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Décisions

Conseil Conc., 6 décembre 2005, n° 05-D-67

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre sur le marché de la signalisation routière horizontale dans les régions de Picardie et du Nord-Pas de Calais

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de M. Komiha par Mme Aubert, vice-Présidente présidant la séance, Mme Béhar-Touchais, MM. Flichy, Combe, membres.

Conseil Conc. n° 05-D-67

6 décembre 2005

Le Conseil de la concurrence (section IV),

Vu la lettre enregistrée le 30 décembre 1996 sous le n° F 934, par laquelle le ministre délégué aux finances et au commerce extérieur a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre à l'occasion de marchés de signalisation routière horizontale dans les régions Picardie et Nord-Pas de Calais ; Vu le livre IV du Code de commerce, et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour l'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002, fixant les conditions d'application du livre IV ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées les sociétés Confort Routier de l'Artois (CRA), Signeurop, Unidoc, Somaro, Viamark et Société d'Applications Routières et le commissaire du Gouvernement ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Confort Routier de l'Artois (CRA), Signeurop, Unidoc, Somaro, Viamark et Société d'Applications Routières entendus au cours de la séance du 8 novembre 2005 ;

Adopte la décision suivante :

I. Constatations

A. LES ENTREPRISES MISES EN CAUSE

1. La société CRA (Confort Routier de l'Artois) était une PME indépendante à l'époque des faits. Elle a été cédée en mars 1996 à une société holding, Sofitec. Elle est aujourd'hui détenue par la société Techniques Nouvelles à Rouen, laquelle exerce elle-même une activité dans le secteur de la signalisation routière horizontale. CRA est ainsi intégrée dans un groupe qui, outre Techniques Nouvelles, comprend les sociétés Normandie Signalisation et Artois Signalisation. Le siège de la société CRA a été transféré à la même adresse que Techniques Nouvelles et son gérant est également le directeur général et président du conseil d'administration de Techniques nouvelles. En 1994, CRA a réalisé un chiffre d'affaires d'environ 17 000 000 F (2 600 000 euro), en diminution constante par la suite.

2. La société Somaro (Société de Matériel Routier) dont le siège est à Chatou (Yvelines) est intégrée au groupe Colas (Groupe Bouygues) : c'est l'entreprise la plus importante intervenue sur les marchés en cause. Le fichier Infogreffe signale que l'activité de signalisation routière horizontale a été cédée, à compter du 21 décembre 2000, à la société Valis dans laquelle Somaro est associée.

3. La société Unidoc, dont le siège est à Morangis (Essonne), compte 10 agences régionales, dont celles du Nord (59) d'Arras (62) et de Picardie (60).

4. La SAR (Société d'Applications Routières) est filiale de la société Signature, elle-même intégrée à un groupe, le groupe Burelle. Son siège social, antérieurement établi à Aubervilliers, a été transféré à Lyon.

5. La société Viamark, dont le siège est à Clichy (Hauts de Seine), est également intégrée au groupe Colas et compte parmi ses associés la société Somaro.

6. La société TPIS Natanni, implantée à Saint-Léonard (Pas de Calais), a connu une double évolution. D'une part, elle a procédé à la filialisation d'une partie de son activité au sein d'une société Natanni Signalisation. Celle-ci a ensuite été cédée à la société Prosign en 1994, qui, en juin 2001, a changé de dénomination et est devenue la société EMC2, laquelle n'avait plus aucune activité en signalisation horizontale, s'étant spécialisée en signalisation verticale. En 2003, EMC2 est devenue la société Signeurop, sise à la Garenne Colombes. D'autre part, TPIS Natanni a subsisté juridiquement sous le numéro B.701.750.390 au registre du commerce et des sociétés et est devenue la Sarl TPIS, implantée à Saint-Martin-Boulogne dans le Pas de Calais, qui a poursuivi une activité de signalisation horizontale.

B. LES FAITS

7. Les services de la DGCCRF ont constaté que, pendant plusieurs années, les mêmes entreprises obtenaient presque systématiquement les marchés de signalisation routière horizontale dans les zones géographiques où se situait leur siège, alors qu'à l'inverse leurs offres n'étaient quasiment jamais compétitives sur des zones pourtant proches de celles-ci. Ces services ont donc réalisé une enquête portant sur trente marchés, pour lesquels le rapport d'enquête de l'administration a conclu à l'existence d'actions concertées. Au terme de l'instruction, des pratiques anticoncurrentielles ont été retenues sur quatre marchés.

1. LES APPELS D'OFFRES ROUTES NATIONALES DE LA DDE DU PAS DE CALAIS EN 1992 ET 1995

8. La DDE du Pas de Calais a lancé, en 1992 et 1995, pour le marquage des routes nationales, une série d'appels d'offres par arrondissement : Boulogne en peinture, Boulogne en enduits thermoplastiques, Calais/Saint-Omer, Béthune/Lens, Arras, enfin Autoroutes arrondissement de Béthune en peinture et enduits, soit six marchés d'une durée de 3 ans.

9. L'enquête a mis en évidence la reconduction systématique des trois mêmes entreprises, en 1992 et 1995, sur les mêmes marchés géographiques situés dans la zone d'implantation de leur siège, ces entreprises étant déjà titulaires de ces mêmes marchés à l'issue de la précédente consultation de 1989, malgré le nombre important de candidats et la présence de candidats différents à chaque consultation. Ainsi, la société Natanni, implantée près de Boulogne, a toujours obtenu les marchés des arrondissements de Boulogne et Calais, la société CRA, implantée près de Béthune, les marchés de l'arrondissement de Béthune et la société Unidoc, implantée près d'Arras, les marchés de l'arrondissement d'Arras.

10. Une quatrième société est aussi intervenue, la société Somaro, titulaire du marché Autoroutes/Béthune en 1989, qu'elle a perdu en 1992 au bénéfice de CRA (Somaro s'étant classée deuxième avec une offre supérieure de 17 % à celle de CRA). Or, en 1995, Somaro s'est associée à CRA et les deux sociétés ont obtenu de concert ce marché. On constate que Somaro n'a pas songé à s'associer à CRA pour les autres consultations de 1995. Le service d'enquête a souligné le caractère artificiel de ce groupement qui "n'a eu pour raison d'être que la volonté de Somaro de retrouver son secteur".

11. Lors de son audition par le rapporteur le 26 février 1998, l'ancien gérant de la société CRA (Confort Routier de l'Artois) a déclaré : "Concernant les consultations de la DDE du Pas de Calais pour les routes nationales, la situation a été différente en 1992 et 1995. En 1992, Monsieur X de la société Unidoc a manifesté le souhait d'obtenir à coup sûr le marché du secteur d'Arras, et en contrepartie m'a proposé d'avoir la garantie d'obtenir le secteur correspondant à mon implantation, soit le bassin minier. Aussi, à son initiative, nous nous sommes réparti la tâche pour demander à nos confrères consultés de nous laisser le champ libre. En conséquence, je leur ai communiqué le montant TTC global de mes offres pour les marchés du secteur de Béthune, de façon à ce qu'ils remettent un montant supérieur à ces offres. Pour sa part, Monsieur X m'a indiqué le montant de son offre pour le secteur d'Arras, afin que je me positionne au-dessus. Toutefois, je n'ai pas contacté la société Natanni pour opérer de la même façon. En effet, compte tenu des liens qui existaient entre nous d'une part, en raison de l'éloignement d'autre part, il existait en quelque sorte un accord tacite entre nous d'éviter d'intervenir dans nos zones respectives. Comme à la longue j'avais fini par savoir à peu près à quel niveau se situaient ses prix, j'évitais de remettre des offres inférieures à ce que je pensais qu'il allait remettre, et je suppose que lui faisait de même. J'ignore si lui-même a contacté les autres confrères pour obtenir d'eux qu'ils lui laissent le champ libre pour son secteur".

12. Concernant spécifiquement le lot "autoroutes" de cet appel d'offres, lors d'une première audition par les enquêteurs en août 1996, le gérant de la société CRA a déclaré " Concernant l'appel d'offres des autoroutes A1-A21-A211, il existe une raison historique concernant le groupement CRA/Somaro. En effet, dans le passé Somaro était titulaire du marché. CRA ayant pris ce marché, M. Y, responsable de Somaro à l'époque, m'a donc demandé de se grouper avec CRA afin de préserver une part de son chiffre d'affaires étant précisé que cette discussion s'est tenue avant remise de pli. Somaro ne pouvait plus avoir seul le marché car il manquait d'équipes sur le secteur du bassin minier. A l'époque où Somaro était titulaire du marché, nous avions dû intervenir plusieurs fois par défaillance de ses équipes et à la demande de M. l'ingénieur d'arrondissement".

13. Toutefois, lors de son audition par le rapporteur en 1998 ce même gérant a apporté des précisions nouvelles, quant aux véritables motivations de cette alliance : "Toujours pour cette consultation de 1992, pour le lot concernant les autoroutes A1-A21-A211, Somaro, titulaire de ce marché les années précédentes, m'a contacté pour que je fasse une offre de couverture en sa faveur. J'ai refusé en lui indiquant que je remettrai mes propres prix car ce marché m'intéressait, étant très proche du siège de CRA. Par contre pour le marché de 1995, Somaro ayant créé une agence sur le secteur de Béthune m'a de nouveau contacté pour exprimer fortement sa volonté de revenir sur ce marché, sous la menace de provoquer des opérations de dumping sur mon secteur d'activité. Somaro est une filiale de Colas, elle-même intégrée dans le groupe Bouygues. J'ai accepté afin de ne pas mettre en péril l'activité de CRA. Cependant, je l'ai fait à mes prix, Somaro étant simple sous-traitant".

14. Pour les autres marchés 1995, le gérant de la société CRA a déclaré que, suite à un différend avec la société Prosign avec laquelle il avait soumissionné conjointement sur un autre marché (Conseil général du Nord 1992), il aurait décidé de ne plus se livrer à ce genre de pratiques. Néanmoins, les résultats des appels d'offres routes nationales 1995 de la DDE du Pas de Calais sont la réplique de ceux de 1992, de même que ceux-ci étaient la réplique des résultats de 1989, à l'exception des autoroutes à propos desquelles les entreprises ont prétendu que l'"anomalie" avait été corrigée en 1995.

2. L'APPEL D'OFFRES DU CONSEIL GÉNÉRAL DU PAS DE CALAIS, 1992

15. En 1992, le Conseil général du Pas de Calais a lancé, pour le marquage des routes départementales, un appel d'offres séparé en 5 lots variant en fonction des produits et de zones soit : deux lots peinture pour les secteurs "centre" et "littoral", trois lots enduits thermoplastiques pour les secteurs Arras, Béthune et Littoral, la date limite de remise des offres étant fixée au 13 février 1992. Les sociétés CRA, Natanni, SAR et Somaro ont remis une offre pour les 5 lots, la société Viamark pour 4 lots en délaissant le lot peinture/"littoral", la société Unidoc n'a remis d'offre que pour les lots peinture/centre et enduits/Arras. Deux autres sociétés, Prosign et Secoroute, se sont excusées pour l'ensemble des lots.

16. En premier lieu, le rapport d'enquête constate que ce sont les trois mêmes entreprises qui ont obtenu en 1992 systématiquement les mêmes marchés géographiques, situés dans la zone d'implantation du siège de ces entreprises ; ainsi, la société Natanni, implantée près de Boulogne, a obtenu les deux lots littoral, peinture et enduits, la société Unidoc, implantée près d'Arras, le lot enduits/Arras, et enfin la société CRA, implantée près de Béthune, les lots peinture/centre et enduits/Béthune. Pour ce lot, déclaré d'abord infructueux, CRA est demeurée titulaire, après une deuxième mise en concurrence dans le cadre d'un marché négocié.

17. Cette situation doit être examinée à la lumière des déclarations de l'ancien gérant de la société CRA cités ci-dessus à propos des marchés de la DDE la même année, soit 1992. Ces déclarations attestent l'existence d'un accord formel de répartition des marchés du Pas de Calais en 1992, entre les trois mêmes entreprises, CRA, Natanni et Unidoc, avec le concours des autres participants, sollicités en vue de remettre des offres de couverture. Ainsi, les résultats de la consultation du conseil général, en tous points identiques aux résultats de la consultation de la DDE, s'inscrivaient dans le même accord de répartition, et ne peuvent s'expliquer que par cette concertation.

18. En deuxième lieu, le rapport d'enquête souligne l'incohérence des offres des entreprises en cause, dont les niveaux de prix varient fortement selon que l'offre concerne le lot qui est censé leur être réservé, où elles sont donc moins-disantes, et les autres lots où elles évitent de gêner leurs confrères moins-disants en remettant des offres très supérieures.

19. En troisième lieu, sur le lot peinture/littoral, les soumissions des sociétés Natanni, Somaro et Viamark, soit trois des quatre soumissionnaires, comportent des prix identiques, au centime près, pour 5 postes figurant au récapitulatif final de leurs offres, soit :

poste "sous total 1" 80 895,00 F

poste "sous total 2" 460 461,95 F

poste "plus-value 2A" 8 688,59 F

poste "plus-value 2B" 17 377,18 F

poste "plus-value 2B" 53 909,91 F

20. Or, dans les pages intérieures de leurs offres, précédant ce récapitulatif, pour ces mêmes postes, les prix indiqués par Natanni sont identiques à ceux du récapitulatif tandis que ceux indiqués par Somaro et Viamark sont supérieurs, soit :

Viamark Somaro

poste "sous total 1" 113 264,00 F 120 445,00 F

poste"sous total 1" 471 865,50 F 496 171,25 F

poste "plus-value 2A" 17 753,42 F 9 437,15 F

poste "plus-value 2B" 26 630,13 F 18 874,30 F

poste "plus-value 2C" 73 585,76 F 58 430,70 F

21. Selon la notification de griefs, ce phénomène ne peut avoir qu'une explication. La société Natanni a adressé aux sociétés Somaro et Viamark son devis estimatif détaillé, afin de les informer des prix qu'elle allait remettre pour leur permettre de présenter des offres de couverture. Les sociétés Somaro et Viamark ont effectivement, en pages intérieures de leurs soumissions, établi des prix sensiblement plus élevés sur ces postes, mais, par négligence ou omission, n'ont pas rectifié les mêmes postes dans leur récapitulatif final et y ont reproduit les prix de l'offre Natanni.

22. Interrogés par les enquêteurs, les responsables des sociétés en cause n'ont pas été en mesure de fournir une explication cohérente et circonstanciée. M. A déclare ainsi qu'il n'a "( ...) pas d'explication à donner à ce constat ". Le responsable de Somaro a déclaré qu'il n'était pas en fonction à l'époque des faits. Le responsable de la société Viamark expose : "(...) Je ne peux évoquer que l'erreur grossière de mes gens, probablement pressés par le temps, à savoir ; frappe sans vérification des éléments reçus et signature immédiate et confiante de Gronier en mon absence".

23. En quatrième lieu, des contacts ont eu lieu entre le gérant de la société CRA, et des responsables des sociétés consultées sur l'appel d'offres en cause, dans les dix jours précédant la date limite de remise des offres (3 février 1992). Ainsi, l'agenda du responsable de l'agence de la société Prosign à Lille mentionne deux contacts, l'un le 3 février 1992 avec la mention : "Dossiers Offres 92 CRA Natanni", l'autre le 4 février 1992 avec la mention : "16 H CRA Rebergue". Quant à l'agenda du gérant de CRA, il comporte la mention de plusieurs contacts, le 3 février 1992 avec Somaro, le 6 février 1992 respectivement avec Unidoc et avec Viamark et le 10 février 1992 avec M. A de la société SAR ; à la semaine "3 au 9 février 1992", figure le nom de M. B, avec son téléphone et le numéro de télécopie de sa société, Viamark.

24. A propos de ces contacts, le gérant de la société CRA a déclaré aux enquêteurs en août 1996 : "(...) Les rendez-vous qui viennent d'être cités de début de 92 ont donné l'occasion de faire un tour d'horizon avec les confrères rencontrés des appels d'offres en cours...".

25. Enfin, sur un brouillon de bordereau de prix recueilli au siège de la société CRA relatif au lot peinture/"centre" figure la mention manuscrite "Pour M. A", indiquant ainsi que ce projet de devis était destiné à M. A de façon à l'informer du niveau des prix de CRA, attributaire de ce lot.

26. Lors de son audition par les enquêteurs le gérant de CRA a déclaré à propos de cette mention : "(...) j'ai personnellement étudié le dossier qui comportait une particularité, à savoir l'introduction par la collectivité de la peinture bi-composant. A l'époque, nous ne maîtrisions pas ce produit nouveau de sorte que j'ai fait une ébauche qui se retrouve dans les pièces saisies (...) Cette étude a été soumise pour avis à M. A qui, je le souligne, n'était autre que l'un des associés de CRA. C'est cette situation particulière qui explique ma mention manuscrite portée en haut de la cote 10 : pour M. Z . M. A a estimé que les prix n'étaient pas suffisamment élevés. Je suis resté sur mon étude puisque M. A n'avait été interrogé qu'à titre consultatif (...)".

3. L'APPEL D'OFFRES ROUTES NATIONALES DE LA DDE DE L'OISE EN 1995

27. Fin 1994, la DDE de l'Oise a lancé, pour le marquage des routes nationales en peinture et spray, un appel d'offres dont la date limite de remise des offres était fixée au 5 janvier 1995. Dix sociétés ont déposé une offre. La société SAR était moins-disante avec une proposition à 643 243,81 F, mais l'appel d'offres a été déclaré infructueux, les prix remis ayant été jugés trop élevés par le maître d'ouvrage. Un second appel d'offres a été lancé dont la date limite de remise des offres était fixée au 28 mars 1995, avec une modification par le maître d'ouvrage des données du marché, notamment quant au type de produits à appliquer (peintures au lieu de bandes collées) et quant aux quantités requises, ce qui, par conséquent, a réduit son montant. De nouveau moins-disant avec une offre à 290 908,60 F, la société SAR a été déclarée attributaire du marché.

28. Le rapport d'enquête signale que la SAR est systématiquement titulaire des marchés peinture sur routes nationales depuis 1989, ainsi que du marché peinture du Conseil général de l'Oise.

29. Lors de son audition par le rapporteur en 1998, le gérant de CRA à l'époque des faits a reconnu avoir déposé une offre de couverture au profit de la société SAR, à la demande de celle-ci, qui lui a adressé par télécopie les prix à remettre : "Concernant la consultation de la DDE de l'Oise de janvier 1995 pour le marquage des routes nationales, je me souviens que j'ai été contacté par la SAR pour remettre une offre de couverture. Elle m'a adressé pour ce faire par télécopie une grille de prix que j'ai effectivement utilisée pour remettre mon offre. Là encore, la SAR étant mon principal fournisseur, j'ai accepté sous peine de prendre un risque pour mon entreprise". A l'appui de sa déclaration, l'intéressé a communiqué une télécopie reçue de la société SAR datée du 23 décembre 1994. Le montant final de ce devis correspond exactement au montant de l'offre déposée par CRA auprès de la DDE de l'Oise pour le marché en cause.

C. LES GRIEFS NOTIFIÉS

30. Sur la base de ces constatations, les griefs suivants ont été notifiés :

1. "il est fait grief aux sociétés CRA, Natanni, Unidoc et Somaro de s'être concertées aux fins de se répartir les marchés de marquage des routes nationales de la DDE du Pas de Calais en 1992 et 1995, en remettant chacune au profit des autres des offres de couverture pour aboutir à cette répartition, et d'avoir sollicité des autres entreprises candidates à ces consultations de remettre des offres de couverture à leur profit ;

2. il est fait grief aux sociétés CRA, Natanni, Unidoc, Viamark et Somaro de s'être concertées aux fins de se répartir les lots du marché de marquage des routes départementales lancé par le Conseil général du Pas de Calais de février 1992, en échangeant des informations sur les prix de leurs offres et en remettant au profit des autres des offres de couverture pour aboutir à cette répartition ;

3. Il est fait grief aux sociétés SAR et CRA de s'être concertées à l'occasion de la première consultation pour le marché peinture pour le marquage des routes nationales pour 1995 lancé par la DDE de l'Oise, la société CRA ayant remis une offre de couverture au profit de la société SAR, sur la base de prix qui lui ont été transmis par ladite société, laquelle s'est vue attribuer le marché.

4. Ces pratiques constituent des concertations qui ont eu pour objet et pour effet de fausser la concurrence entre les entreprises sur les marchés en cause. Les sociétés destinataires des griefs ainsi notifiés ont par conséquent enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce".

31. Concernant Natanni, les griefs ont été notifiés à la société Signeurop, alors identifiée comme ayant succédé à l'ancienne société TPIS Natanni.

II. Discussion

A. SUR LA PROCÉDURE

1. EN CE QUI CONCERNE LA PRESCRIPTION

32. L'article L. 462-7 du Code de commerce, dans sa version en vigueur au moment des faits, dispose : "Le Conseil ne peut être saisi de faits remontant à plus de trois ans s'il n'a été fait aucun acte tendant à leur recherche, leur constatation ou leur sanction".

33. Les parties soulèvent la prescription des faits, la saisine étant datée du 30 décembre 1996 et l'envoi de la notification de griefs du 22 décembre 2004. Elles exposent, en se fondant sur un arrêt du Tribunal de première instances des communautés européennes du 13 mars 2003, José Peix contre Commission (affaire T 125-01), qu'aucun acte interruptif de prescription n'est intervenu depuis l'audition de l'ancien gérant de CRA par le rapporteur le 26 février 1998, les deux demandes du rapporteur adressées, l'une à l'administration le 4 février 1999, l'autre à certaines entreprises le 20 décembre 2001, ne constituant pas des actes utiles à la recherche, la constatation ou la sanction des pratiques, mais de purs actes de circonstance (premier point). Elles ajoutent qu'en tout état de cause, à supposer même que la dernière demande ait pu interrompre la prescription, celle-ci était acquise au 20 décembre 2004, la notification de griefs n'ayant été adressée aux parties que le 22 décembre 2004 (second point).

34. Mais sur le premier point, la Cour de cassation a rappelé, dans un arrêt Pharmalab du 14 décembre 2004, le principe de l'autonomie procédurale des autorités nationales de concurrence, selon lequel, même lorsqu'elles appliquent le droit communautaire, ces autorités doivent respecter les règles procédurales de droit interne : "Les autorités nationales, statuant sur l'application du droit communautaire, appliquent les règles de droit interne. (...) ; qu'en droit interne, le Conseil de la concurrence, qu'il soit saisi d'une violation du droit communautaire ou du droit interne, dispose de pouvoirs identiques pour ordonner une mesure conservatoire ; qu'en conséquence, ces dispositions procédurales de droit interne ne peuvent être ni écartées ni interprétées à la lumière de la jurisprudence communautaire".

35. Il appartient dès lors au Conseil d'apprécier si les actes de procédure qui lui sont soumis constituent des actes tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction des pratiques, au regard de l'article L. 462-7 du Code de commerce, dans le respect de la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour d'appel de Paris.

36. La règle énoncée dans l'arrêt du Tribunal de première instance cité par les parties, relatif à une procédure communautaire de réduction de concours apporté à une société, à savoir que "la prescription est interrompue par tout acte, porté à la connaissance de la personne en cause, émanant de l'autorité compétente et visant à l'instruction ou à la poursuite de l'irrégularité" (§ 92) ne peut donc être utilisée pour interpréter l'article L. 462-7 du Code de commerce.

37. La demande du 4 février 1999 est adressée, par le rapporteur, à la DDCCRF de Lille et rédigée en ces termes : "J'ai noté, à la lecture de votre rapport, d'une part, en préambule à votre enquête, que vous aviez examiné et analysé l'ensemble des appels d'offres lancés en 1992 et 1994 par des maîtres d'ouvrage publics de votre région, d'autre part, que votre service a procédé à des perquisitions autorisées par ordonnance du Président du Tribunal de grande instance de Lille, laquelle fait référence à une demande d'enquête du ministre et à plusieurs annexes. Je souhaiterais, afin de compléter l'instruction de ce dossier et dans la mesure où vous auriez encore ces éléments à disposition, que vous communiquiez d'une part la note éventuelle qui a été établie faisant le bilan de l'analyse des appels d'offres de la région, d'autre part les annexes citées dans l'ordonnance du juge".

38. Le bilan de l'analyse des appels d'offres de signalisation routière sur l'ensemble de la région aurait permis, s'il avait existé, d'identifier plus précisément les titulaires des marchés par secteurs sur cette région, d'évaluer leur reconduction systématique éventuelle sur les marchés et ainsi, de rechercher des indices d'ententes de répartition au niveau de la région. Par ailleurs, les pièces annexes jointes à l'ordonnance du président du tribunal de grande instance qui a autorisé les opérations de visite et de saisie constituaient des éléments qui avaient emporté la conviction du juge quant à l'existence d'éventuels comportements anticoncurrentiels dans le secteur visé pour autoriser ces opérations et qui pouvaient donc fournir des preuves supplémentaires à l'appui des poursuites.

39. Les courriers adressés par le rapporteur le 20 décembre 2001 aux trois sociétés Prosign, Unidoc et SAR avaient pour objet de leur demander la communication de leurs bilans et comptes de résultats ainsi que des modifications éventuelles intervenues depuis 1996 dans leur actionnariat, raison sociale ou filiales.

40. Ces demandes permettaient de déterminer la situation financière des entreprises et leurs chiffres d'affaires, données nécessaires pour déterminer les éventuelles sanctions pécuniaires à venir. Par ailleurs, la recherche des modifications survenues dans la structure d'une entreprise poursuivie pour des pratiques anticoncurrentielles est nécessaire, afin de déterminer, plusieurs années après leur commission, l'exacte imputation des pratiques.

41. En conséquence, les demandes du rapporteur adressées les 4 février 1999 et 20 décembre 2001 constituent des actes tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction des pratiques et ont donc interrompu la prescription, la circonstance que la demande du 4 février 1999 soit restée sans réponse étant sans influence sur le caractère interruptif de cette demande.

42. Sur le second point, les réponses des sociétés Unidoc, SAR et Prosign aux demandes du rapporteur du 20 décembre 20001 sont datées respectivement du 31 décembre 2001, 10 janvier 2002 et 8 février 2002 et font toutes références expresses à la demande du rapporteur. Celles-ci ont donc également interrompu la prescription, conformément à la décision du Conseil n° 02-D-48 du 29 juillet 2002, dans laquelle le Conseil a considéré qu'une demande écrite de communication de pièces adressée à l'administration signée du rapporteur constituait un acte d'enquête et que, corrélativement, la réponse à cette demande, dans la mesure où elle faisait expressément référence à la demande du rapporteur, interrompait également la prescription.

43. Il en résulte que la notification de griefs adressée aux parties le 22 décembre 2004 est intervenue avant l'écoulement du délai de prescription.

2. EN CE QUI CONCERNE LE DÉLAI DE LA PROCÉDURE

44. Les sociétés Unidoc, Somaro et Viamark exposent que la durée excessive de la procédure les a empêchées de retrouver les éléments utiles à leur défense. La société Unidoc précise qu'elle n'a pas pu reconstituer les prix proposés dans ses soumissions, et donc prouver sa bonne foi. Ces sociétés demandent en conséquence l'abandon des griefs retenus à leur encontre.

45. Mais en premier lieu, les sociétés mises en cause et le commissaire du Gouvernement ont eu accès à l'intégralité des pièces fondant les griefs.

46. En deuxième lieu, les griefs notifiés à l'encontre de la société Unidoc ne sont pas fondés sur une analyse de ses prix de soumission, leur validité ou leur niveau, mais sur les preuves d'échanges d'informations avec ses concurrents avant le dépôt des offres et d'un accord de répartition avec eux.

47. En troisième lieu, s'agissant des sociétés Somaro et Viamark, celles-ci ont elles-mêmes précisé dans leurs écritures qu'elles avaient reçu, en juin 1996, un courrier du service d'enquête leur demandant des précisions sur leur activité et les appels d'offres visés par l'enquête de la DGCCRF. Elles ont également indiqué que, déjà à l'époque, elles avaient répondu à l'enquêteur qu'elles ne disposaient plus des éléments permettant de répondre à cette demande.

48. Les courriers adressés à ces sociétés en juin 1996 comportent notamment les mentions suivantes : "Dans le cadre de l'enquête qui est menée dans votre secteur d'activité et des dispositions de l'article 47 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, je vous saurais gré, pour compléter l'information de mon administration, de bien vouloir m'adresser les éléments suivants concernant la société Somaro (ou Viamark)". Suit une liste de renseignements relatifs à l'activité de l'entreprise, puis : "Par ailleurs, il me serait utile de recevoir vos observations sur les faits relatés ci-après. Le 10 février 1992, la société Viamark [ou Somaro] a soumissionné à l'appel d'offres lancé par le Conseil général du Pas-de-Calais et à cette occasion a remis un cadre d'estimation faisant apparaître en page 10 le récapitulatif comportant notamment les sous-totaux et plus values suivants (...) [suit une liste de 5 prix]. Or, force est de constater que, d'une part, ces récapitulatifs ne correspondent pas aux chiffres portés à l'intérieur du cadre, et que, d'autre part, lesdits récapitulatifs sont identiques à ceux portés sur leur soumission par les sociétés Natanni et Somaro [ou Viamark] ainsi qu'il apparaît sur les copies des documents annexés".

49. Le 2 juillet 1996, la société Viamark répondait en ces termes : "En ce qui concerne les éléments signalés relatifs à la soumission du 10 février 1992, nous vous indiquons qu'il s'agit d'une ancienne affaire remontant à une période antérieure au changement d'actionnariat et de gestionnaire intervenu en mai 1992 et pour laquelle aucun élément n'a été retrouvé dans l'entreprise". Quant à Somaro, elle répondait le 28 juin 1996 : "Je tiens à vous préciser que je viens de prendre mes fonctions de président de la société Somaro, et que je ne dispose aujourd'hui que de peu d'informations sur les éléments passés liés aux soumissions faites depuis plus de quatre années". De fait, elle n'a joint à sa réponse qu'une note manuscrite d'un ancien cadre de Somaro donnant son explication sur les circonstances de l'appel d'offres de février 1992, reprise dans la notification de griefs.

50. Ainsi, il est établi que ces deux sociétés étaient informées de l'existence d'une enquête des services de la concurrence et de l'identité de leurs prix avec ceux de leurs concurrents, sur laquelle elles ont été questionnées, et que par ailleurs, au moment de l'enquête en 1996, elles ont déjà déclaré ne plus détenir les éléments matériels permettant de donner des explications sur cette identité de prix.

51. Dès lors, elles ne sauraient imputer à la durée supposée excessive de l'instruction menée devant le Conseil, postérieurement à la saisine du ministre en décembre 1996, le fait qu'elles ne disposent plus des éléments nécessaires à leur défense.

52. Dès lors, en l'absence de démonstration, par les sociétés Unidoc, Somaro et Viamark, établissant que la durée de l'instruction a irrémédiablement compromis l'exercice des droits de leur défense, la procédure ne saurait être déclarée irrégulière du seul fait de sa durée.

53. Enfin, la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 28 janvier 2003 "qu'à supposer les délais de la procédure excessifs au regard de la complexité de l'affaire, la sanction qui s'attache à la violation de l'obligation pour le Conseil de se prononcer dans un délai raisonnable n'est pas l'annulation ou la réformation de la décision mais la réparation du préjudice résultant éventuellement du délai subi".

54. Ce moyen est donc écarté.

B. LES PRATIQUES RELEVÉES

L'article L. 420-1 du Code de commerce dispose : "Sont prohibées, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à :

1°) limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises ;

2°) faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse (...)".

55. En matière de marchés publics, une entente anticoncurrentielle entre entreprises peut, notamment, prendre la forme d'une coordination des offres et d'échanges d'informations antérieurement à la date où le résultat de la consultation est connu. Les échanges d'informations entre entreprises soumissionnaires à un même marché préalablement au dépôt effectif de leurs offres, qu'il s'agisse de l'existence des compétiteurs, de leur nom, de leur importance, de leur disponibilité en personnel ou en matériel, de leur intérêt ou de leur absence d'intérêt pour le marché considéré ou des prix qu'ils envisagent de proposer, sont de nature à limiter l'intensité de la concurrence entre les entreprises qui y participent et, comme tels, sont prohibés.

1. LES APPELS D'OFFRES ROUTES NATIONALES DE LA DDE DU PAS DE CALAIS EN 1992 ET 1995

56. Il résulte des constatations opérées aux paragraphes 8 à 14 que les lots de deux appels d'offres relatifs au marquage des routes nationales lancés, en 1992 et 1995, par la DDE du Pas de Calais ont systématiquement été obtenus, depuis 1989, par les mêmes entreprises et que les sociétés CRA et Unidoc ont échangé des informations sur leurs soumissions à ces marchés avant la date limite de dépôt des offres (§ 11).

57. La société Unidoc expose que le fait qu'elle obtienne très régulièrement les marchés où ses agences locales sont implantées s'explique par les données géographiques et les conditions économiques et techniques de ces marchés locaux. Elle considère que les indices de concertation exposés sont insuffisants pour caractériser sa participation à l'entente dénoncée. Enfin, la société Unidoc remet en cause la valeur du témoignage de l'ancien gérant de CRA, qui a formellement reconnu l'échange d'informations litigieux.

58. Pour la société Somaro également, la valeur des indices présentés est insuffisante et les déclarations de l'ancien gérant de CRA, trop évasives et contradictoires, ne peuvent, à elles seules, permettre de caractériser sa participation à l'entente.

59. Mais s'il est vrai que, du fait de leur implantation géographique et des connaissances acquises sur le secteur géographique concerné pour le type de travaux en cause, les entreprises locales étaient les mieux placées pour répondre aux besoins exprimés par le maître d'ouvrage, tant en prix qu'en disponibilité et rapidité d'intervention, ces conditions avantageuses n'empêchaient pas l'existence d'une concurrence avec les autres entreprises pour obtenir ces marchés. En effet, il demeure toujours, même pour l'entreprise la mieux placée, un degré d'incertitude quant au comportement de ses concurrents. Ceux-ci peuvent, à tout moment, décider de faire un effort particulier sur les prix, la qualité des produits ou des services, la disponibilité et la rapidité d'intervention de leurs équipes, pour étendre leur zone d'activité ou rentabiliser leurs moyens de production. Ils peuvent même installer une agence dans la zone jusqu'alors occupée par un concurrent local pour être aussi efficaces que lui. Par conséquent, en se concertant avec leurs concurrents, les sociétés Unidoc et CRA ont réduit sensiblement le degré d'incertitude qui subsistait.

60. Il est donc établi que les sociétés Unidoc et CRA se sont concertées pour se répartir des lots du marché, routes nationales de la DDE du Pas de Calais de 1992, pratique prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

61. En ce qui concerne la société Somaro, l'ancien gérant de CRA a fait, successivement en 1996 et en 1998, deux déclarations dans lesquelles il a fourni des explications différentes sur les raisons de la constitution d'un groupement entre CRA et Somaro en 1995. Par ailleurs, le gérant de CRA a lui-même indiqué d'une part, qu'il n'y avait pas eu d'accord avec Somaro pour se répartir le lot autoroutes de l'appel d'offres de 1992, d'autre part que Somaro a été un simple sous-traitant de CRA, qui a remis ses propres prix en toute indépendance, pour le marché de 1995.

62. Par conséquent, il n'est pas établi que la société Somaro a participé à une répartition des lots du marché en cause, tant en 1992 qu'en 1995.

63. Concernant la société Natanni, le témoignage du gérant de CRA ne fait pas état de contacts avec elle : "Toutefois, je n'ai pas contacté la société Natanni pour opérer de la même façon. En effet, compte tenu des liens qui existaient entre nous d'une part, en raison de l'éloignement d'autre part, il existait en quelque sorte un accord tacite entre nous d'éviter d'intervenir dans nos zones respectives. Comme à la longue, j'avais fini par savoir à peu près à quel niveau se situaient ses prix, j'évitais de remettre des offres inférieures à ce que je pensais qu'il allait remettre, et je suppose que lui faisait de même".

64. Ces éléments sont insuffisants pour caractériser la participation de la société Natanni à l'entente.

2. L'APPEL D'OFFRES DU CONSEIL GÉNÉRAL DU PAS DE CALAIS EN 1992

65. Il résulte des constatations opérées aux paragraphes 15 à 18 que les sociétés Unidoc, CRA et Natanni ont été systématiquement attributaires des mêmes lots et, s'agissant des marchés de 1992, ces entreprises ont déposé des prix très différents selon qu'elle soumissionnaient pour les lots dont elles étaient habituellement attributaires ou les autres, dans un contexte général de répartition concertée des marchés du Pas de Calais en 1992, décrit dans les déclarations de l'ancien gérant de la société CRA (§ 11).

66. Les constatations retracées aux paragraphes 19 à 22 ont permis de relever, sur le lot peinture/"littoral" attribué à Natanni, d'un côté des identités de prix portant sur 5 postes dans les bordereaux récapitulant les offres des sociétés Viamark, Somaro et Natanni, alors que Somaro et Viamark ont indiqué des prix plus élevés pour ces mêmes postes dans les pages intérieures de leurs offres, de l'autre des contacts entre les soumissionnaires dans la période précédant immédiatement la date limite de dépôt des soumissions fixée au 13 février 1992.

67. La société Unidoc expose que concernant ce marché, les indices signalés sont insuffisants pour caractériser sa participation à un accord avec ses concurrents.

68. Mais les indices relatifs à la participation d'Unidoc à l'entente sont, d'une part l'obtention en 1989, 1992 et 1995 du lot de la zone d'Arras, d'autre part un contact avec CRA le 20 janvier 1992, trois semaines avant la remise des offres, à propos duquel le gérant du CRA, lors de son audition par les enquêteurs, avait indiqué qu'il concernait la fourniture de produits, Unidoc étant le fournisseur de CRA pour ces produits, et un autre contact le 6 février 1992 qui "n'aurait pas été honoré". Il est également constaté qu'Unidoc n'a déposé d'offre que pour le lot en cause, lot qu'elle a d'ailleurs obtenu.

69. Or, ce contact entre Unidoc et CRA n'est pas isolé et doit être replacé dans un contexte où, sur la très courte période du 20 janvier au 10 février 1992 précédant immédiatement la remise des offres le 13 février 1992, ont été relevés au moins huit contacts entre CRA et six entreprises participant à l'appel d'offres, Prosign, Unidoc, Viamark, Somaro, Natanni, SAR, dont la plupart n'ont pas de relations de fournitures avec CRA. Une mention dénuée de toute ambiguïté figure sur un agenda de Prosign : "dossiers offres 92 CRA Natanni". Au surplus, le gérant de la société CRA a reconnu auprès des enquêteurs en août 1996 que : "(...) Les rendez-vous qui viennent d'être cités de début de 92 ont donné l'occasion de faire un tour d'horizon avec les confrères rencontrés des appels d'offres en cours...".

70. Des indices supplémentaires de concertation entre Natanni, Viamark et Somaro, résultent, pour le lot peinture de la zone littoral, du bordereau de prix de Viamark et Somaro, qui reprend au centime près, les prix effectivement remis par Natanni sur 5 postes de prix, tandis que sur le récapitulatif final de leur devis estimatif, Viamark et Somaro ont mentionné, pour ces mêmes postes, des prix plus élevés et que le montant global de leur offre repose sur ces prix plus élevés. Ceci ne peut s'expliquer que par la communication par Natanni, préalable au dépôt de leurs offres, de ses propres prix aux deux autres soumissionnaires, afin qu'ils déposent des offres de couverture, pour permettre à Natanni d'obtenir le lot en cause.

71. Il est ainsi établi que les sociétés Unidoc et CRA se sont concertées à l'occasion de l'appel d'offres du conseil général du Pas de Calais de 1992 pour le lot de la zone d'Arras et que les sociétés Natanni, Viamark et Somaro se sont concertées à l'occasion de l'appel d'offres du conseil général du Pas de Calais de 1992 pour le lot peinture de la zone littoral. En agissant ainsi, ces sociétés ont mis en œuvre une pratique prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

3. L'APPEL D'OFFRES ROUTES NATIONALES DE LA DDE DE L'OISE EN 1995

72. Le grief d'entente notifié aux sociétés CRA et SAR pour cet appel d'offres repose sur les déclarations de l'ancien gérant de la société CRA reproduites au paragraphe 29. Celui-ci a reconnu avoir remis une offre de couverture au profit de la société SAR et à la demande de cette société. Il a remis aux enquêteurs, à l'appui de ses déclarations, une télécopie d'un détail estimatif du marché en cause, qui lui aurait été adressé par SAR et comporterait les prix à remettre en couverture.

73. La société SAR expose en premier lieu, qu'aucun élément matériel sur la télécopie produite ne permet d'en authentifier l'origine ou l'auteur, sinon les déclarations de l'ancien gérant de CRA. En deuxième lieu, elle prétend que les déclarations de l'ancien gérant de CRA sont sujettes à caution, car elles sont intervenues postérieurement à la cession de son entreprise ; le comportement de cet ancien gérant aurait "été empreint d'une certaine amertume" à l'égard de la société CRA et aussi de SAR "à qui il impute vraisemblablement l'échec de sa tentative de céder son entreprise à des conditions plus avantageuses".

74. Enfin, elle fait valoir que l'hypothèse que la télécopie remise par le gérant de CRA puisse être une offre de couverture adressée par SAR est contredite par les circonstances de l'espèce. Elle expose en effet qu'elle-même et deux autres sociétés, pour une partie des prestations pour lesquelles le cahier des charges n'avait pas précisé le type de produits à poser, ont remis des prix concernant des "bandes collées", aux prix sensiblement plus élevés que les prix de "peintures". Par conséquent, si SAR avait adressé à CRA un devis de couverture à remettre au maître d'ouvrage, ce devis aurait également comporté des prix en "bandes collées". Or, la télécopie produite par le gérant de CRA comporte, pour ces postes, des prix en "peintures", ce qui rendait inefficace l'offre dite de couverture puisqu'elle aurait alors comporté des prix plus bas que ceux remis par SAR pour une part significative du marché.

75. Aucun élément du dossier ne permet d'identifier avec certitude l'origine de la télécopie produite par le gérant de CRA et les éléments matériels exposés par la SAR, quant aux prix des "bandes collées" comparés aux prix en "peintures" figurant sur la télécopie en cause, font naître un doute légitime quant à l'envoi par la SAR à la société CRA d'un devis de couverture.

76. Par conséquent, il n'est pas établi que la société SAR a participé à une concertation avec la société CRA pour l'appel d'offres en cause.

C. SUR L'IMPUTABILITÉ DES PRATIQUES

77. Il est établi que la société Signeurop est le successeur, pour l'activité de signalisation verticale, de la société Natanni Signalisation, cédée en 1994 par la société TPIS Natanni, mais que la société TPIS Natanni a subsisté, en tant que personne juridique, sous le nom de TPIS En conséquence, les pratiques relevées lors des appels d'offres de 1992 ne peuvent être imputées à la société Signeurop mais à TPIS Natanni. Pour 1995, il n'est pas suffisamment établi que Natanni Signalisation, (ni même TPIS) ait pris une part active et directe aux pratiques signalées. En conséquence, les pratiques relevées lors des appels d'offres de 1995 ne sauraient davantage être imputées à la société Signeurop.

D. SUR LES SANCTIONS

78. Les infractions retenues ci-dessus ont été commises antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi n° 2001-4 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. En conséquence, les dispositions introduites par cette loi dans l'article L. 464-2 du Code de commerce, en ce qu'elles prévoient des sanctions plus sévères que celles qui étaient en vigueur antérieurement, ne leur sont pas applicables.

79. Aux termes de l'article L. 464-2 du Code de commerce dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 15 mai 2001 : "Le Conseil de la concurrence peut (...) infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 % du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos".

80. S'agissant de la gravité des pratiques, toutes les sociétés en cause exposent que les pratiques qui leur sont reprochées sont ponctuelles ou isolées et qu'elles portent sur des marchés d'un faible montant et qu'en conséquence les sanctions devraient être soit écartées soit réduites.

81. Cependant, les pratiques en cause sont considérées par les autorités de concurrence comme des pratiques graves par nature. Elles constituent, vis-à-vis des maîtres d'ouvrage, une tromperie manifeste sur la réalité de la concurrence dont elles faussent le libre jeu, et elles ont eu pour objet et pour effet de faire échec au déroulement normal des consultations. En échangeant des informations préalablement à la remise des offres, les entreprises en cause ont pu limiter la concurrence entre elles et s'assurer qu'elles déposaient des propositions d'un niveau de prix supérieur à celles qu'elles auraient présentées en l'absence de concertation. Enfin, ces entreprises, habituées à réaliser les travaux de marquage au sol pour le compte des collectivités publiques, ne pouvaient ignorer la portée de ces infractions au regard des règles de concurrence.

82. S'agissant du dommage à l'économie, il y a lieu de prendre en compte le montant des marchés en cause. Ainsi, le marché routes nationales de la DDE du Pas de Calais, pour les six lots en cause, représente un montant de 5 114 738 F en 1992 et de 5 695 245 F en 1995. Le marché pour le marquage des routes départementales du Conseil général du Pas de Calais de 1992, pour les cinq lots en cause, s'élève à un montant de 9 752 292 F.

83. S'agissant de la situation propre à chaque entreprise :

1. EN CE QUI CONCERNE LA SOCIÉTÉ CRA

84. La société CRA a échangé, préalablement au dépôt de ses offres, à l'occasion de la passation de trois marchés, des informations avec d'autres soumissionnaires et a remis des propositions sur la base des prix qui lui ont été adressés par ces autres entreprises, avec lesquelles elle a réparti les lots. Elle a ainsi participé à une concertation prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce.

85. Cette société a demandé à bénéficier d'une "exonération totale des sanctions pécuniaires" en vertu des dispositions de l'article L. 464-2-III du Code de commerce. Cette demande, qui se fonde en réalité sur le IV de l'article L. 464-2, relatif à la clémence, ainsi qu'il a été confirmé en séance, a été formulée auprès du Conseil après que le rapport définitif établi par le rapporteur ait été adressé aux parties, en arguant du fait que les pratiques reprochées à CRA ont été portées à la connaissance de l'administration par son ancien gérant.

86. Mais cette demande ne remplit pas les conditions posées par cet article ni quant au fond, ni quant à la forme. Par ailleurs, les déclarations de l'ancien gérant de CRA, reconnaissant les pratiques concertées, qui datent de février 1998, sont postérieures à l'enquête de l'administration et à la saisine du Conseil par le ministre.

87. En conséquence, il y a lieu d'écarter la demande de la société CRA.

88. Cette entreprise a réalisé en France un chiffre d'affaires hors taxes de 82 848 euro au cours de l'exercice clos le 31 mars 2005, dernier exercice clos disponible. En fonction de ces éléments généraux et individuels, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 2 500 euro.

2. EN CE QUI CONCERNE LA SOCIÉTÉ VIAMARK

89. La société Viamark a échangé avec d'autres entreprises soumissionnaires des informations préalablement au dépôt de son offre pour le lot de la zone littoral du marché de marquage des routes départementales, lancé par le Conseil général du Pas de Calais en février 1992. Elle a ainsi participé à une concertation prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce. Cette entreprise a réalisé, en France, un chiffre d'affaires hors taxes de 13 258 220 euro au cours de l'exercice clos le 31 décembre 2004, dernier exercice clos disponible. En fonction de ces éléments généraux et individuels, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 132 000 euro.

3. EN CE QUI CONCERNE LA SOCIÉTÉ SOMARO

90. La société Somaro a échangé avec d'autres entreprises soumissionnaires des informations préalablement au dépôt de ses offres pour le lot de la zone littoral du marché de marquage des routes départementales, lancé par le Conseil général du Pas de Calais en février 1992. Elle a ainsi participé à une concertation prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce. Cette entreprise a réalisé en France un chiffre d'affaires hors taxes de 100 788 467 euro au cours de l'exercice clos le 31 décembre 2004, dernier exercice clos disponible. En fonction de ces éléments généraux et individuels, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 1 000 000 euro.

4. EN CE QUI CONCERNE LA SOCIÉTÉ UNIDOC

91. La société Unidoc a échangé, à l'occasion de la passation de deux marchés, des informations préalablement au dépôt des offres, avec d'autres entreprises soumissionnaires, a remis des propositions sur la base des prix qui lui ont été adressés par ces autres entreprises et a réparti avec elles des lots de ces marchés. Elle a ainsi participé à une concertation prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce. Cette entreprise a réalisé en France un chiffre d'affaires hors taxes de 12 596 006 euro au cours de l'exercice clos le 31 décembre 2004, dernier exercice clos disponible. En fonction de ces éléments généraux et individuels, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 250 000 euro.

DÉCISION

Article 1er : La société Signeurop est mise hors de cause.

Article 2: Il n'est pas établi que la société SAR a enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

Article 3 : Il est établi que les sociétés Confort Routier de l'Artois (CRA), Unidoc, Somaro, et Viamark ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

Article 4: Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes : 2 500 euro pour la société Confort Routier de l'Artois (CRA); 132 000 euro pour la société Viamark ; 1 000 000 euro pour la société Somaro ; 250 000 euro pour la société Unidoc.