions à durée déterminée ; que cette réalité, qui n'est pas discutée, se trouve confirmée par les termes de l'attestation délivrée par Madame Laurence Bogaert qui occupait les fonctions de chef de projet à l'agence Com'Annonceur où elle géra le budget BAT ; que cette attestation explique que, pour le second semestre 1999, la société Com'Annonceur n'a plus été retenue pour une partie de la prestation, la société BAT ayant sélectionné une agence plus performante et que, par la suite, la société Com'Annonceur a été ré-interrogée et, donc, mise en compétition avec d'autres agences chaque semestre sur la mise en œuvre des soirées ;
Considérant ainsi que le recours à une mise en compétition avec des concurrents, avant la commande de chacune des missions semestrielles privait les relations commerciales de toute permanence garantie et les plaçait dans une perspective de précarité certaine qui ne permettait pas à la société Com'Annonceur de penser qu'elles avaient un avenir ;
Considérant à cet égard que l'ancien chef de projet titulaire du budget BAT, chez la société Com'Annonceur, confirme par son attestation que la société Com'Annonceur était parfaitement informée que la collaboration avec BAT était remise en cause régulièrement par les appels d'offres et les mises en compétition avec d'autres agences ;
Qu'il en résulte que les relations commerciales existant entre la société BAT et la société Com'Annonceur était dépourvues de tout caractère établi ce qui exclut l'application des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce ;
Considérant que c'est dès lors par une application inexacte de la loi que les premiers juges, tout en retenant que le litige n'entrait pas dans le cadre des dispositions de ce texte, ont dit que la société BAT devait à ce cocontractant un préavis pour l'aviser qu'elle n'était pas retenue pour le premier semestre 2001 ;
Considérant en effet que chacune des périodes successives d'intervention de la société Com'Annonceur ne pouvait avoir de suite qu'à la condition pour l'agence de remporter la compétition à laquelle elle était soumise avec d'autres ; que cette dernière ne pouvait ignorer l'échéance de l'achèvement au 31 décembre 2000, de sa mission en cours et que la société BAT n'était tenue à aucun préavis pour le lui rappeler ;
Considérant de surcroît qu'il n'est pas même établi que la société BAT aurait manqué à son obligation de loyauté dans ses rapports avec la société Com'Annonceur ; que l'attestation délivrée par Madame Laurence Bogaert indique qu'en décembre 2000, BAT avait, par téléphone, annoncé à l'agence Com'Annonceur qu'elle ne serait pas sélectionnée pour le 1er trimestre 2001 mais qu'elle serait une nouvelle fois interrogée pour le second ;
Que le jugement doit en conséquence être infirmé en toutes ses dispositions et Maître Riffier, ès qualités, débouté de toute ses demandes indemnitaires ;
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la société BAT la charge des frais qu'elle a été contrainte d'engager ; que Maître Riffier, ès qualités, sera condamné à lui payer une indemnité de 1 500 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Considérant que l'équité ne commande pas d'allouer des sommes sur le fondement du même texte à l'intimée qui, succombant dans l'exercice de son recours, doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel ;
Par ces motifs ; Statuant en audience publique, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris, Et statuant à nouveau, Déboute Maître Riffier, ès qualités de mandataire-liquidateur de la société Com'Annonceur, de toutes ses demandes, Le condamne à payer à la société British American Tobacco France BAT la somme de 1 500 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Le condamne aux dépens des deux instances, Dit que ceux d'appel pourront être recouvrés directement par Maître Seba, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.