CJCE, 3e ch., 13 juillet 1989, n° 5-88
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Wachauf
Défendeur :
République fédérale d'Allemagne, Bundesamt für Ernährung und Forstwirtschaft
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Grévisse
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Moitinho de Almeida, Zuleeg
Avocat :
Me Ruesch
LA COUR (troisième chambre),
1 Par ordonnance du 17 décembre 1987, parvenue à la Cour le 8 janvier 1988, le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation, d'une part, de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l'application du prélèvement visé à l'article 5 quater du règlement n° 804-68 dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 13) et, d'autre part, de l'article 5, point 3, du règlement n° 1371-84 de la Commission, du 16 mai 1984, fixant les modalités d'application du prélèvement supplémentaire visé à l'article 5 quater du règlement n° 804-68 (JO L 132, p. 11).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Hubert Wachauf, agriculteur, au Bundesamt fuer Ernaehrung und Forstwirtschaft (ci-après Bundesamt). M. Wachauf exploitait une ferme agricole en tant que preneur à bail. A l'expiration du bail, il a demandé une indemnité pour l'abandon définitif de la production laitière au titre de la loi allemande "sur l'octroi d'une indemnité pour abandon de la production laitière pour le marché", du 17 juillet 1984, et de son règlement d'application du 20 juillet 1984. Cette législation, fondée sur une habilitation contenue dans l'article 4, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 857-84, précité, prévoit en substance qu'un producteur de lait au sens de l'article 12, sous c), du règlement n° 857-84 peut demander à bénéficier d'une indemnité s'il s'engage à abandonner définitivement la production laitière dans un délai de six mois après l'octroi de l'indemnité. En outre, lorsque le demandeur est preneur à bail d'une "exploitation" au sens de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84, il doit joindre le consentement écrit du bailleur.
3 C'est en application de cette dernière disposition que le Bundesamt a refusé à M. Wachauf l'octroi de l'indemnité sollicitée, le bailleur de la ferme dont il s'agit ayant retiré le consentement qu'il avait donné à l'origine.
4 M. Wachauf a introduit un recours contre cette décision du Bundesamt devant le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main. Cette juridiction a des doutes sur le point de savoir si M. Wachauf était preneur à bail d'une "exploitation" au sens de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84, étant donné que le bailleur de la ferme n'avait jamais exercé lui-même d'activités de production laitière dans la ferme donnée à bail et qu'en outre les éléments essentiels d'une exploitation destinée à la production laitière, à savoir le cheptel laitier et les installations techniques nécessaires à la production de lait, avaient toujours été la propriété du preneur à bail. Dans l'hypothèse où il faudrait néanmoins considérer pareille ferme comme une "exploitation", la juridiction nationale demande si l'article 5, point 3, du règlement n° 1371-84 s'applique également à la restitution d'une ferme donnée à bail.
5 C'est dans ces conditions que le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"a) Un ensemble d'unités de production agricole ne comportant pas de vaches ni les installations techniques (par exemple trayeuses) exclusivement nécessaires à la production de lait constitue-t-il une exploitation au sens de l'article 12, sous d) du règlement (CEE) n° 857-84 du Conseil du 31 mars 1984 (JO L 90 du 1er avril 1984, page 13) ?
b) La restitution du bien affermé à l'expiration du bail à fermage constitue-t-elle un cas comparable du point de vue des effets juridiques, au sens de l'article 5, point 3 du règlement (CEE) n° 1371-84 de la Commission du 16 mai 1984 (JO L 132 du 18 mai 1984, page 11), lorsque le bien affermé est une exploitation agricole sans vaches à lait et ne disposant pas des installations exclusivement nécessaires à la production de lait (par exemple trayeuses) et que le bail à fermage ne prévoyait aucune obligation à la charge du preneur à bail de produire du lait ?"
6 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des dispositions communautaires et nationales en cause ainsi que du déroulement de la procédure et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première question
7 Compte tenu des faits du litige au principal, la première question doit être comprise comme visant à savoir si la notion d'"exploitation" au sens de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84 du Conseil, précité, vise un ensemble d'unités de production agricole faisant l'objet d'un bail, même si ledit ensemble, tel qu'il avait été affermé, ne comportait ni les vaches laitières ni les installations techniques nécessaires à la production de lait et que le bail ne prévoyait aucune obligation à la charge du preneur à bail de produire du lait.
8 La notion d'"exploitation" est définie, à l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84, comme visant " l'ensemble des unités de production gérées par le producteur et situées sur le territoire géographique de la Communauté ".
9 Le libellé même de cette disposition fait apparaître qu'elle vise tout ensemble d'unités de production qui remplissent deux conditions, à savoir, d'une part, être gérées par un producteur, c'est-à-dire une personne qui vend du lait ou d'autres produits laitiers directement au consommateur ou qui livre à l'acheteur (article 12, sous c), du règlement n° 857-84), et, d'autre part, être situées sur le territoire géographique de la Communauté. La notion d'"exploitation" n'est cependant pas subordonnée à la condition qu'en cas d'affermage des unités de production dont il s'agit le cheptel laitier et les installations techniques nécessaires à la production de lait aient été apportés par le bailleur, ni à celle que lesdites unités de production soient, en vertu du contrat de bail, spécifiquement affectées à la production de lait.
10 Le bien-fondé de cette interprétation, basée sur le texte même de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84, est confirmé par l'objet de cette disposition. En effet, comme le Gouvernement britannique et la Commission l'ont relevé à juste titre, l'article 12, sous d), a pour objet de définir le champ d'application des règles relatives au transfert de la quantité de référence à la suite d'un changement de la propriété ou de la possession de l'exploitation. Par conséquent, une interprétation restrictive de cette disposition, selon laquelle serait seul visé un ensemble d'unités de production agricole spécifiquement adapté ou affecté à la production laitière, aurait pour effet d'exclure du champ d'application desdites règles de transfert un grand nombre de fermes et, plus particulièrement, les fermes dites "mixtes", associant la production laitière à l'exploitation des terres arables ou d'autres types d'agriculture. Une telle exclusion reviendrait à affaiblir l'effet utile de ces règles.
11 Il y a donc lieu de répondre à la première question que la notion d'"exploitation" au sens de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84 du Conseil, du 31 mars 1984, comprend un ensemble d'unités de production agricole faisant l'objet d'un bail, même si ledit ensemble, tel qu'il avait été affermé, ne comportait ni les vaches laitières ni les installations techniques nécessaires à la production de lait et que le bail ne prévoyait aucune obligation à la charge du preneur à bail de produire du lait.
Sur la deuxième question
12 La deuxième question vise à savoir si l'article 5, point 3, du règlement n° 1371-84, précité, doit être interprété en ce sens qu'il s'applique à la restitution, à l'expiration du bail, d'un ensemble d'unités de production agricole affermé, même si ledit ensemble, tel qu'il avait été affermé, ne comportait ni les vaches laitières ni les installations techniques nécessaires à la production de lait et que le bail ne prévoyait aucune obligation à la charge du preneur à bail de produire du lait.
13 Il convient de rappeler qu'en vertu de l'article 7, paragraphe 1, du règlement n° 857-84, précité, tel que modifié par le règlement n° 590-85 du Conseil, du 26 février 1985 (JO L 68, p. 1), "en cas de vente, location ou transmission par héritage d'une exploitation, la quantité de référence" (c'est-à-dire la quantité exonérée du prélèvement supplémentaire) " correspondante est transférée totalement ou partiellement à l'acquéreur, au locataire ou à l'héritier selon des modalités à déterminer ". Toutefois, aux termes du paragraphe 4 du même article, "dans le cas de baux ruraux arrivant à expiration, si le preneur n'a pas droit à la reconduction du bail dans des conditions analogues, les États membres peuvent prévoir que tout ou partie de la quantité de référence correspondant à l'exploitation qui est l'objet du bail soit mise à la disposition du preneur sortant, s'il entend continuer la production laitière." Il résulte des dispositions précitées, considérées dans leur ensemble, que le législateur communautaire a entendu qu'en principe la quantité de référence revienne à la fin du bail au bailleur qui reprend la disposition de l'exploitation, sous réserve toutefois de la faculté laissée aux États membres d'attribuer tout ou partie de la quantité de référence au preneur sortant.
14 L'article 5 du règlement n° 1371-84 de la Commission, précité, a fixé les modalités du transfert des quantités de référence à la suite d'un changement de propriété ou de possession de l'exploitation. Le point 1 de cet article prévoit à cette fin qu'"en cas de vente, location ou transmission par héritage de la totalité d'une exploitation, la quantité de référence correspondante est transférée au producteur qui reprend l'exploitation". Aux termes de l'article 5, point 3, les dispositions du point 1 "sont applicables, selon les différentes réglementations nationales, par analogie aux autres cas de transfert qui comportent des effets juridiques comparables pour les producteurs".
15 La restitution, à l'expiration du bail, d'une exploitation affermée comporte des effets juridiques comparables, au sens de l'article 5, point 3, du règlement n° 1371-84, à ceux produits par le transfert de cette exploitation résultant de l'octroi du bail, les deux opérations impliquant un changement de la possession des unités de production en cause dans le cadre des relations contractuelles créées par le bail. Par conséquent, la restitution, à l'expiration du bail, d'un ensemble d'unités de production agricole affermé constitue un cas d'application de l'article 5, point 3, du règlement n° 1371-84, pour autant que son transfert résultant de l'octroi du bail relève des dispositions du point 1 du même article, ce qui est le cas lorsqu'il s'agit d'une "exploitation" au sens de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84, tel qu'interprété ci-dessus en réponse à la première question.
16 Dans son ordonnance de renvoi, le Verwaltungsgericht expose qu'au cas où la réglementation en cause devrait être interprétée en ce sens qu'elle prévoit le retour de la quantité de référence au bailleur, cette réglementation pourrait avoir pour effet d'exclure le preneur à bail du bénéfice du régime d'indemnité pour abandon de la production laitière si le bailleur s'y oppose. Or, une telle conséquence serait inadmissible lorsque, comme en l'espèce, le bailleur n'a jamais produit de lait ni contribué à la mise en place d'une exploitation laitière, puisque dans ce cas le preneur à bail, qui aurait acquis la quantité de référence par son travail, serait privé des fruits de ce travail sans indemnisation en méconnaissance des garanties constitutionnelles.
17 En vertu d'une jurisprudence constante établie notamment par l'arrêt du 13 décembre 1979 (Hauer, 44-79, Rec. p. 3727), les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect. En assurant la sauvegarde de ces droits, la Cour est tenue de s'inspirer des traditions constitutionnelles communes aux États membres, de telle sorte que ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus par les Constitutions de ces États. Les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'homme, auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré, peuvent également fournir des indications dont il convient de tenir compte dans le cadre du droit communautaire.
18 Les droits fondamentaux reconnus par la Cour n'apparaissent toutefois pas comme des prérogatives absolues mais doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société. Par conséquent, des restrictions peuvent être apportées à l'exercice de ces droits, notamment dans le cadre d'une organisation commune de marché, à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général poursuivis par la Communauté et ne constituent pas, compte tenu du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même de ces droits.
19 Compte tenu de ces critères, il convient de faire observer qu'une réglementation communautaire qui aurait pour effet de priver sans compensation le preneur à bail, à l'expiration du bail, des fruits de son travail et des investissements effectués par lui dans l'exploitation affermée, serait incompatible avec les exigences découlant de la protection des droits fondamentaux dans l'ordre juridique communautaire. Ces exigences liant également les États membres lorsqu'ils mettent en œuvre des réglementations communautaires, il s'ensuit que ceux-ci sont tenus, dans toute la mesure du possible, d'appliquer ces réglementations dans des conditions qui ne méconnaissent pas lesdites exigences.
20 En l'espèce, il résulte, d'une part, de l'article 7, paragraphe 4, du règlement n° 857, tel que modifié, que les États membres peuvent décider, en cas de baux ruraux arrivant à expiration sans possibilité de reconduction, de conserver au preneur sortant tout ou partie de la quantité de référence s'il entend continuer la production laitière. Il résulte, d'autre part, de l'article 4, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 857-84 que les États membres peuvent, afin de mener à bien la restructuration de la production laitière, accorder une indemnité aux producteurs qui s'engagent à abandonner définitivement la production laitière. Il est vrai que la lecture combinée de cette dernière disposition et de l'article 4, paragraphe 2, du même règlement, en vertu duquel les quantités de référence ainsi libérées sont, en tant que de besoin, ajoutées à la réserve nationale, implique que, dans la mesure où la quantité de référence correspondant à l'exploitation revient au bailleur, celle-ci ne peut pas être prise en compte pour l'octroi de l'indemnité.
21 Cette constatation ne s'oppose toutefois pas à ce que le preneur à bail sortant obtienne une indemnité calculée sur la base de tout ou partie de la quantité de référence en cause, lorsque l'importance de la contribution du preneur à bail à la réalisation de la production laitière de l'exploitation le justifie. Dans cette hypothèse, la quantité prise en considération pour le calcul de l'indemnité doit être assimilée à une quantité libérée et ne peut pas, par conséquent, être mise à la disposition du bailleur qui reprend l'exploitation.
22 Dans ces conditions, il convient de conclure que la réglementation communautaire en cause laisse aux autorités nationales compétentes une marge d'appréciation suffisamment large pour leur permettre d'appliquer cette réglementation dans un sens conforme aux exigences découlant de la protection des droits fondamentaux, soit en donnant au preneur à bail la possibilité de conserver tout ou partie de la quantité de référence s'il entend continuer sa production laitière, soit en l'indemnisant lorsqu'il s'engage à abandonner définitivement cette production.
23 L'argument tiré d'une contradiction entre la réglementation en cause et les exigences découlant de la protection des droits fondamentaux dans l'ordre juridique communautaire doit, dès lors, être écarté.
24 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de répondre à la deuxième question que l'article 5, point 3, du règlement n° 1371-84 de la Commission, du 16 mai 1984, doit être interprété en ce sens qu'il s'applique à la restitution, à l'expiration du bail, d'un ensemble d'unités de production agricole affermé, même si ledit ensemble, tel qu'il avait été affermé, ne comportait ni les vaches laitières ni les installations techniques nécessaires à la production de lait et que le bail ne prévoyait aucune obligation à la charge du preneur à bail de produire du lait.
Sur les dépens
25 Les frais exposés par le Gouvernement britannique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (troisième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main, par ordonnance du 17 décembre 1987, dit pour droit :
1. La notion d'"exploitation" au sens de l'article 12, sous d), du règlement n° 857-84 du Conseil, du 31 mars 1984, comprend un ensemble d'unités de production agricole faisant l'objet d'un bail, même si ledit ensemble, tel qu'il avait été affermé, ne comportait ni les vaches laitières ni les installations techniques nécessaires à la production de lait et que le bail ne prévoyait aucune obligation à la charge du preneur à bail de produire du lait.