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Décisions

Cass. 2e civ., 20 novembre 2003, n° 01-17.977

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Défendeur :

Seita - Altadis (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ancel

Rapporteur :

M. Bizot

Avocat général :

M. Kessous

Avocats :

Me Bouthors, SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez

Orléans, du 10 sept. 2001

10 septembre 2001

LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Orléans, 10 septembre 2001) que Richard X, fumant depuis l'âge de treize ans, soit depuis 1963, des cigarettes "Gauloises", et victime en 1988 d'un cancer du poumon puis en 1995 de cancers du poumon et de la langue, ainsi que son épouse née Lucette Y, leurs enfants Sébastien et Richard-Pierre X et Mme Charlotte Z veuve Y, grand-mère de Mme X, ont assigné la société anonyme Service d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes (la Seita), devenue société Altadis, sur le fondement des articles 1382 et 1384, alinéa 1er, du Code civil, en réparation des préjudices causés par la consommation du tabac ; que la Caisse primaire d'assurance maladie du Loiret est intervenue à l'instance ; qu'après le décès de Richard X et de Charlotte Z veuve Y, l'action a été poursuivie par leurs héritiers (les consorts X) ; qu'un jugement a partiellement accueilli leurs demandes et a ordonné une expertise avant dire droit sur l'évaluation des dommages ;

Sur le premier moyen : - Attendu que les consorts X font grief à l'arrêt de les avoir déboutés de leurs demandes dirigées contre l'établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) Seita pour la période allant de 1963 à 1976 année de l'adoption de la loi "Veil", alors, selon le moyen : - 1°) que tout fabricant d'un produit susceptible d'avoir un effet nocif pour la santé doit en informer le consommateur ; que pareille obligation d'information pré-contractuelle pèse sur le fabricant de tabac - dont les effets nocifs étaient déjà avérés en 1963 - qu'il s'agisse d'une personne morale de droit privé ou de droit public, soumise ou non à la tutelle de l'Etat ; qu'en retenant cependant le contraire motif inopérant pris de ce que l'EPIC Seita avait pour seule mission de maximiser les recettes de l'Etat dans le secteur du tabac, mission étrangère voire incompatible, avec une obligation d'information sur les dangers du tabac, la cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil ; 2°) qu'en tout état de cause, l'EPIC Seita, à défaut de pouvoir de son propre chef directement informer les consommateurs sur les dangers du tabac, devait à tout le moins - comme elle en avait le pouvoir - suggérer et inciter l'Etat à prendre les mesures nécessaires pour assurer la diffusion de cette information essentielle ; qu'en s'abstenant de le faire, le fabricant de tabac a commis une faute ; qu'en refusant de sanctionner le comportement complaisant de la Seita, la cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil ;

Mais attendu, que l'arrêt retient que par lettre du 10 juin 1964, le ministre de la Santé publique et de la Population, au fait des conclusions des études françaises et étrangères sur les risques liés à l'abus de la consommation du tabac, notamment celui de cancer du poumon, proposait au ministre des Finances d'envisager des campagnes sanitaires, puis, après deux vaines lettres de rappel des 9 septembre 1964 et 14 mars 1968, lui proposait par lettre du 18 mars 1968 d'envisager l'impression sur les paquets de cigarettes de la mention "la consommation excessive des cigarettes peut être nuisible pour la santé" ; que de plusieurs courriers internes émanant du ministère de la Santé publique, il ressortait que le ministère des Finances ne répondait pas à ces propositions et que, notamment après une réunion de l'Assemblée mondiale de la santé établissant que la consommation abusive de tabac était cause d'une surmortalité et d'une surmorbidité des fumeurs, par cancers du poumon, du larynx et de la bouche, l'obstacle essentiel à la mise en œuvre des mesures préconisées ne pouvait résider que "dans la réticence que ne manquerait de susciter une telle action, surtout au ministère de l'Economie et des Finances qui y verrait un risque sérieux pour l'activité du Seita et le rendement de la fiscalité sur le tabac" ; qu'encore, par lettre du 18 décembre 1971, le ministre de l'Economie et des Finances, s'adressant au ministre de la Santé publique et de la Sécurité sociale, après avoir relativisé les risques dénoncés par son collègue, écrivait que si l'apposition sur les paquets de cigarettes d'un message sanitaire lui paraissait une suggestion intéressante en son principe, "elle ne semblait pas avoir donné des résultats très caractérisés dans les pays où elle avait été rendue obligatoire", en proposant éventuellement et sous réserve d'études, d'autres modalités d'information des consommateurs par l'intermédiaire des débitants de tabac ; qu'il ressort de ces correspondances que les autorités gouvernementales, dont le ministre des Finances, autorité de tutelle de la Seita, informées dès avant 1964 des dangers liés à la consommation excessive de tabac, divergeaient sur le caractère impératif et sur les modalités de l'information à fournir à la population ;

Que de ces constatations et énonciations découlant d'une appréciation souveraine des éléments de preuve soumis au débat, la cour d'appel a pu déduire qu'il ne pouvait être reproché à la Seita d'avoir, antérieurement à la loi du 10 juillet 1976 dite "loi Veil", manqué à une obligation d'information à l'égard des fumeurs ; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen : - Attendu que les consorts X font grief à l'arrêt de les avoir déboutés de leurs demandes dirigées contre l'EPIC Seita devenu en 1980 société d'économie mixte Seita puis en 1995 société anonyme Seita, pour la période allant de 1976 à 1999, année du décès de Richard X, alors, selon le moyen : 1°) que, en cas de concours entre une faute simple et une faute intentionnelle, la seconde efface la première et devient la cause exclusive du dommage ; qu'en l'espèce, à supposer même que Richard X ait commis une faute en continuant de fumer, nonobstant les risques de cancer connus du public à partir de 1976, cette faute s'effaçait devant les fautes intentionnelles de la SA Seita, dont certaines ont été pénalement sanctionnées, consistant à minimiser les dangers du tabac ; qu'en retenant cependant que les fautes commises par la SA Seita n'avaient joué aucun rôle dans le décès de M. X, lors même qu'il s'agissait de fautes intentionnelles exclusives du dommage, la cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil ; 2°) que dans leurs conclusions d'appel récapitulatives, les consorts X faisaient expressément valoir que la SA Seita avait commis une faute en s'abstenant de prendre des mesures de prévention destinées à inciter les fumeurs à arrêter de fumer ; qu'en s'abstenant de répondre à ce moyen péremptoire, la cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que l'arrêt retient que la loi "Veil" a imposé l'indication sur les paquets de cigarettes des taux de nicotine et goudron, ainsi qu'un avertissement sanitaire sur le danger de l'abus de la consommation du tabac ; que les consorts X soutiennent que la Seita n'a pas respecté les prescriptions de la loi en tentant d'en réduire la portée ou en donnant au message sanitaire un caractère technocratique et ridicule aux yeux des consommateurs ; que cependant, Richard X, âgé de 27 ans en 1976, ne pouvait alors ignorer les méfaits de l'usage abusif du tabac, non seulement du fait de l'information légale portée sur les paquets de cigarettes, mais encore du fait de toutes les informations présentées à la connaissance de tous par les médias, presse et radio-télévision, comme l'établissent à suffisance 530 pièces produites par la Seita ; que Richard X, gros fumeur, depuis l'âge de treize ans, de Gauloises bleues sans filtre, à raison d'au moins deux paquets par jour selon l'aveu de ses proches, était seul à pouvoir prendre les décisions qui s'imposaient ; que si l'avertissement sanitaire légal pouvait influencer un fumeur récent ou une personne envisageant de fumer, il était improbable, même au regard du caractère "addictif" du tabac sur lequel insistent les consorts X, que Richard X, qui avait assisté en 1980 au décès par cancer du poumon d'un membre de sa famille, qui avait été lui-même atteint d'un cancer en 1988 sans cesser de fumer, eût été influencé par ce message,même s'il n'était pas rigoureusement conforme à la loi ; qu'il était ainsi pratiquement certain que même en retenant la thèse des consorts X suivant laquelle l'information légale due par la Seita, en application de la loi du 10 juillet 1976, aurait été faite de façon critiquable, Richard X n'aurait pas eu alors une attitude différente et que le dommage se serait produit de toutes façons ; qu'il n'est pas démontré, d'une part que la "désinformation" que les consorts X imputent au directeur de la Seita, et qui se serait caractérisée par une seule communication dans une publication destinée aux seuls débitants de tabac ou par la publicité, alors non réglementée, d'autre part que l'ensemble des fautes qu'ils reprochent à la Seita postérieurement à 1976, aient joué quelque rôle que ce soit dans l'habitude prise depuis longtemps par leur auteur ; qu'ainsi , en l'absence de lien de causalité, il n'apparaît pas nécessaire d'examiner la réalité des manquements à l'obligation d'information allégués par les consorts X et la responsabilité de la Seita pour la période postérieure à 1976 ne peut être retenue ;

Que de ces constatations et énonciations découlant d'une appréciation souveraine de la valeur et de la portée des éléments de preuve soumis au débat, la cour d'appel, répondant aux conclusions, a pu déduire que le lien de causalité entre le dommage invoqué par les consorts X et les fautes alléguées de la Seita n'était pas établi ; d'ou il suit que le moyen ne peut qu'être écarté ;

Sur le troisième moyen : - Attendu que les consorts X font grief à l'arrêt de les avoir déboutés de leurs demandes en réparation pour la période allant de 1963 à 1999, alors, selon le moyen : 1°) que les cigarettes sont, en l'état de leur caractère additif et cancérigène, des choses dangereuses dotées d'un dynamisme propre, en sorte que le fabricant est gardien de leur structure ; qu'en retenant cependant le contraire, la cour d'appel a violé l'alinéa 1er de l'article 1384 du Code civil ; 2°) que la structure dangereuse d'une chose est réputée être à l'origine exclusive du dommage subi par son utilisateur, sauf à ce que ce dernier ait été en mesure, lors de l'usage de la chose, d'en maîtriser le danger ; qu'un fumeur n'est jamais en mesure de contrecarrer les méfaits de la cigarette puisque ces derniers sont provoqués par la seule consommation du produit ; qu'il en va d'autant plus ainsi du fumeur excessif qui, par définition, est celui qui est sous la dépendance directe du produit et qui a perdu tout pouvoir de contrôle ; qu'en décidant que le comportement de Richard X constituait la cause de son dommage, la cour d'appel a violé l'article 1384, alinéa 1er du Code civil ;

Mais attendu que l'arrêt retient que le dommage causé par les cigarettes est dû de manière indissociable aux produits contenus et dégagés par elles, nicotine, goudron, gaz, et au comportement du fumeur qui consomme excessivement ce produit, que la garde de la structure suppose que le fabricant d'un produit même dangereux ait le pouvoir de surveiller, de contrôler les éléments de la chose et de prévenir le dommage ; qu'il n'est pas démontré que la Seita ait fabriqué ses cigarettes de manière anormale compte tenu des connaissances actuelles ; que la théorie distinguant garde de la structure et garde du comportement, applicable uniquement aux choses dotées d'un dynamisme propre et dangereuses ou encore dotées d'un dynamisme interne et affectées d'un vice interne, n'est pas applicable aux cigarettes fumées par Richard X ;

Que de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a exactement déduit que la responsabilité de plein droit de la Seita du fait des cigarettes détenues par Richard X, qui en était le seul gardien, ne pouvait être recherchée ; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Par ces motifs : Rejette le pourvoi.