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Décisions

CA Toulouse, 4e ch. soc. sect. 2, 8 avril 2005, n° 03-05602

TOULOUSE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Queva (Epoux)

Défendeur :

Babou (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Darde

Conseillers :

MM. Pesso, Rimour

Avoué :

SCP Cantaloube-Ferrieu Cerri

Avocats :

Me Castagnon, SCP Cohen-Thevenin-Charbit

Cons. prud'h. Toulouse, du 9 oct. 2003

9 octobre 2003

Faits et procédure

Après avoir été salariés de la SA Eurotextile devenue SAS Babou, propriétaire d'une multitude de fonds de commerce sur toute la France, les époux Queva devenaient co-gérants d'une SARL Queva Epinay, puis Queva Roques à laquelle la SAS Babou confiait le 19 mai 1998 un mandat de gestion annulé et remplacé par une autre convention du 28 novembre 2000, ayant pour objet le mandat de vendre pour son compte les articles de son fonds de commerce de Roques-sur-Garonne.

Invoquant un manquement du mandataire à ses obligations contractuelles, la SA Eurotextile assignait la SARL Queva Roques devant le Tribunal de commerce de Toulouse le 14 février 2002 pour constater la résiliation du mandat aux torts du mandataire.

Par jugement du 12 décembre 2002, la SARL Queva Roques était placée en liquidation judiciaire.

Par jugement du 1er mars 2004, le tribunal de commerce, se fondant sur le jugement du 9 octobre 2003 du Conseil de prud'hommes de Toulouse saisi par les époux Queva comme dit ci-après, retenait la validité du mandat et estimait justifiée sa résiliation par la société Eurotextile, fixant ainsi la créance de réparation à inscrire au passif de la SARL Queva Roques.

Le 19 février 2002, Olivier Queva saisissait le Conseil de prud'hommes de Toulouse pour faire juger qu'il était lié à la SA Eurotextile par un contrat de travail et obtenir le paiement de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, un rappel de salaire pour heures supplémentaires et d'indemnité de repos compensateur.

Valérie Queva, son épouse, saisissait le même conseil de prud'hommes le 23 mai 2002 aux mêmes fins, outre des indemnités de préavis et de licenciement.

Ils se prévalaient tous deux du caractère purement fictif de la SARL Queva Roques. Par jugement en date du 9 octobre 2003, le conseil de prud'hommes, après jonction des instances, constatant l'absence de fictivité de la société Queva Roques :

- a débouté les requérants de l'intégralité de leur demande,

- les a condamnés aux entiers dépens,

- a débouté la SA Babou de sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par déclaration au greffe du 25 novembre 2003, M. Olivier Queva et Mme Valérie Queva ont interjeté appel de ce jugement qui leur a été notifié le 10 novembre 2003.

Prétentions et moyens des parties

M. Olivier Queva et Mme Valérie Queva concluent à la réformation du jugement entrepris et demandent à la cour :

In limine litis et à titre principal :

- de surseoir à statuer dans l'attente de la décision du juge pénal prévue après l'instruction en cours pour travail dissimulé.

Subsidiairement,

- de constater l'existence d'un lien de subordination et donc d'un travail salarié dissimulé entre eux et la société Babou.

Surabondamment,

- d'appliquer les dispositions du Code du travail et de condamner la SA Babou au paiement pour chacun des époux et à titre provisionnel de :

* 80 000 euro au titre des heures supplémentaires effectuées et du repos compensateur

* 80 000 euro à titre de dommages et intérêts pour licenciement abusif,

* 10 000 euro au titre de l'indemnité compensatrice de préavis

* 5 000 euro au titre de l'indemnité conventionnelle de licenciement,

* 40 000 euro à titre de dommages et intérêts pour non-déclaration de salariés et pour privation des indemnités de chômage en résultant ;

- la condamner au paiement de la somme de 8 000 euro au titre des frais irrépétibles et aux entiers dépens ;

- désigner un expert pour déterminer le nombre des heures travaillées de mars 1998 à février 2002 et le salaire correspondant.

A l'appui de leurs prétentions ils font valoir :

* Sur le sursis à statuer :

- qu'à l'instar d'autres personnes physiques ayant travaillé pour la SA Babou dans des circonstances identiques, les consorts Queva ont engagé des poursuites pénales du chef notamment de travail dissimulé, de sorte que l'issue sera déterminante pour la présente décision.

* Sur la requalification de la relation des parties en contrat de travail et de ses conséquences :

- que la société Queva, qui n'était pas indépendante, n'avait aucune vie sociale, les consorts Queva se contentant de suivre les instructions données par les dirigeants de la SA Babou, seuls donneurs d'ordres et véritables " clients " ;

- que par conséquent, le montage juridique de la SA Babou repose sur une fiction juridique qui dissimule des travailleurs sous le statut fictif de dirigeants de sociétés prétendument indépendantes de sorte que c'est à bon droit que les requérants demandent l'application de l'article L. 781-1 du Code du travail et les indemnités afférentes,

La SA Babou conclut à confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a débouté les consorts Queva de l'intégralité de leurs demandes mais en réclame la réformation afin de les condamner conjointement et solidairement au paiement de :

* 7 600 euro au titre du préjudice subi pour procédure abusive

* 4 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

In limine litis

- de dire et juger n'y avoir lieu à sursis à statuer.

Subsidiairement,

- rejeter les demandes, le licenciement étant justifié par la faute grave. A l'appui de ses prétentions elle fait valoir:

* Sur le sursis à statuer

- qu'il n'est nullement établi qu'une instance ait été engagée devant une juridiction répressive ni même que l'action publique ait été mise en mouvement de sorte que le sursis n'est pas justifié,

* Sur la requalification de la relation des parties en contrat de travail et de ses conséquences :

- que c'est à bon droit que les premiers juges ont estimé que "l'inscription au registre du commerce, la durée de la SARL Queva et l'absence de remise en cause du lien contractuel jusqu'à la rupture du contrat de mandat par Eurotextile plaident en faveur de la réalité de la SARL"

- que, conformément aux stipulations des articles 1984 et suivants du Code civil, la société Babou n'est pas intervenue dans les domaines pour lesquelles il était laissé totale liberté à la société mandataire de sorte qu'en l'espèce, il s'agit bien d'un mandat qui ne saurait être requalifié en contrat de travail, le lien de subordination ne pouvant être démontré, alors au surplus que les époux Queva, qui ne sont parties au contrat de mandat, ne peuvent en réclamer eux-mêmes la requalification ;

- que si le moyen de nullité de la SARL Queva Roques était fondé en ce que cette société serait purement fictive, l'action des époux Queva se heurterait alors à la prescription tirée de l'article 1844-14 du Code civil puisque l'immatriculation au registre du commerce remonte au 12 octobre 1998 ;

- que les dispositions de l'article L. 781-1 du Code du travail invoquées pour la première fois en appel, sont inapplicables en l'espèce à défaut de lien de droit entre la SA Babou et les époux Queva qui, au surplus, n'avaient pas à vendre des marchandises pour le compte de cette société, mais de gérer la SARL Queva Roques, et alors que la condition imposée par ce texte de travailler sous les directives d'une entreprise ne sont pas remplies.

* Sur son appel incident :

- que le comportement des époux Queva, qui n'ont saisi le juge prud'homal qu'en réaction à la résiliation justifiée du mandat, porte atteinte à la réputation de la société Babou ;

- que leur mauvaise foi est établie puisque le contrat de mandat a été renouvelé sans aucune difficulté.

Sur quoi

Vu les articles 4 du Code de procédure pénale, L. 781-1 du Code du travail, 1984 du Code civil,

Attendu que le sursis à statuer ne s'impose, en application de l'article 4 alinéa 2 du Code de procédure pénale que si l'action publique sur les mêmes faits a été mise on mouvement et n'a pas encore donné heu à une décision définitive sur le fond ;

Mais attendu qu'il ne ressort pas des pièces produites par les appelants que l'action publique soit actuellement en cours sur les faits dont ils se prévalent pour faire admettre l'existence d'un contrat de travail par dissimulation intentionnelle de leur employeur ; qu'en effet, la plainte au Procureur de la République qu'ils versent aux débats, ne peut à elle seule déclencher l'action publique alors que l'on ignore le sort que lui a réservé le Ministère public, et que par ailleurs il n'y a pas de constitution de partie civile auprès d'un juge d'instruction ;

Attendu que le moyen principal tendant à obtenir le sursis à statuer dans l'attente d'une décision du juge pénal dont la saisine n'est pas établie eu égard aux mêmes faits, n'est donc pas justifié et la demande de ce chef sera rejetée;

Attendu que la cour est donc conduite à apprécier le mérite des prétentions subsidiaires;

Attendu que pour faire admettre l'existence d'un contrat de travail entre eux et la SARL Babou, les époux Queva doivent établir qu'ils ont fourni directement leur travail au service de cette société contre paiement d'un salaire et en se plaçant dans un rapport de subordination, et plus particulièrement, que leur sont applicables les dispositions de l'article L. 781-1 du Code du travail qu'ils invoquent spécialement ;

Attendu que la SARL Babou ayant confié le mandat de vendre des marchandises, non point directement aux époux Queva, mais à la SARL Queva Roques dont ceux-ci étaient les gérants, le lien de subordination entre elle et lesdits époux, ne peut donc apparaître s'il existe réellement, et au-delà des actes juridiques apparents excluant le contrat de travail, que s'il est acquis que la SARL Queva Roques, seule co-contractante de la SAS Babou dans cette apparence, est purement fictive et n'a été créée que dans l'intention de dissimuler le contrat de travail ; que les époux Queva ne peuvent en effet cumuler des fonctions de gérants d'une société chargée par mandat de vendre des marchandises fournies par la société Babou et les fonctions de salariés de cette dernière pour une prestation de travail portant sur la même gestion ou sur la même vente ;

Attendu que le mandat conclu entre la société Eurotextile et la SARL Queva Roques, créée spécialement par les époux Queva, a pour objet de charger celle-ci de la vente au détail de produits dépendant du fonds de commerce du mandant et pour le compte de celui-ci ; que les prestations de service ainsi visées consistent plus particulièrement en la gestion du stock du magasin, la présentation des marchandises, l'animation, la décoration, l'entretien et le gardiennage des locaux, l'accueil et l'information de la clientèle, l'encaissement et la conservation des produits de la vente ;

Attendu que pour remplir cette mission, la SARL Queva Roques était autorisée à embaucher sous sa responsabilité le personnel nécessaire qui sera placé sous ses ordres et rétribué par elle ; que ces dispositions permettent de retenir qu'il y avait bien ainsi, notamment dans la volonté de la SARL Queva Roques, la mise en œuvre d'un mandat véritable que ne pouvaient ignorer les époux Queva lorsqu'ils ont créé cette société spécialement à cette fin et se plaçant ainsi dans la perspective que leur offrait la société Babou, selon ses documents publicitaires, de créer leur propre entreprise ; que de la sorte les époux Queva ne peuvent pas sérieusement soutenir qu'ils n'avaient pas alors l'intention de s'associer pour se donner les moyens de parvenir à l'objectif qu'ils s'étaient fixés de mettre en place une entreprise commerciale alors que dans une telle structure ils ne pouvaient manquer de se faire à l'idée qu'il n'y avait pas de contrat de travail ;

Attendu certes que la nature véritable de la relation contractuelle ne s'apprécie pas seulement par référence au contenu de l'acte écrit qui la constate, mais se dégage des rapports que les intéressés ont pu entretenir dans la réalité ;

Mais attendu que les éléments du dossier ne permettent pas de retenir que dans la réalité de l'exécution du mandat, la SARL Queva Roques se serait effacée pour permettre un rapport direct de subordination entre ses gérants et la société Babou ; que s'il est vrai on effet que de nombreuses directives ont pu être données au mandataire, cela n'est pas incompatible avec le contrat de mandat qui implique l'obligation de rendre des comptes et de mettre en œuvre la politique commerciale définie par le mandant qui fournit les locaux et les marchandises et qui est donc directement intéressé aux résultats commerciaux auxquels le mandat n'est en l'occurrence que l'un des moyens d'y parvenir ;

Attendu que la structure ainsi mise en place avec le concours actif des époux Queva ayant fonctionné pendant cinq ans sans que ceux-ci ne se placent à aucun moment dans une situation salariée qu'il n'ont revendiquée qu'après que leur responsabilité personnelle ait été mise en cause dans la gestion commerciale de la personne morale, il ne peut être retenu que la SARL Queva Roques était purement fictive, ses statuts permettant de relever que ses associés, dont les époux Queva qui étaient largement majoritaires, étaient réellement animés de la volonté de créer la structure nécessaire pour développer l'affaire que proposait la société Eurotextile ; que d'ailleurs, les époux Queva ne peuvent soutenir que la SARL Queva Roques n'avait été créée que pour satisfaire les exigences de la société Eurotextile et devait être liquidée en cas de résiliation du mandat, alors qu'il n'est pas établi que le mandant ait imposé une exclusivité, les attestations qu'il produit révélant au contraire que d'autres sociétés mandataires ont continué leur activité après résiliation du mandat ;

Attendu que la SARL Queva Roques ayant ainsi réellement existé par la volonté des époux Queva eux-mêmes, elle est donc intervenue en tant que telle dans ses rapports avec la société Babou, nés du contrat de mandat ; que dès lors, les instructions et directives qu'a pu donner la société Babou, et qui ne sont pas incompatibles avec le mandat, comme cela a été analysé plus haut, étaient ainsi à l'adresse du mandataire, même si par la force des choses seuls les gérants qui le représentaient pouvaient en être destinataires, de sorte que les notes que produisent les appelants, à l'intention du gérant, ne peuvent s'inscrire dans un rapport de subordination ; que de même dans le cadre du mandat, la société Babou pouvait se livrer à des inspections et contrôles de ses magasins où étaient déposées ses marchandises en vue de la vente, sans que cela s'inscrive dans un rapport de subordination avec les gérants de la société mandataire ;

Attendu que la SARL Queva Roques ayant été la cocontractante utile de la société Babou pour être chargée de la vente des marchandises mises à la disposition par celle-ci, les époux Queva, qui n'ont pas contracté directement avec la société Babou, ne peuvent donc invoquer les dispositions de l'article L. 781-1 du Code du travail.

Attendu que dans ces conditions, c'est à bon droit que le conseil de prud'hommes a rejeté la demande des époux Queva, de sorte que le jugement sera confirmé ;

Attendu que la société Babou ne saurait pour autant soutenir qu'elle a subi un dommage du seul fait de l'action intentée contre elle par les époux Queva qui ne révèle pas à elle seule leur intention d'abuser de leur droit ; que dès lors, la demande incidente sera rejetée ;

Attendu que si les époux Queva qui succombent doivent supporter les dépens, en revanche l'équité exclut toute application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile au profit de l'intimée qui insiste dans ses documents publicitaires sur sa situation économique, particulièrement florissante contrastant ainsi avec celle des époux Queva,

Sur quoi, LA COUR, Rejette la demande de sursis à statuer. Confirme le jugement prononcé par le Conseil de prud'hommes de Toulouse le 9 octobre 2003. Ajoutant, Rejette la demande incidente de la société Babou formulée en appel. Condamne les époux Queva aux dépens d'appel. Rejette les demandes fondées sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en cause d'appel.