CA Caen, 1re ch. sect. civ. et com., 2 juin 2005, n° 03-03155
CAEN
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Denis (ès qual.) ; Deguette Confection (SARL)
Défendeur :
Davclau (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Le Fevre
Conseillers :
Mlle Cherbonnel, Mme Holman
Avoués :
SCP Dupas-Trautvetter Ygouf Balavoine Levasseur, SCP Mosquet Mialon d'Oliveira Leconte
Avocats :
Mes Chevret, Kerlann
Maître Denis ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de cession de la SARL Deguette Confection a interjeté appel du jugement rendu le 23 septembre 2003 par le Tribunal de commerce de Condé-sur-Noireau dans un litige l'opposant à la SA Davclau.
La SARL Deguette Confection exerce une activité de manufacture et de négoce de confection.
La SA Davclau lui confiait des travaux de fabrication à façon, le tissu pré-découpé étant fourni par la société Davclau, et la société Deguette Confection réalisant l'assemblage des pièces et assurant la livraison des modèles confectionnés dans les locaux de son donneur d'ordre.
Le 20 novembre 2001, la société Deguette Confection a adressé à la société Davclau un courrier constatant qu'aucun travail ne lui était plus transmis depuis le 20 octobre 2001 et précisant : " nous pensons que nous devons considérer que vous cessez toute activité avec nous cette rupture brutale nous met dans une situation très difficile [...]. Cet arrêt brutal sans préavis n'est pas acceptable ".
Par courrier du 25 janvier 2002, la SA Davclau a répondu en ces termes "nous comprenons que cette situation peut être très difficile pour votre société mais nous ne sommes liés par aucun contrat, et le fait pour nous de ne plus avoir de travail à vous donner n'est justifié que par le fait que nous n'avons plus besoin de façonnier pour ce type de fabrication".
Par acte du 10 juin 2002, la société Deguette Confection a fait citer la société Davclau devant le tribunal afin de la voir condamner au paiement des sommes de 266 267,76 euro à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi à raison de la rupture brutale des relations commerciales, 1 954,57 euro au titre d'un solde de facture, 1 525 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par jugement du 12 novembre 2002, le Tribunal de commerce de Condé-sur-Noireau a mis la société Deguette Confection en redressement judiciaire et Maître Denis a été désigné en qualité d'administrateur judiciaire.
Par jugement du 11 mars 2003 le Tribunal de commerce de Condé-sur-Noireau a adopté le plan de cession de la société au profit de Mmes Claudine Jean et Martine Mollet ou toute société s'y substituant notamment la société CM Confection, et a désigné Maître Denis en qualité de commissaire à l'exécution du plan. Ce jugement, qui prévoyait un paiement comptant du prix de cession, a fixé la durée du plan à un an,
La société Deguette Confection a cessé son activité et vendu son fonds de commerce à la SARL CM Confection à effet du 15 mars 2003.
Par le jugement déféré, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal a rejeté les exceptions d'irrecevabilité soulevées par la SA Davclau, et l'a condamnée à payer à la société Deguette Confection les sommes de 1 euro en réparation de son préjudice, 1 954,57 euro au titre de la facture impayée, 450 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Vu les écritures signifiées :
* le 14 février 2005 par Maître Denis ès qualités qui conclut à la réformation du jugement en ses dispositions relatives au montant du préjudice dont il demande la fixation à la somme de 398 669,55 euro, à la confirmation du jugement pour le surplus et demande paiement d'une somme de 4 500 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Subsidiairement, il sollicite une expertise.
* le 23 février 2005 par la société Davclau qui conclut à l'irrecevabilité des réclamations, subsidiairement à leur rejet, très subsidiairement à la confirmation du jugement, et demande paiement d'une somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
I Sur la qualité à agir de Maître Denis
La société Davclau conteste la qualité à agir de Maître Denis au motif qu'en application de l'article L. 621-90 du Code de commerce, et alors qu'il n'est pas contesté que le prix de cession a été intégralement réglé, la mission du commissaire à l'exécution du plan a pris fin au 15 mars 2003.
Cependant, ce texte, qui constitue expressément une exception à l'article L. 621-68 du Code de commerce ne peut être interprété dans le sens qu'il réduit la mission du commissaire à l'exécution du plan dans le cas où le prix aurait été payé entièrement à l'expiration de la durée du plan, mais doit s'entendre comme une exception dans le sens où il prévoit l'allongement de cette durée au-delà de celle du plan pour permettre au commissaire à l'exécution du plan de veiller au paiement du prix et de remplir son rôle relatif à la distribution de celui-ci, et une action en recouvrement d'une créance engagée avant la clôture de la procédure par le commissaire de l'exécution du plan est recevable bien que la durée du plan soit expirée.
Ainsi, Maître Denis a bien qualité pour poursuivre l'action engagée avant le plan de cession. L'exception d'irrecevabilité a donc été justement rejetée par le tribunal et le jugement sera confirmé sur ce point.
II Sur la rupture abusive de relations commerciales
1) Sur l'existence d'un contrat ou de relations commerciales
Aux termes de l'article L. 442-6-5° du Code de commerce, fondement principal de la demande en dommages et intérêts " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout [...], commerçant, [...] - de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, saris préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
La société Davclau conteste l'existence d'un contrat entre les parties, ainsi que de relations commerciales.
Cependant, l'attestation rédigée par l'expert comptable de la société Deguette Confection et non contestée sur ce point par la société Davclau établit que huit à neuf commandes annuelles étaient passées par la société Davclau à la société Deguette Confection et que pour les exercices clos entre le 30 novembre 1998 et le 30 novembre 2001 les commandes de la société Davclau ont représenté une moyenne annuelle de 1 749 602,44 F HT soit 30 % du chiffre d'affaires de la société Deguette Confection dans ce type d'activité, ainsi qu'il résulte de la comparaison des données fournies par l'expert comptable.
La société Davclau admet d'ailleurs dans ses écritures l'existence de " contrats à exécution instantanée qui ont lié dans le passé les sociétés Davclau et Deguette Confection ", qui " correspondaient aux commandes passées les unes après les autres par la société Davclau à la société Deguette Confection ".
Au vu de l'ensemble de ces éléments, il est ainsi prouvé qu'il y a eu un volume d'affaires important réalisé dans le cadre d'une collaboration technique et commerciale suivie caractérisant, même en l'absence de contrat écrit, une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6-5° du Code de commerce, lequel doit s'appliquer à toute relation commerciale, qu'elle soit précontractuelle, contractuelle ou même post-contractuelle, étant précisé que Maître Denis ès qualités ne reproche pas à la société Davclau d'avoir rompu un contrat, mais de ne plus lui confier de travail, ce qui constitue précisément la situation de rupture de relation commerciale prévue par ce texte.
S'il est exact que le volume d'affaires entre les sociétés avait chuté depuis l'année 2000, et surtout en 2001, puisqu'il s'élevait lors de l'exercice clos en 1999 à 2 216 935 F, en 2000 à 1 529 569 F, en 2001 à 827 241 F le montant - même réduit - des commandes pour l'année 2001 démontre qu'à la date de la rupture, les relations commerciales demeuraient établies entre les parties, contrairement aux allégations de la société Davclau.
2) Sur le caractère brutal de la rupture
En application du texte susvisé, en l'absence d'usages professionnels le délai de préavis suffisant est déterminé notamment par l'ancienneté des relations entre les parties et l'importance du volume d'affaires entre elles échangé.
Concernant le point de départ des relations commerciales, il résulte des pièces produites que si la SARL Deguette Confection n'a été constituée qu'en 1990, la même activité était auparavant exercée par M. Alain Deguette - devenu ensuite gérant de la SARL Deguette Confection depuis la constitution de celle-ci, ainsi que l'indique l'extrait Kbis joint - et que la première facture par lui établie à l'ordre de la société Davclau, produite aux débats, est datée du 1er octobre 1969.
L'article L. 442-6 du Code de commerce fait référence au "partenaire économique" et non à une identité juridique, et il doit en conséquence être tenu compte de l'intégralité des relations entretenues avec M. Alain Deguette depuis 1969 puis depuis 1990 avec la société dont il est devenu gérant, ces deux personnes juridiques constituant, en raison de l'identité des relations de clientèle entretenue, avec elles par la société Davclau, un seul partenaire économique.
Le tribunal a donc justement considéré que les relations commerciales étaient établies depuis trente deux ans à la date de la rupture, et non onze ans comme allégué par la société Davclau.
Par ailleurs, l'article L. 442-6 du Code de commerce dont la finalité est de donner au professionnel subissant la rupture un délai suffisant pour trouver d'autres partenaires ou réorganiser son activité, ne sanctionne pas la rupture des relations commerciales, mais son caractère brutal et l'absence de préavis écrit, sans prévoir d'autres justifications que la force majeure ou l'inexécution de ses obligations par la partie qui subit la rupture.
En l'espèce, s'il est exact que la société Davclau n'avait aucune obligation de fournir du travail à la société Deguette Confection, la cessation d'affaires par elle décidée n'a été précédée d'aucun préavis, et donc d'aucun préavis écrit.
Il n'est ni allégué ni démontré l'inexécution par la société Deguette Confection de ses propres obligations.
La chute du volume d'affaires depuis deux ans ne saurait en elle-même enlever à la rupture son caractère brutal, et ce alors qu'à la date de celle-ci les relations régulières perduraient.
Contrairement aux allégations de la société Davclau, cette chute ne saurait équivaloir au préavis prévu par le texte. Le fait que la société Davclau subisse une situation économique difficile due à la concurrence internationale, s'il peut justifier la baisse du volume des commandes, ne saurait constituer un cas de force majeure quant au non-respect des dispositions légales relatives à l'obligation d'un préavis écrit, cette conjoncture morose ne s'étant à l'évidence pas subitement révélée en octobre 2001, mais antérieurement et progressivement, ainsi que l'admettent les deux parties.
Au vu de l'ensemble de ces éléments, le tribunal a justement considéré que la rupture des relations commerciales intervenue en octobre 2001 sans préavis à l'initiative de la société Davclau était brutale et donc fautive et le jugement sera confirmé sur ce point.
Le préjudice subi à l'occasion d'une rupture brutale de relations commerciales résulte de la perte des bénéfices que la société victime pouvait escompter tirer du maintien de ses relations avec la société à l'origine de la rupture.
L'évaluation du préjudice doit être appréciée au regard de la marge bénéficiaire brute à laquelle a société aurait été en droit de prétendre en l'absence de rupture.
En l'espèce, le chiffre d'affaires moyen réalisé avec la société Davclau de trois derniers exercices s'est élevé à 1 524 748,33 F (232 446,38 euro).
S'il est exact que ce chiffre d'affaires avait considérablement baissé en 2000, et surtout en 2001, la société Deguette Confection pouvait légitimement espérer, eu égard à l'ancienneté des relations contractuelles et à l'ampleur de celles-ci, un retour à un volume de commandes accru. Pour ce motif, le préjudice doit être calculé sur la base des trois dernières années.
Aux termes de l'attestation rédigée par l'expert comptable le 23 mai 2002, les chiffres d'affaires réalisés avec la société Davclau résultaient uniquement de prestations de sous-traitance, la société Deguette Confection ne fournissant pratiquement aucune matière première. La marge sur coût matière dégagée était donc voisine du chiffre d'affaires, et la diminution du chiffre d'affaires réalisé avec l'entreprise Davclau entraîne une diminution de marge quasi-équivalente.
La société Davclau conteste cette attestation qu'elle qualifie de "pure complaisance". Cependant, elle n'a engagé aucune procédure de nature à en faire établir le caractère mensonger et ne produit aucun élément de nature à la critiquer utilement, alors que la véracité de cet écrit est confortée par la nature spécifique des prestations fournies par la société Deguette Confection.
Alors que le coût des salaires et charges sociales - charge fixe indépendante du volume des commandes -, ne doit pas être inclus dans le calcul de l'assiette du préjudice, la marge brute doit être évaluée au chiffre d'affaires moyen - 10 % soit 209 201,74 euro.
Eu égard à l'ancienneté des relations et aux contraintes de cycles de production des collections de vêtements la durée du préavis sera fixée à un an.
Au vu des pièces produites, il n'existe cependant aucun lien de causalité établi entre la rupture fautive des relations commerciales et l'état de cessation de paiement de la société qui, survenu un an plus tard, a motivé le jugement de redressement judiciaire du 12 novembre 2002.
En effet, la société Davclau n'était pas l'unique client de la société Deguette Confection. La diminution du volume d'affaires durant les deux dernières années précédant la rupture, acceptée par la société Deguette Confection qui n'a jamais émis aucune protestation sur ce point, ne peut être assimilée à une rupture partielle.
Alors que la situation économique de la société Deguette Confection était obérée avant la rupture puisque l'exercice clos le 30 novembre 2001 avait enregistré une perte de 201 782 aux termes de l'attestation comptable, selon les propres déclarations de M. Deguette commentant le redressement judiciaire dans la presse locale, le 22 novembre 2002, les raisons "qui ont provoqué cette situation actuelle sont que l'entreprise ne peut plus faire face à la concurrence des pays de l'Est, ni aux trente cinq heures, ni au marasme généralisé de la situation actuelle".
Au vu de l'ensemble de ces éléments, la demande en indemnisation de pertes annexes sera rejeté, le préjudice sera fixé à la somme de 209 201,74 euro et le jugement sera réformé sur ce point.
III Sur la facture
Conformément à la demande de Maître Denis, ès qualités, le tribunal a condamné la société Davclau au paiement du solde d'une facture n° 23 du 20 novembre 2001 soit 1 954 547 euro.
La société Davclau conteste cette demande au motif que la facture n° 23 rédigée par la société Deguette Confection en remplacement de la facture n° 22 du 25 octobre 2001 établie par la société Davclau ne satisfait pas aux conditions de preuve imposées par l'article 1341 du Code civil.
Cependant, aux termes de l'article L. 110-3 du Code de commerce à l'égard des commerçants les actes de commerce peuvent se prouver par tous moyens.
En l'espèce, il est admis par les parties que M. Deguette, qui assurait lui-même la livraison des produits finis, apportait son facturier à M. Zajfen, représentant légal de la société Davclau qui le remplissait lui-même en sa présence.
Maître Denis, ès qualités, affirme, sans être utilement contredit sur ce point, que M. Zajfen, lors de l'établissement des factures, modifiait unilatéralement les quantités livrées en diminuant le nombre de pièces travaillées et en augmentant le prix de façon pour arriver au montant dû, et que la société Deguette Confection qui se trouvait en situation de dépendance économique, ne pouvait se permettre d'imposer la fin de ces pratiques et ce jusqu'en avril 2001, date à laquelle la société Davclau a modifié le libellé des faces, ainsi qu'il résulte des pièces par elle produites.
Maître Denis, ès qualités justifie l'émission par la société Deguette Confection de la facture rectificative n° 23 par le libellé à nouveau erroné de la facture n° 22, rédigée selon les pratiques irrégulières antérieures.
A réception de cette facture, la SA Davclau n'a contesté ni les travaux mentionnés, ni leur montant.
Le tribunal en a donc justement ordonné le paiement, et le jugement sera confirmé sur ce point.
IV Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Maître Denis, ès qualités, a été contraint d'exposer des frais irrépétibles qui seront en équité fixés à 2 000 euro.
Par ces motifs, LA COUR, - Réforme le jugement en ses dispositions relatives au montant du préjudice; - Condamne la SA Davclau à payer à Maître Denis ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de cession de la SARL Deguette Confection la somme de 209 201,74 euro en réparation de préjudice; - Y additant, condamne la SA Davclau à payer à Maître Denis, ès qualités, la somme de 2 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; - La condamne aux dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.