CA Versailles, 1re ch. sect. 1, 11 avril 2002, n° 00-05002
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
D'Arcy Masius Benton et Bowles (SA)
Défendeur :
Berluti (SA), Berluti, Fiat Auto France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bardy
Conseillers :
Mmes Liauzun, Simonnot
Avoués :
SCP Gas, SCP Bommart & Minault, Me Ricard
Avocats :
SCP Coblence, Associes, Mes Blanchard, Granger
En janvier 1999, en exécution d'un contrat de création publicitaire et de réalisation de campagnes de publicité, la société D'Arcy Masius Benton et Bowles (DMBB) a diffusé dans la presse un visuel publicitaire destiné à promouvoir les ventes de sa cliente, la société Fiat Auto France.
Soutenant que ce visuel était une contrefaçon d'un visuel conçu par madame Olga Berluti et exploité par la société Berluti et constituait un acte de parasitisme, madame Olga Squeri dite Berluti (madame Berluti) et la société Berluti ont attrait la société Fiat Auto France et la société DMBB devant le Tribunal de grande instance de Nanterre.
Par jugement contradictoire du 10 mai 2000, le tribunal a :
- déclaré que le visuel publicitaire créé par la société D'Arcy Masius Benton et Bowles pour la société Fiat Auto France intitulé :
"Jusqu'au 31 janvier, vous pouvez toujours essayer de résister au jours irrésistibles de FIAT"
Constituait une contrefaçon du visuel dénommé "Norvégien" crée par Olga Squeri dite Berluti pour la société Berluti,
- condamné in solidum, la société D'Arcy Masius Benton et Bowles et la société Fiat Auto France à payer :
* à la société Berluti la somme de 99 091 86 euro (650 000 F) à titre de dommages et intérêts en réparation de l'atteinte portée à son droit patrimonial,
* à Olga Squeri dite Berluti la somme de 15 24490 euro (100 000 F) à titre de dommages-intérêts en réparation de l'atteinte portée à son droit moral,
- débouté la société Berluti de se demande de dommages-intérêts au titre du parasitisme,
- interdit à la société D'Arcy Masius Benton et Bowles et à la société Fiat Auto France de diffuser la publicité contrefaisante dans le délai de 8 jours suivant la signification de la présente décision et ce sous astreinte provisoire de 1 524,49 euro (10 000 F) par infraction constatée passé ce délai,
- autorisé la société Berluti et Olga Squeri dite Berluti à publier le communiqué judiciaire suivant :
"Par jugement du 10 mai 2000, la 1re Chambre A du Tribunal de grande instance de Nanterre a condamné la société D'Arcy Masius Benton et Bowles, pour avoir contrefait un visuel publicitaire créé par Olga Berluti pour la société Berluti, à payer à Olga Berluti la somme de 15 244,90 euro (100 000 F) à titre de dommages et intérêts en réparation de l'atteinte portée à son droit moral d'auteur et à la société Berluti, la somme de 99 091,86 euro (650 000F) en réparation à l'atteinte portée à ses droits patrimoniaux" dans les deux journaux ou magazines de leur choix, aux frais des sociétés D'Arcy Masius Benton et Bowles et Fiat Auto France, dans la limite de 3 048,98 euro HT (20 000 F HT) par publication,
- condamné la société D'Arcy Masius Benton et Bowles à garantir la société Fiat Auto Finance de l'ensemble des condamnations prononcées à son encontre par la présenté décision,
- ordonné l'exécution provisoire,
- condamné in solidum la société D'Arcy Masius Benton et Bowles et la société Fiat Auto France à payer à la société Berluti et Olga Squeri dite Berluti la somme globale de 3 048,98 euro (20 000 F) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- condamné la société D'Arcy Masius Benton et Bowles aux dépens.
La société DMBB, qui a interjeté appel de ce jugement, conclut à sa réformation, sauf en ses dispositions écartant la demande de dommages-intérêts fondée sur le parasitisme, au rejet des demandes de madame Berluti et de la société Berluti, à leur condamnation à lui rembourser les sommes versées au titre de l'exécution provisoire et à l'octroi de 12 195,92 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle fait valoir:
- que le visuel Fiat comporte des différences avec le visuel intitulé " Novégien " créé par madame Berluti et évoque d'autres valeurs, en sorte qu'il n'en est pas la contrefaçon,
- que les droits patrimoniaux de la société Berluti ne s'étendent pas au-delà de la sphère d'exploitation qui lui a été consentie par madame Berluti dans l'acte de cession du 15 septembre 1998, à savoir l'utilisation de ce visuel dans le cadre de publicité concernant les produits Berluti,
- qu'elle peut faire état de l'étendue des droits cédés si le cessionnaire agit à son encontre sur le fondement de droits ne lui ayant pas été cédés,
- que la circonstance que madame Berluti n'a élevé aucune objection quant aux demandes de la société Berluti ne peut avoir pour effet de modifier rétroactivement les droits patrimoniaux qu'elle lui a cédés,
- que la demande d'indemnisation de prétendus agissements parasitaires fait double emploi avec la demande d'indemnisation de l'atteinte aux droits patrimoniaux d'auteur,
- que la société Berluti a poursuivi l'exploitation, après la campagne critiquée, du visuel Norvégien", ainsi que celle d'un autre visuel intitulé "Jean's Bleu", ce qui infirme sa thèse selon laquelle la campagne publicitaire de la société FIAT aurait banalisé son produit,
- que madame Berluti ne justifie pas d'un préjudice sur le fondement du droit moral de l'auteur et ne s'est pas plainte d'une dénaturation de son œuvre, sa demande étant uniquement fondée sur l'atteinte à ses convictions personnelles,
- qu'elle a fait procéder aux publications ordonnées par le tribunal.
La société Fiat Auto France conclut à la confirmation du jugement en ses dispositions déboutant la société Berluti de se demande formée au titre du parasitisme et condamnant la société DMBB à la garantir. Formant appel incident pour le surplus, elle sollicite le rejet de toutes les demandes de madame Berluti et de la société Berluti dirigées contre elle et réclame une somme de 4 573,47 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle allègue :
- que se responsabilité dans la contrefaçon prétendue ne saurait être retenue, dès lors qu'elle n'est pas l'auteur de la campagne publicitaire et qu'elle a pu légitimement croire que cette campagne était originale,
- qu'aucun élément ne permet de fixer à 99091,86 euro le préjudice subi par la société Berluti,
- que le préjudice moral de madame Berluti sera justement réparé par le franc symbolique,
- que le tribunal a, à juste titre, écarté la demande portant sur le parasitisme, la demande faite sur ce fondement faisant double emploi avec celle formée au titre de la contrefaçon,
- qu'en application de l'article 10 du contrat du 14 octobre 1992, la société DMBB doit la garantir intégralement.
Madame Berluti et la société Berluti concluent à la confirmation du jugement entrepris, à l'exception de ses dispositions déboutant la société Berluti de se demande relative aux agissements parasitaires. Formant appel incident sur ce point, elles sollicitent la condamnation solidaire de la société Fiat Auto France et de la société DMBB à payer 76 224,51 euro à titre de dommages-intérêts à la société Berluti, la publication de l'arrêt à intervenir, en entier ou par extrait, dans quatre journaux, revues ou magazines de leur choix, aux frais avancés de la société Fiat Auto France et de la société DMBB, à hauteur de 45 734,71 euro HT pour l'ensemble des publications, à titre de dommages-intérêts complémentaires s'il y a lieu, et la condamnation de la société Fiat Auto France et de la société DMBB à payer à la société Berluti 6 097,96 euro chacune en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elles soutiennent:
- que la matérialité de la contrefaçon est établie, compte tenu de la similitude de la composition des deux visuels,
- que la société DMBB, tiers au contrat de cession, ne peut pas leur opposer les dispositions de l'article L. 131-3 du Code de la propriété intellectuelle,
- que madame Berluti, partie à l'instance, n'émet aucune revendication quant à la portée des droits cédés,
- que la société Berluti subit un préjudice du fait de la banalisation de son image publicitaire,
- qu'à bon droit, le tribunal a retenu l'atteinte au droit moral de madame Berluti du fait de se dénaturation,
- que le préjudice de la société Berluti s'infère des investissements importants effectués pour diffuser les visuels "Jeans Bleu" et "Norvégien" entre 1996 et 1999 et par l'ampleur de la diffusion du visuel contrefaisant,
- que les sociétés DMBB et Fiat Auto France qui ont profité à moindre frais des investissements publicitaires de la société Berluti ont commis des actes de parasitisme, distincts des actes de contrefaçon.
L'instruction de l'affaire a été déclarée close le 31 janvier 2002.
Sur ce
Sur la contrefaçon
Considérant que madame Berluti a réalisé un visuel intitulé "Norvégien", dans le même esprit que celui par elle créé antérieurement et intitulé "Jeans'Bleu" ;
Que le visuel "Norvégien" représente le bas des jambes d'un mannequin, vêtu d'un jean et portant une paire de chaussures de la collection Berluti, de couleur fauve, ces chaussures reposant sur un plancher constitué de lattes de bois, longé en arrière plan de plinthes, avec, à côté des chaussures, un chapeau s'appuyant sur la plinthe et, en haut, en caractères blanc la phrase "vos souliers ont une âme" ;
Que l'éclairage, qui est celui d'un coucher de soleil, légèrement rosé, fait briller le cuir des chaussures ;
Qu'il s'agit d'une œuvre qui, par sa composition et par sa lumière destinées à mettre en valeur un modèle de chaussures raffiné et intemporel, exprime la personnalité de son auteur et revêt un caractère d'originalité qui lui confère la protection accordée par la loi au droit d'auteur d'une œuvre de l'esprit, ce qui n'est d'ailleurs pas contesté par la société DMBB et par la société Fiat Auto France ;
Que le visuel réalisé par la société DMBB représente lui aussi le bas des jambes d'un mannequin, habillé d'un pantalon étroit, portant une paire de chaussures d'homme, de couleur havane, posées sur un plancher, le bord des chaussures étant piqué de clous fixant les chaussures au sol, illustrant ainsi le thème de la campagne précisé en haut du visuel par la phrase "Jusqu'au 31 janvier, vous pouvez toujours essayer de résister aux Jours Irrésistibles de Fiat";
Que ces deux visuels présentent des éléments communs, à savoir des chaussures similaires, sans couture apparente sur le dessus, munies d'oeillets et lacées, avec une semelle surpiquée dépassant légèrement, une position elle aussi similaire des chaussures tournées vers la droite, le bas des pantalons étroits, les effleurant légèrement, et le plancher constitué d'un parquet rustique ;
Que les différences, la couleur plus sombre des chaussures et du pantalon, la forme moins effilée des chaussures de marque John Ashley, les clous, l'absence de chapeau et l'éclairage plus blanc et plus cru du visuel Fiat ne font pas disparaître l'impression d'ensemble qui est de se retrouver en présence de deux œuvres semblables, l'attention des personnes regardant les visuels étant, dans les deux cas, immédiatement captée par les chaussures dont il a été dit plus haut qu'elles se ressemblaient et dont la représentation occupe une grande part de l'affiche ;
Que les éléments communs plus rappelés correspondent aux caractéristiques essentielles de l'œuvre originale de madame Berluti et démontrent que cette œuvre a été imitée ;
Que c'est donc à juste titre que le tribunal a considéré que le visuel Fiat était une contrefaçon du visuel "Norvégien";
Que la société DMBB, qui a réalisé la campagne de publicité, et la société Fiat Auto France, qui a exploité à son profit l'œuvre contrefaite, sont responsables in solidum du dommage qui en est résulté pour madame Berluti et pour la société Berluti, peu important que la société Fiat Auto France ait pu être de bonne foi;
Sur le parasitisme
Qu'en contrefaisant le visuel Norvégien qui témoigne d'un réel travail de création et présente une valeur économique et en l'exploitant, la société DMBB et la Fiat Auto France ont commis un acte de parasitisme; qu'elles ont, en effet, profité à moindre coût des efforts de conception et de réalisation publicitaire de madame Berluti et de la société Berluti ; que leurs agissements constituent une faute engageant leur responsabilité civile envers ces dernières ;
Sur les mesures réparatrices
Considérant que la violation du droit moral de madame Berluti sur son œuvre, qui a été dénaturée, est constitutive pour cette dernière d'un préjudice qui a été justement réparé par la somme de 15 244,9 euro allouée par les premiers juges;
Considérant qu'en vertu d'un acte du 15 septembre 1998, madame Berluti a cédé gratuitement à la société Berluti tous les droits patrimoniaux d'auteur sur les visuels - au nombre desquels figure le visuel "Norvégien" - pour toutes les opérations de communication, uniquement pour les produits Berluti ;
Que cette cession assurait à la société Berluti le bénéfice de l'exploitation commerciale du visuel, en sorte qu'elle est recevable à agir;
Que, d'ailleurs, la seule personne qui aurait eu intérêt, s'il y avait lieu, à contester la recevabilité de l'action engagée par la société Berluti serait madame Berluti ; que celle-ci, qui est partie à l'instance, ne revendique aucun droit patrimonial sur le visuel "Norvégien";
Que le tribunal a alloué à la société Berluti une somme de 99 091,86 euro à titre de dommages-intérêts en réparation de la contrefaçon, écartant tout parasitisme ;
Qu'il apparaît toutefois que cette somme réparait le préjudice résultant de la banalisation de l'image publicitaire véhiculée par les visuels "Norvégien"et "Jean's Bleu" et celui provenant de la perte d'une partie de ses investissements publicitaires ;
Que si le premier poste de préjudice correspond à celui occasionné par la contrefaçon, le second poste correspond à celui qui résulte du parasitisme;
Qu'il n'y a donc pas lieu d'allouer à la société Berluti une somme complémentaire en réparation des agissements parasitaires, le préjudice en découlant ayant été pris en compte dans l'allocation de la somme de 99 091,86 euro;
Que la publication ordonnée par le tribunal a été exécutée ;
Que la mesure de publication sollicitée dans la perspective de dénoncer au public les faits de parasitisme n'apparaît pas nécessaire et sera rejetée;
Sur l'appel en garantie
Considérant qu'en application des articles 10 et 13 du contrat conclu le 14 octobre 1992, la société DMBB doit garantir la société Fait Auto France de toute action concernant les actions publicitaires confiées à l'agence;
Que c'est donc à juste titre que le tribunal a condamné la société DMBB à garantir la société Fiat Auto France;
Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Qu'il y a lieu d'allouer à madame Berluti et à la société Berluti ensemble une somme de 2 286,74 euro en indemnisation des frais de procédure non inclus dans les dépens exposés devant la cour;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris, sauf en ses dispositions déboutant la société Berluti de sa demande de dommages-intérêts au titre du parasitisme, Et statuant à nouveau de ce chef, Dit que la société DMBB et la société Fiat Auto France ont commis des faits de parasitisme à l'égard de la société Berluti, Dit que le préjudice découlant du parasitisme a été indemnisé par le tribunal dans le cadre des dommages-intérêts alloués au titre de la contrefaçon, Dit n'y avoir lieu à accorder à la société Berluti des dommages-intérêts s'ajoutant à ceux alloués par le tribunal, Rejette la demande de publication, Et y ajoutant, Condamne in solidum la société DMBB et la société Fiat Auto France à payer à madame Berluti et à la société Berluti, ensemble, 2 286,74 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Les condamne également in solidum aux dépens d'appel, la société Fiat Auto France étant garantie dans leurs rapports internes par la société Fiat Auto France, lesdits dépens d'appel pouvant être recouvrés directement par la SCP Bommart-Minault, société titulaire d'un office d'avoué, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.