CJCE, 5e ch., 27 février 1997, n° C-220/95
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Antonius van den Boogaard
Défendeur :
Paula Laumen
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Gulmann, Edward, Puissochet, Jann
Avocats :
Mes Wigleven, Carli
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par jugement du 14 juin 1995, parvenu à la Cour le 21 juin suivant, l'Arrondissementsrechtbank te Amsterdam a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et - texte modifié - p. 77) et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1, ci-après la "convention de Bruxelles"), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 1er, second alinéa, de cette convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant M. Van den Boogaard à Mme Laumen et qui concerne une demande d'exequatur, aux Pays-Bas, d'un jugement prononcé le 25 juillet 1990 par la High Court of Justice of England and Wales.
3 Il ressort de la décision de renvoi que M. Van den Boogaard et Mme Laumen se sont mariés aux Pays-Bas en 1957 sous le régime de la communauté de biens. En 1980, ils ont conclu un contrat de mariage, toujours aux Pays-Bas, qui a modifié leur régime matrimonial en un régime de séparation de biens. En 1982, ils se sont établis à Londres. Par jugement du 25 juillet 1990, la High Court a dissous le mariage et a également statué sur une demande accessoire de règlement global ("full ancillary relief") introduite par Mme Laumen. Celle-ci souhaitant une rupture claire et nette ("clean break") entre elle et son mari, la juridiction anglaise lui a octroyé un capital afin de rendre superflu le paiement périodique d'une pension alimentaire. En outre, elle a considéré que le contrat néerlandais de séparation de biens n'avait aucune pertinence pour la décision qu'elle devait prendre.
4 Dans sa décision, la High Court a évalué à 875 000 UKL le montant total dont Mme Laumen devait disposer pour subvenir à ses besoins. Une partie de ce montant, à savoir 535 000 UKL, était couverte par des fonds qui lui étaient propres, par la vente de biens meubles, par la cession d'un tableau et, enfin, par la cession d'un immeuble. Pour le reste, la juridiction anglaise a ordonné à M. Van den Boogaard d'effectuer en faveur de Mme Laumen le paiement d'une somme forfaitaire, soit 340 000 UKL, à laquelle elle a ajouté 15 000 UKL au titre des dépens d'une procédure antérieure.
5 Par requête présentée le 14 avril 1992 au président de l'Arrondissementsrechtbank te Amsterdam, Mme Laumen a demandé l'exequatur du jugement anglais en se fondant sur la convention de La Haye concernant la reconnaissance et l'exécution des décisions relatives aux obligations alimentaires, du 2 octobre 1973 (ci-après la "convention de La Haye").
6 Le 21 mai 1992, le président de l'Arrondissementsrechtbank a fait droit à cette demande.
7 Le 19 juillet 1993, M. Van den Boogaard a formé opposition contre l'ordonnance d'exequatur.
8 L'Arrondissementsrechtbank te Amsterdam, compétent pour statuer sur cette opposition, s'est demandé si le jugement de la High Court du 25 juillet 1990 devait être qualifié de "jugement rendu en matière d'obligation alimentaire", auquel cas l'exequatur avait été accordé à bon droit, ou s'il devait être considéré comme un "jugement rendu en matière de régimes matrimoniaux", auquel cas la convention de La Haye ne pouvait servir de fondement à la procédure d'exequatur.
9 La juridiction de renvoi a considéré que ledit jugement avait de telles conséquences sur les rapports patrimoniaux entre les parties qu'il ne pouvait s'agir d'"une décision en matière d'obligations alimentaires" au sens de l'article 1er de la convention de La Haye. Elle a donc estimé que l'exequatur n'aurait pas dû être accordé sur la base de cette convention. La juridiction de renvoi s'est alors demandée si la convention de Bruxelles pouvait servir de fondement à l'ordonnance d'exequatur.
10 L'article 1er de la convention de Bruxelles dispose:
"La présente convention s'applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Elle ne recouvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives.
Sont exclus de son application:
1. l'état et la capacité des personnes physiques, les régimes matrimoniaux, les testaments et les successions;
..."
11 L'article 5 de cette convention prévoit:
"Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:
1. ...
2. en matière d'obligation alimentaire, devant le tribunal du lieu où le créancier d'aliments a son domicile ou sa résidence habituelle ou, s'il s'agit d'une demande accessoire à une action relative à l'état des personnes, devant le tribunal compétent selon la loi du for pour en connaître, sauf si cette compétence est uniquement fondée sur la nationalité d'une des parties;
..."
12 L'article 57, point 1, de la convention de Bruxelles dispose enfin:
"La présente convention n'affecte pas les conventions auxquelles les États contractants sont ou seront parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l'exécution des décisions."
13 L'article 23 de la convention de La Haye est ainsi libellé:
"La Convention n'empêche pas qu'un autre instrument international liant l'État d'origine et l'État requis ou que le droit non conventionnel de l'État requis soient invoqués pour obtenir la reconnaissance ou l'exécution d'une décision ou d'une transaction."
14 Doutant de l'interprétation à donner à la convention de Bruxelles, l'Arrondissementsrechtbank te Amsterdam a posé à la Cour la question suivante:
"Le jugement du juge anglais, qui, en toute hypothèse, a notamment trait à une obligation alimentaire, doit-il être considéré comme une décision qui porte (également) sur les régimes matrimoniaux, au sens de l'article 1er, paragraphe 2, initio et point 1, de la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, bien que le juge anglais:
a) ait ordonné la constitution d'un capital pour garantir le service des pensions alimentaires;
b) ait ordonné la cession de l'immeuble et du tableau de De Heem, qui, aux termes du jugement, appartiennent au mari;
c) ait expressément considéré que le contrat de mariage ne le liait pas;
d) n'ait pas indiqué dans quelle mesure le point précédent a pu avoir eu une influence sur sa décision?"
15 Par cette question, la juridiction de renvoi demande en substance si une décision, rendue dans le cadre d'une procédure de divorce, qui ordonne le paiement d'une somme forfaitaire ainsi que le transfert de la propriété de certains biens d'un époux à son ex-conjoint, est exclue du champ d'application de la convention de Bruxelles en vertu de son article 1er, second alinéa, point 1, comme portant sur les régimes matrimoniaux ou si elle peut être couverte par celle-ci comme portant sur des obligations alimentaires. La juridiction de renvoi interroge également la Cour sur la pertinence du fait que le juge d'origine a écarté l'application d'un contrat de mariage dans le cadre de sa décision.
16 A titre liminaire, il convient de préciser que, lors de l'audience, il a été soutenu que M. Van den Boogaard avait formé opposition après l'expiration du délai de deux mois prévu à l'article 36 de la convention de Bruxelles pour les recours formés contre les décisions autorisant l'exécution. Ce fait n'affecte en rien la compétence de la Cour pour répondre à la question préjudicielle, dans la mesure où, selon une jurisprudence constante, il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et qui doivent assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour (voir arrêt du 27 octobre 1993, Enderby, C-127-92, Rec. p. I-5535, point 10).
17 Il convient également d'observer que, pour les raisons exposées par M. l'avocat général aux points 24 à 29 de ses conclusions, en vertu de l'article 23 de la convention de La Haye, celle-ci ne fait pas obstacle à l'application de la convention de Bruxelles, nonobstant l'article 57 de cette dernière.
18 Il est constant que ni la notion de régimes matrimoniaux ni celle d'obligation alimentaire ne sont définies dans la convention de Bruxelles. Ces deux notions doivent cependant être distinguées dès lors que seules les obligations alimentaires sont couvertes par la convention de Bruxelles.
19 A cet égard, il convient de préciser que, ainsi qu'il est indiqué dans le rapport Schlosser, dans aucun système juridique d'un État membre, "les obligations alimentaires entre époux ne découlent de réglementations qui font partie des normes relatives aux régimes matrimoniaux" (rapport sur la convention relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord à la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, ainsi qu'au protocole concernant son interprétation par la Cour de justice, JO 1979, C 59, p. 71, point 49).
20 Comme M. l'Avocat général l'a relevé aux points 54 à 62 de ses conclusions, le juge compétent en matière de divorce en Angleterre et au pays de Galles dispose d'un large pouvoir d'appréciation pour prendre des mesures financières. Il peut, notamment, ordonner le paiement de sommes périodiques ou forfaitaires ainsi que le transfert de la propriété de biens d'un époux à son ex-conjoint. Il lui appartient par conséquent de régler par une même décision les rapports matrimoniaux et les obligations alimentaires résultant de la dissolution d'un lien de mariage.
21 En raison du fait que, dans le cadre d'un divorce, un juge anglais peut précisément, par une même décision, régler tant les rapports matrimoniaux que les obligations alimentaires, le juge requis est tenu de distinguer entre les aspects de la décision portant sur les régimes matrimoniaux et ceux portant sur des obligations alimentaires en ayant égard, dans chaque cas d'espèce, à l'objectif spécifique de la décision rendue.
22 Cet objectif devrait pouvoir être déduit de la motivation de la décision en question. S'il en ressort qu'une prestation est destinée à assurer l'entretien d'un époux dans le besoin ou si les besoins et les ressources de chacun des époux sont pris en considération pour déterminer son montant, la décision a trait à une obligation alimentaire. En revanche, lorsque la prestation vise uniquement à la répartition des biens entre les époux, la décision concerne les régimes matrimoniaux et ne peut donc être exécutée en application de la convention de Bruxelles. Une décision qui combine les deux fonctions peut être, conformément à l'article 42 de la convention de Bruxelles, partiellement exécutée, dès lors qu'elle fait clairement apparaître les objectifs auxquels correspondent respectivement les différentes parties de la prestation ordonnée.
23 Il est sans importance à cet égard que le paiement de l'obligation alimentaire soit prévu sous la forme d'une somme forfaitaire. Cette forme de versement peut tout aussi bien revêtir un caractère alimentaire dès lors que le montant du capital est fixé de manière à assurer un niveau prédéterminé de revenu.
24 En l'espèce, comme l'a souligné M. l'avocat général au point 59 de ses conclusions, le juge d'origine était en outre tenu de se demander s'il y avait lieu d'imposer une rupture claire entre les époux et d'ordonner le paiement d'une somme forfaitaire au lieu de paiements périodiques. Il est clair que le choix du mode de versement effectué par le juge d'origine ne peut être de nature à modifier la finalité de la décision.
25 De même, le fait que la décision dont l'exequatur a été demandé ordonne également le transfert de la propriété de certains biens entre les ex-époux ne saurait davantage remettre en cause son caractère alimentaire. En effet, il s'agit toujours de la constitution d'un capital en vue d'assurer l'entretien de l'un d'entre eux.
26 Enfin, pour les raisons exposées par M. l'avocat général aux points 69 à 72 de ses conclusions, la déclaration du juge anglais selon laquelle il ne s'estimait pas lié par l'accord de séparation de biens devrait être lue dans son contexte et n'est pas, en tout état de cause, pertinente aux fins de la qualification de la décision en question.
27 Par conséquent, il convient de répondre qu'une décision, rendue dans le contexte d'une procédure de divorce, qui ordonne le paiement d'une somme forfaitaire ainsi que le transfert de la propriété de certains biens d'un époux au profit de son ex-conjoint doit être considérée comme portant sur des obligations alimentaires et donc comme relevant du champ d'application de la convention de Bruxelles, dès lors qu'elle a pour objet d'assurer l'entretien de cet ex-conjoint. Le fait que le juge d'origine ait écarté, dans le cadre de sa décision, l'application d'un contrat de mariage est sans importance à cet égard.
Sur les dépens
28 Les frais exposés par le Gouvernement autrichien et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par l'Arrondissementsrechtbank te Amsterdam, par jugement du 14 juin 1995, dit pour droit:
Une décision, rendue dans le contexte d'une procédure de divorce, qui ordonne le paiement d'une somme forfaitaire ainsi que le transfert de la propriété de certains biens d'un époux au profit de son ex-conjoint doit être considérée comme portant sur des obligations alimentaires et donc comme relevant du champ d'application de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique, dès lors qu'elle a pour objet d'assurer l'entretien de cet ex-conjoint. Le fait que le juge d'origine ait écarté, dans le cadre de sa décision, l'application d'un contrat de mariage est sans importance à cet égard.