CA Caen, ch. réunies, 14 avril 2005, n° 04-00052
CAEN
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Lemaire (Sté)
Défendeur :
Minoterie Etienne Lerat (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
MM. Le Fevre, Boyer
Conseillers :
Mmes Clouet, Ody, Holman
Avoués :
Me Tesnière, SCP Mosquet Mialon d'Oliveira Leconte
Avocats :
Mes Menage, Chanson
Les sociétés Lemaire et Lerat exercent toutes les deux une activité de meunerie, et fabriquent notamment des farines biologiques.
Aux termes d'un contrat du 10 février 1992 conclu pour une durée de cinq ans devant expirer le 28 février 1997, la société Lemaire a concédé à la société Lerat la concession exclusive de fabrication de farine biologique sur les départements 14, 18, 22, 28, 35, 41, 44, 45, 49, 50, 53, 56, 59, 60, 72, 76, 80, 85 pour les marques Lemaire et Biopain.
Le contrat interdisait à la société Lerat de commercialiser des farines biologiques concurrentes.
La rémunération du concédant était (article 12), pour les farines Lemaire, égale à 120 F HT par quintal, hors gamme actuelle sélection Lemaire ; pour les autres farines, la redevance au quintal devait correspondre à 50 % de la différence entre le prix de revient moyen HT nu départ au quintal de ces farines, convenu entre les parties en début de campagne et le prix de vente mensuel moyen HT nu départ de ces farines, ces redevances devant servir principalement à assurer la promotion des marques, la recherche, le contrôle technique et l'assistance commerciale au concessionnaire.
Le concessionnaire avait également (article 4) une obligation d'approvisionnement exclusif auprès du concédant ou des fournisseurs agréés par lui en céréales biologiques, emballage et autres supports d'identification des produits, et (article 11) l'obligation de respecter le tarif et les conditions imposées par le concédant.
Par ailleurs, l'article 10 intitulé " politique commerciale et promotionnelle" prévoyait une possibilité de réunion des parties, à l'initiative de l'une d'elles, chaque fois qu'il serait constaté une variation significative d'un élément constitutif du prix de revient de la farine, pour étudier les conséquences de cette variation sur l'ensemble des points économiques attachés aux produits, et précisait "cette réunion aura lieu en particulier chaque fois qu'il sera constaté une variation de plus de 5 % du prix du blé franco concessionnaire, et une variation de plus de 10 % du prix HT [...] des emballages".
Enfin (article 15) le contrat incluait une interdiction pour le concessionnaire qui entendait continuer son exploitation commerciale postérieurement à l'expiration du contrat de se prévaloir de la qualité d'ancien concessionnaire Lemaire.
Le 1er mars 1997, la société Lerat a adressé des courriers circulaires à ses clients, indiquant qu'elle n'était plus distributrice des farines Lemaire mais que son activité continuait, et a joint ses nouveaux tarifs, inférieurs à ceux de la société Lemaire.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 28 avril 1997, la société Lemaire a mis en demeure la société Lerat de payer la somme de 41 385,38 F au titre de solde de factures impayées que la société Lerat a refusé de régler au motif que ces sommes correspondaient au surcoût excessif des matières premières.
Par acte du 5 août 1997 la société Lemaire a fait citer la société Lerat devant le Tribunal de commerce de Rennes -qui s'est déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Nantes par jugement du 27 mars 1998-, aux fins d'obtenir paiement des sommes de :
- 141 385,38 F TTC (21 554,06 euro) avec intérêts au taux légal à compter du 28 avril 1997 au titre des factures impayées,
- 900 833,76 F TTC avec intérêts au taux légal à compter du 28 avril 1997 au titre des redevances impayées,
- 200 000 F à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale.
- 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Lerat a formé une demande reconventionnelle en annulation de contrat par application des articles 7, 9 et 34 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et par jugement du 27 mars 2000, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Nantes a fait droit à la demande au titre des factures impayées, a débouté la société Lemaire des autres demandes et la société Lerat de sa demande reconventionnelle et a condamné la société Lerat à payer à la société Lemaire la somme de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par arrêt du 23 mai 2001, la Cour d'appel de Rennes a confirmé le jugement en ses dispositions relatives au rejet des demandes portant sur les redevances impayées et la concurrence déloyale, l'a réformé en ses dispositions relatives aux factures impayées, et a ordonné une expertise, avec mission donnée à l'expert d'établir les comptes entre les parties sur la base des prix plafonds prévus au contrat et tenant compte de l'évolution des prix, et ce au motif que la société Lemaire avait commis un abus dans la fixation du prix laissé indéterminé au contrat, dont elle devait réparation.
La société Lemaire a formé un pourvoi contre cette décision et par arrêt du 13 novembre 2003, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé l'arrêt de la Cour de Rennes, mais seulement en ce qu'il avait décidé que la société Lemaire avait commis un abus dans la fixation du prix laissé indéterminé au contrat, et ce au visa de l'article 1591 du Code civil au motif :
" * que pour décider que la société Lemaire avait commis un abus dans la fixation du prix et dire qu'elle devait réparation du préjudice causé, l'arrêt retient que la société Lemaire n'a jamais donné suite aux demandes répétées de renégociation des conditions contractuelles que lui adressait la société Lerat, que faute d'avoir accepté une renégociation du contrat, la société Lemaire ne peut plus faire état d'aucun prix déterminé et que cette attitude caractérise un abus dans la fixation de prix laissé indéterminé par un contrat cadre;
* qu'en se déterminant par de tels motifs, impropres à établir que le manquement par la société Lemaire à son obligation de se réunir avec son cocontractant dans certaines hypothèses aurait eu pour effet de rendre le prix indéterminé et par cela seulement, sa fixation abusive, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ".
Vu les écritures signifiées :
* le 24 janvier 2005 par la société Lemaire qui conclut à la confirmation du jugement, et demande paiement d'une somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
* le 15 décembre 2004 par la société Lerat qui conclut à la réformation du jugement, au débouté des réclamations, et demande paiement des sommes de 32 104,65 euro à titre de dommages et intérêts et 5 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
I Sur la responsabilité contractuelle
La Cour d'appel de Rennes a retenu qu'en application de l'article 10 du contrat, les parties devaient se réunir, à l'initiative de l'une d'elles, en particulier chaque fois qu'il serait constaté une variation de plus de 5 % du prix du blé ou de 10 % hors taxes de certains éléments, dont les emballages.
Le moyen du pourvoi portant sur le caractère obligatoire de cette stipulation contractuelle ayant été rejeté par la Cour de cassation, ce point est définitivement jugé.
En application des articles 1134 et 1147 du Code civil, tout contrat doit être exécuté de bonne foi, ce qui met à la charge des cocontractants une obligation de coopération et spécifiquement une obligation d'adaptation et de renégociation en cas de modification du contexte économique.
Le refus de négocier est susceptible de constituer pour le cocontractant un manquement à l'exigence de bonne foi de nature à engager sa responsabilité contractuelle.
En espèce, il doit être déduit de l'énumération spécifique figurant à l'article 10 du contrat que dans la commune intention des parties, l'objet des réunions prévues par ce texte était la renégociation contractuelle en cas de variation -en fait d'augmentation- selon le taux précisé, d'éléments dont le prix n'était pas maîtrisé par les cocontractants.
La société Lerat affirme, sans être contredite sur ce point, que dès décembre 1992 le prix des emballages a augmenté de plus de 50 %, et le prix du blé de 5,23 % dès la seconde campagne céréalière (récolte 1992); qu'ainsi les seuils contractuels de réunion obligatoire étaient atteints dès la première année du contrat, ce qui a été confirmé lors de l'expertise. Le 9 décembre 1992, un accord a été signé entre les parties, répartissant par moitié entre elles le surcoût des emballages pour la période du 1er janvier au 30 juin 1993.
Cependant, alors qu'aux termes des dispositions contractuelles, la réunion des parties devait se tenir "à l'initiative de l'une d'elles", il résulte du courrier adressé par la société Lerat à son cocontractant le 3 août 1994 qu'hormis l'accord du 9 décembre 1992 précité, limité aux emballages, la première rencontre au cours de laquelle une renégociation a été sollicitée par le concessionnaire - et refusée par le concédant- a eu lieu le 6 juin 1994, -étant précisé que le contrat n'imposait aucun formalisme quant à la tenue des réunions-, et qu'aucune des parties n'avait auparavant sollicité de réunion, sans protestation de l'autre.
Il doit en conséquence être considéré que jusqu'au 6 juin 1994, les parties -et spécifiquement la société Lerat- axaient communément renoncé à l'application de la clause contractuelle, et aucune faute ne saurait être reprochée à la société Lemaire jusqu'à cette date.
Ensuite, la société Lerat justifie par les courriers produits avoir sollicité une réunion successivement le 3 août 1994, le 27 décembre 1994, le 11 mai 1995, le 25 juillet 1995 le 27 octobre 1995 et le 15 janvier 1996, sans que la société Lemaire ne donne suite à ces demandes réitérées.
Il est en conséquence établi que le refus de réunion opposé par la société Lemaire à compter du 3 août 1994 faisant suite à son refus de renégociation du 6 juin 1994 a entraîné ipso facto une absence de renégociation, alors que les prix tant des emballages que du blé augmentaient dans de proportions considérables et que la nécessité d'une renégociation était particulièrement justifiée en raison des obligations contractuelles mises à la charge du concessionnaire en application des articles 4 et 11 du contrat ci-dessus mentionnés.
En l'absence de négociation, la société Lerat a été contrainte de supporter seule l'augmentation du coût des matières premières sans que le concédant et fournisseur exclusif ne fasse pour sa part aucun effort, et ce jusqu'au 1er mars 1996, date à laquelle le prix de vente des farines Lemaire par la société Lerat a été augmenté, motif pour lequel la société Lerat limite à cette date ses réclamations indemnitaires.
Ce refus de réunion et donc de renégociation alors que la société Lemaire avait l'obligation d'adapter le contrat à la hausse des matières premières et de mettre en œuvre la solidarité contractuelle constitue à l'encontre du concessionnaire une faute dans l'exécution de ses obligations contractuelles qui engage sa responsabilité, le fait qu'aucune sanction n'ait été expressément prévue au contrat n'étant pas de nature, contrairement aux allégations de la société Lemaire, à exonérer celle-ci.
II Sur le préjudice
Eu égard aux dispositions contractuelles ci-dessus rappelées, il doit être considéré que le préjudice de la société Lerat est caractérisé par la perte de chance d'obtenir, lors de la négociation dont elle a été privée, un partage avec le concédant de l'augmentation du coût des matières premières.
Concernant le prix du blé, en vigueur à la signature du contrat, l'expert, après avoir analysé les divers documents contractuels, a retenu quatre hypothèses, à savoir 190 F, 195 F, 195,85 F et 191,93 F le quintal.
Cependant, l'analyse des factures produites aux débats démontre qu'entre le 31 mars et le 7 juillet 1992 le prix usuel du blé provenant de la campagne 1991 était 190 F le quintal puisque seules trois factures sur treize mentionnent un prix de 195 F et que dans son courrier du 24 mars 1992, la société Lemaire rappelait à la société Lerat les prix de blés biologiques à prendre en compte, soit :
" -190 F au départ de Bonchamp
- 189 F au départ de Bouresse ".
Par ailleurs, la société Lerat affirme, sans être utilement contredite sur ce point qu'elle allait se fournir directement à Bonchamp dans la quasi-totalité des cas, assurant elle-même le transport, et que les trois factures à 195 F le quintal sont relatives à des livraisons exceptionnelles en provenance de Bouresse comportant un coût supplémentaire de 6 F du quintal correspondant au coût du transport.
Au vu de l'ensemble de ces éléments, le prix initial doit être retenu à 190 F et le prix plafond s'élève à 190 F x 5 % = 199,50 F. Ainsi, contrairement aux allégations de la société Lemaire, si le prix de base n'était pas expressément inscrit au contrat, il était déterminable, et par voie de conséquence le prix plafond également.
Dans cette première hypothèse, l'expert a chiffré le surcoût du blé supporté par la société Lerat pour la période comprise entre le moment où le premier des prix plafonds prévu au contrat a été dépassé -soit une fois le 27 novembre 1992 et de manière continue à compter du 30 avril 1994- et le 1er mars 1996, à la somme de 8 036,97 euro.
Concernant les emballages, dont le prix plafond a été dépassé à compter de la livraison du 29 décembre 1992, l'expert a tenu compte de l'accord conclu le 9 décembre 1992 et n'a chiffré le surcoût que pour la période du 1er juillet 1993 au 1er mars 1996 à la somme de 17 336,14 euro.
Enfin, alors que le contrat n'incluait pas la fourniture de pastilles aux clients acquéreurs de la farine Lemaire courant février 1994, la société concessionnaire a imposé la livraison de pastilles en pain azyme comportant la marque Lemaire "dans un souci d'apporter des garanties complémentaires aux consommateurs", celles-ci devant être " apposées sur les pains Lemaire avant cuisson et [faisant] partie intégrante du pain ", facturées aux meuniers sur la base des quantités de sachets pain.
La première facture de pastilles reçue par la société Lerat est datée du 30 avril 1994 et le coût total des pastilles jusqu'au 1er mars 1996 a été chiffré par l'expert à 6 731,54 euro.
Les calculs de l'expert, justifiés par les pièces annexées au rapport, ne sont pas utilement critiqués par la société Lemaire.
Alors que l'indemnisation du dommage résultant de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue, et qu'en l'espèce la seule négociation diligentée en décembre 1992 pour les emballages a abouti à un partage par moitié des surcoûts, il doit être considéré que le préjudice de la société Lerat s'élève à la moitié des surcoûts relevés par l'expert, limités néanmoins pour les motifs ci-dessus exposés à la période du 6 juin 1994 au 1er mars 1996, soit :
pour le blé : 26 132,85 F soit 3 983,93 euro
pour les emballages : 37 313,59 F soit 5 688,42 euro
pour les pastilles : 21 074,45 F soit, 3 212,78 euro
Total : 12 885,13 euro
En conséquence, cette somme viendra en déduction du montant des factures réclamées par la société Lemaire, contestées par la société Lerat au seul motif du surcoût par elle seule supporté des matières premières, le jugement sera réformé et il sera alloué à la société Lemaire la somme de :
21 554,06 euro - 12 885,13 euro = 8 668,93 euro
III Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et les dépens
Chaque partie conservera en équité la charge de ses frais irrépétibles et de ses dépens, à l'exception des frais d'expertise qui seront partagés par moitié.
Par ces motifs, LA COUR, statuant dans les limites de la cassation, - Réforme le jugement; - Condamne la société Lerat à payer à la société Lemaire la somme de 8 668,93 euro; - Dit que chaque partie conservera la charge de ses frais irrépétibles et de ses dépens à l'exception des frais d'expertise qui seront partagés par moitié et recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.