CA Riom, ch. com., 16 février 2005, n° 03-03051
RIOM
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Opinel (SA)
Défendeur :
Facosa (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Despierres (faisant fonction)
Conseillers :
M. Fossier, Mme Gendre
Avoués :
SCP Goutet-Arnaud, Me Mottet
Avocats :
Mes Guerrini, SCP Greffe-Antoine
Par jugement contradictoire du 24 octobre 2003, le Tribunal de commerce de Thiers a débouté la société anonyme Opinel des demandes de paiement et d'interdiction de commercialisation qu'elle formulait contre la société anonyme Facosa pour concurrence déloyale et parasitaire. Le même jugement a débouté les parties de leurs demandes de dommages et intérêts et d'indemnisation fondée sur l'article 700 NCPC.
Par acte de son avoué en date du 25 novembre 2003, la SA Opinel a interjeté appel. Dans ses dernières conclusions, datées du 16 novembre 2004, l'appelante demande à la cour de dire que la société Facosa fabrique et commercialise un couteau dit "Côte-à-côte" qui sont perçus comme se rattachant aux couteaux Opinel; qu'elle a en outre usurpé la dénomination sociale et le nom commercial d'Opinel; qu'elle a par surcroît commercialisé ses couteaux "Côte-à-Côte" sous un conditionnement identique à celui des couteaux Opinel ; que pour toutes ces raisons, la société Facosa a commis des actes de concurrence déloyale et parasitaire.
L'appelante demande en conséquence à la cour de faire interdiction à Facosa de poursuivre ses agissements, sous astreinte -à liquider par la cour- de mille euro par infraction ; d'ordonner le retrait et la destruction de catalogues, sous astreinte -à liquider par la cour- de 500 euro par jour de retard; d'ordonner à Facosa de faire disparaître de son catalogue électronique la dénomination Opinel, sous astreinte -à liquider par la cour- de mille euro par jour de retard; d'interdire à Facosa de faire usage du nom d'Opinel sous astreinte -à liquider par la cour- de mille euro par infraction; de condamner Facosa à payer à Opinel cent mille euro de dommages et intérêts; d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans quatre publications et sur le site internet de Facosa. L'appelante fixe à 25 000 euro ses frais irrépétibles de procédure.
A l'appui de son recours, la SA Opinel explique que son fondateur a inventé le couteau de poche à virole de sécurité nervurée; que cette invention a même été brevetée à partir de 1953 et est célèbre dans le monde entier; que Facosa, entreprise thiernoise de coutellerie, a mis sur le marché en 2000 un couteau dénommé "Côte-à-Côte", offrant deux lames en vis-à-vis à son utilisateur, et dont deux finitions, dénommées "Splash" et "Robinson", sont munies d'une virole de sécurité, selon une présentation et un conditionnement qui ont de facto incité les distributeurs, la presse et les consommateurs à rattacher ce produit Facosa aux couteaux Opinel ; que le catalogue même de Facosa cite l'invention d'Opinel et qu'un courrier échangé entre les parties avant le procès convainc que Facosa reconnaissait l'ambiguïté, c'est-à-dire sa volonté de créer la confusion et de tromper le public et ainsi détourner la clientèle d'Opinel. Opinel rappelle en outre que Facosa a déjà été condamnée par la cour de céans pour des faits de copie servile d'un produit Opinel, en 1991.
En droit, l'appelante invoque le rattachement indélicat aux produits Opinel, par les mentions allusives de son catalogue, par le conditionnement et la présentation du couteau "Côte-à-Côte" qui font prioritairement mention de la virole tournante bien connue. Opinel invoque aussi l'atteinte à sa dénomination sociale et à son nom commercial, dont Facosa a fait usage sans aucune autorisation, et d'ailleurs en contravention avec l'article L. 121-9 du Code de la consommation. Enfin, Opinel relève la similitude des conditionnements de vente au détail, qui sont un cas incontestable de concurrence déloyale.
L'intimée, la société anonyme Facosa, a conclu le 24 novembre 2004 pour la dernière fois. Elle demande lu confirmation du premier jugement, mais forme appel incident pour se voir payer 100 000 euro de dommages et intérêts et 20 000 euro pour frais.
Facosa affirme qu'elle a utilisé, comme elle le pouvait sans encourir de reproches, le système de la virole de sécurité, tombé dans le domaine public depuis 1973. Elle en déduit que l'action, fondée initialement sur l'imitation servile de l'invention d'Opinel, est vouée à l'échec. Elle estime que les autres moyens articulés par l'appelante pour justifier d'une concurrence parasitaire, sont nouveaux devant la cour et comme tels, irrecevables.
Subsidiairement, Facosa estime que ces moyens sont mal fondés. Elle énonce en particulier que les articles de presse invoqués par Opinel ne sont pas des publicités; que le catalogue de Facosa, loin d'entretenir une ambiguïté, prend le soin constant de différencier son produit de celui de la famille Opinel; que les conditionnements pour la vente au détail sont de banales boîtes transparentes, adaptées à la vente de n'importe quel couteau.
Sur quoi, LA COUR
Recevabilité
Attendu que l'appel principal et l'appel incident sont recevables;
Attendu que les moyens articulés par Opinel devant la cour se rattachent tous à sa demande de dommages et intérêts et mesures annexes, pour concurrence déloyale et sont donc parfaitement recevables par application de l'article 566 NCPC, au rebours de ce que prétend l'intimée;
Au fond
1° - Sur les mentions du catalogue Facosa et la présentation publique du couteau "Côte-à-Côte"
Attendu qu'en fait, il résulte du catalogue litigieux, produit aux débats, que la société Facosa mentionne la création du couteau Opinel à la fin du XIXe siècle, et présente cette invention comme un événement historique, pour ne pas dire légendaire, notamment avec les mots "L'opinel (le patronyme devenant substantif) : un destin exceptionnel pour un objet simple";
Qu'il est non moins constant que d'autres catalogues de revendeurs, de même que la presse spécialisée, ont immédiatement fait un rapprochement entre l'Opinel et le "Côte-à-côte", en mentionnant en particulier la virole tournante que comportent ces deux couteaux;
Attendu que ces énonciations conduisent en droit à écarter les deux reproches - dénigrement et imitation- formulés par Opinel contre le catalogue et autres documents publicitaires diffusés par Facosa;
Que d'abord, le dénigrement, invoqué par Opinel dans son analyse du catalogue Facosa, n'est admis que lorsqu'une comparaison est finalement faite en défaveur du produit du concurrent; que si ce catalogue, ou les catalogues de revendeurs, ou des médias divers, ont pratiqué la comparaison litigieuse, rien n'indique qu'elle ait été défavorable à Opinel; qu'en effet, les acheteurs de couteaux de poche ne sont pas nécessairement à la recherche des dernières nouveautés, et peuvent apprécier le caractère simple et traditionnel d'un produit; qu'en outre, Facosa n'a jamais présenté l'Opinel comme archaïque ou dépassé, mais simplement comme très antérieur à "Côte-à-côte", et moins élaboré que lui, ce qui est indéniable;
Qu'ensuite, le reproche de confusion volontaire des produits respectifs (improprement dénommée parasitisme dans les écritures) fait à un producteur qui se place, notamment dans sa publicité, dans le sillage d'autrui, ne doit pas conduire à réserver la créativité aux initiateurs primitifs d'un marché, ni à prolonger indûment les effets de la propriété industrielle ; qu'il est permis, après épuisement des effets d'un brevet, à tout producteur d'utiliser prioritairement une mention telle que "la virole tournante bien connue" ; que le catalogue Facosa ne l'aurait-il pas faite, la comparaison a été immédiatement menée par la presse spécialisée ou par d'autres catalogues, car elle est un effet licite de l'appartenance d'une invention ancienne au domaine public;
Attendu en somme que, sans s'approprier l'événement qu'a constitué la création du couteau Opinel voici 120 ans, ni se présenter comme l'héritier spirituel ou commercial de la famille Opinel, Facosa a défendu la prérogative qu'a tout fabricant de couteaux de poche de réaliser diverses variations d'un produit ancestral, appartenant en droit et en fait à l'usage commun, et, selon les écritures d'Opinel elle-même, au paysage mental de la Nation;
Qu'a contrario, il n'est pas permis à Opinel, qui doit de ce point de vue assumer l'historicité du produit qu'elle fabrique encore, d'interdire à quiconque de s'inscrire dans sa foulée, au motif que sous l'apparence d'un hommage, se cacherait une volonté de nuire ou même une négligence coupable;
2° - Sur l'atteinte à la dénomination sociale d'Opinel et à son nom commercial
Attendu qu'il est indéniable que Facosa a fait usage sans aucune autorisation, et d'ailleurs en contravention avec l'article L. 121-9 du Code de la consommation, du nom et de la dénomination sociale Opinel;
Que néanmoins, cette faute ne génère des dommages et intérêts qu'autant qu'Opinel peut démontrer un préjudice;
Qu'en l'espèce, ce préjudice apparaît symbolique, d'abord faute de preuves apportées sur ce terrain par l'appelante, ensuite parce que, quoique Opinel semble le déplorer, son nom est devenu un substantif; que cette circonstance, si elle ne diminue pas en droit la protection qu'offre la loi à toute dénomination sociale et à tout nom commercial, n'est pas dénuée d'une dimension de flatterie et permet de réduire l'indemnisation dans la proportion infinitésimale du dispositif ci-après;
Attendu que les mesures annexes de prohibition de l'usage de ce nom et de cette dénomination seront ordonnées dans le dispositif ci-après, comme de droit mais dans une mesure raisonnable proportionnée à la faute commise;
3° - Sur la similitude des conditionnements de vente au détail
Attendu que les boîtes dans lesquelles le couteau " Côte-à-Côte " est vendu se présentent sous forme d'un parallélipipède de la taille de l'objet, en plastique noir pour le réceptacle et en plastique transparent pour le couvercle;
Que pour constituer un cas incontestable de concurrence déloyale, l'usage d'un emballage doit créer une ambiguïté dans l'esprit de la clientèle, par un graphisme, par une couleur, par une impression d'ensemble de nature à susciter la confusion chez un consommateur d'attention moyenne;
Qu'en l'espèce, la banalité du boitier décrit précédemment, qui pourrait servir et sert effectivement dans la réalité, à présenter n'importe quel couteau, ou tout autre objet long et de taille médiocre, exclut la notion d' "impression sur le consommateur"; que cette banalité interdit donc à Opinel, qui n'a pas fait d'effort particulier dans la conception de ses propres emballages de détail, de reprocher quoi que ce soit sur ce plan à Facosa;
Sur les accessoires
Attendu que succombante en son appel, sinon sur un point secondaire, Opinel ne peut prétendre à aucune des mesures accessoires et pénalités auxquelles elle prétend;
Attendu que Facosa ne démontre aucun préjudice concret dont elle devrait recevoir réparation ; que ses écritures d'appel articulent une exception dont il a été dit qu'elle était mal-fondée ; qu'au fond, ces écritures, soucieuses de malmener l'adversaire et son conseil, n'ont pas fondé le présent arrêt, ce pour quoi l'article 700 NCPC ne recevra pas application au profit de l'intimée;
Par ces motifs, LA COUR, troisième chambre civile et commerciale, statuant publiquement, contradictoirement et après en avoir délibéré, Déclare l'appel recevable; Réforme le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Thiers le 24 octobre 2003 sur l'usage illicite d'une dénomination sociale et d'un nom commercial; Condamne de ce chef la société anonyme Facosa à payer à la société anonyme Opinel la somme symbolique d'un euro; Ordonne à la société Facosa de procéder à ses frais aux formalités nécessaires pour faire disparaître la dénomination Opinel de son catalogue et de son site Internet, sauf pour présenter à la clientèle les produits de la SA Opinel, et ce sous astreinte de cinq cents (500) euro par jour de retard à compter de la signification des présentes, la liquidation étant laissée au juge de l'exécution selon le droit commun; Confirme pour le surplus la décision critiquée; Dit que chaque partie conservera à sa charge les frais irrépétibles exposés pour les besoins du présent appel, outre ses dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.