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Décisions

CJCE, 2 mars 1999, n° C-416/96

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

El-Yassini

Défendeur :

Secretary of State for Home Department

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Kapteyn, Puissochet, Hirsch, Jann

Avocat général :

M. Léger

Juges :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Gulmann, Edward, Ragnemalm, Sevón, Wathelet, Schintgen

Avocats :

Mes Eicke, Sharpston

CJCE n° C-416/96

2 mars 1999

LA COUR,

1 Par décision interlocutoire du 20 décembre 1996, parvenue à la Cour le 31 décembre suivant, l'Immigration Adjudicator a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 40, premier alinéa, de l'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et le Royaume du Maroc, signé à Rabat le 27 avril 1976 et approuvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2211-78 du Conseil, du 26 septembre 1978 (JO L 264, p. 1, ci-après l'"accord CEE-Maroc").

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. El-Yassini, ressortissant marocain, au Secretary of State for the Home Department au sujet du refus de la prorogation de son permis de séjour au Royaume-Uni.

3 Il ressort du dossier de l'affaire au principal que, le 1er janvier 1989, M. El-Yassini a été autorisé à entrer au Royaume-Uni en tant que visiteur avec interdiction d'y occuper un emploi.

4 Le 10 octobre 1990, il a épousé une ressortissante britannique.

5 En raison de ce mariage, il a obtenu, le 12 mars 1991, un permis de séjour au Royaume-Uni valable, conformément à la pratique habituelle dans cet État membre, pour une période initiale de douze mois, et l'interdiction d'occuper un emploi fut supprimée.

6 Depuis lors, M. El-Yassini exerce une activité salariée. Il ne lui est pas fait grief d'occuper illégalement ou d'avoir, depuis mars 1991, occupé illégalement cet emploi.

7 Par la suite, le couple s'est séparé. A cet égard, l'Immigration Adjudicator a constaté qu'il n'y avait pas eu en l'espèce mariage de complaisance ou manœuvre en vue de mettre M. El-Yassini en mesure d'obtenir un permis de séjour au Royaume-Uni.

8 Les 5 mars et 24 août 1992, M. El-Yassini a demandé la prorogation de son permis de séjour au Royaume-Uni, en se fondant notamment sur l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc.

9 L'article 40, figurant au titre III dudit accord relatif à la coopération dans le domaine de la main-d'œuvre, est ainsi libellé:

"Chaque État membre accorde aux travailleurs de nationalité marocaine occupés sur son territoire un régime caractérisé par l'absence de toute discrimination fondée sur la nationalité par rapport à ses propres ressortissants, en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération.

Le Maroc accorde le même régime aux travailleurs ressortissants des États membres occupés sur son territoire."

10 Les demandes de M. El-Yassini ont été rejetées par le Secretary of State for the Home Department au motif, notamment, que les termes "en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération", employés à l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc, ne visent pas le droit de séjour d'un travailleur marocain dans l'État membre d'accueil et que, dès lors, ils ne peuvent pas être compris en ce sens qu'ils lui confèrent le droit de continuer à exercer son emploi dans cet État après l'expiration de son titre de séjour.

11 M. El-Yassini a alors introduit un recours contre cette décision devant l'Immigration Adjudicator en faisant valoir, en revanche, que l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc doit être interprété en ce sens qu'il accorde à un travailleur migrant marocain le droit de séjourner dans l'État membre d'accueil aussi longtemps qu'il continue à y occuper légalement son emploi.

12 Dans sa décision de renvoi, l'Immigration Adjudicator relève que M. El-Yassini ne soutient pas que l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc confère à un ressortissant marocain des droits identiques à ceux que le droit communautaire accorde à un ressortissant d'un État membre. Aussi l'intéressé ne se prévaudrait-il pas de cette disposition pour entrer dans un État membre ou pour y changer d'emploi.

13 L'Immigration Adjudicator souligne, en outre, qu'il considère M. El-Yassini comme un homme de bonne conduite, qui a légalement exercé un emploi pendant toutes les périodes pertinentes et qui l'occupe encore actuellement, en attendant l'issue du litige.

14 L'Immigration Adjudicator se demande toutefois si la notion de "conditions de travail", au sens de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc, peut être comprise de manière large, par analogie avec la jurisprudence de la Cour concernant, en premier lieu, la portée de la même notion qui figure à l'article 48, paragraphe 2, du traité CE et à l'article 7, paragraphe 1, du règlement (CEE) n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), et, en second lieu, l'interprétation de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1-80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association, adoptée par le conseil d'association institué par l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d'une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d'autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64-732-CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l'"accord CEE-Turquie"), selon laquelle il existe un lien entre le droit du ressortissant du pays tiers concerné de continuer à occuper un emploi dans l'État membre d'accueil et son droit de séjour dans ce dernier sans lequel le droit au travail serait dépourvu de tout effet (voir, notamment, arrêt du 16 décembre 1992, Kus, C-237-91, Rec. p. I-6781).

15 Estimant que la solution du litige requérait dès lors une interprétation de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc, l'Immigration Adjudicator a sursis à statuer pour poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1) Dans le cas d'un ressortissant marocain qui séjourne régulièrement dans un État membre et qui occupe régulièrement un emploi dans ce même État, l'expression `conditions de travail' qui figure à l'article 40 de l'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et le Royaume du Maroc vise-t-elle également la sécurité de cet emploi pendant la durée qui a été librement convenue entre l'employeur et le salarié (c'est-à-dire la période d'emploi) et les avantages qui découlent de cette sécurité, tels qu'une carrière qui ouvre la voie à des promotions, à des formations professionnelles ainsi qu'à une rémunération et à une pension en rapport avec l'ancienneté du demandeur, par application, mutatis mutandis, du raisonnement qu'a opéré la Cour entre autres dans l'arrêt du 20 octobre 1993, Spotti (C-272-92, Rec. p. I-5185), et dans l'arrêt du 16 juin 1987, Commission/Italie (225-85, Rec. p. 2625)?

2) Dans l'affirmative, le fait que la période d'emploi du demandeur est de facto limitée par application des lois du Royaume-Uni relatives à l'entrée et au séjour des étrangers et que, dans la présente affaire, l'emploi du demandeur prend fin en raison de la décision du défendeur de ne pas proroger son permis de séjour au Royaume-Uni constitue-t-il une discrimination dans ces `conditions de travail' exercée en raison de la nationalité, dans la mesure où le défendeur ne pourrait pas imposer à ses propres ressortissants une telle limitation temporelle de facto ni une telle cessation d'emploi?

3) Si la réponse aux deux premières questions est affirmative, l'article 40 de l'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et le Royaume du Maroc impose-t-il à l'État membre d'octroyer au travailleur marocain un permis de séjour pour la durée de l'emploi qu'il occupe régulièrement?"

Sur la recevabilité

16 Avant de répondre aux questions posées, il convient d'examiner si l'Immigration Adjudicator doit être considéré comme une juridiction au sens de l'article 177 du traité.

17 Pour apprécier si un organisme possède le caractère d'une juridiction au sens de cette disposition, question qui relève uniquement du droit communautaire, la Cour tient compte d'un ensemble d'éléments, tels l'origine légale de l'organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l'application par l'organe des règles de droit, ainsi que son indépendance (voir, notamment, arrêts du 30 juin 1966, Vaassen-Göbbels, 61-65, Rec. p. 377, et du 17 septembre 1997, Dorsch Consult, C-54-96, Rec. p. I-4961, point 23).

18 A cet égard, il importe de relever tout d'abord que l'Immigration Adjudicator a été institué par l'Immigration Act 1971 (loi de 1971 relative à l'immigration).

19 Conformément à cette loi, l'Immigration Adjudicator est compétent pour connaître des litiges relatifs au droit d'entrée et de séjour des étrangers sur le territoire du Royaume-Uni.

20 Il y a lieu de souligner en outre que l'Immigration Adjudicator est un organe permanent qui statue en droit, en application de l'Immigration Act 1971 et selon les règles de procédure prévues par les Immigration Appeals (Procedure) Rules 1984. Ainsi que M. l'avocat général l'a exposé au point 20 de ses conclusions, cette procédure présente un caractère contradictoire. Les décisions de l'Immigration Adjudicator sont motivées, ont force obligatoire et peuvent, sous certaines conditions, faire l'objet d'un recours devant l'Immigration Appeal Tribunal.

21 Enfin, les Immigration Adjudicators sont nommés par le Lord Chancellor pour une durée de dix ans ou d'un an renouvelable, selon que l'activité est exercée à plein temps ou à temps partiel. Pendant l'exercice de leur mandat, les Immigration Adjudicators bénéficient des mêmes garanties d'indépendance que les juges.

22 Il résulte de ce qui précède que l'Immigration Adjudicator doit être considéré comme une juridiction au sens de l'article 177 du traité, de sorte que les questions préjudicielles sont recevables.

Sur les questions préjudicielles

23 Par ses trois questions préjudicielles, qu'il convient d'examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande en substance si l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc doit être interprété en ce sens qu'il fait obstacle à ce que l'État membre d'accueil refuse de proroger le titre de séjour d'un ressortissant marocain, qu'il a autorisé à entrer sur son territoire et à y exercer une activité salariée, pour toute la période pendant laquelle l'intéressé y dispose de cet emploi, lorsque le motif initial de l'octroi de son droit de séjour n'existe plus au moment de l'expiration de la durée de validité de son permis de séjour.

24 En vue de répondre utilement à la question ainsi reformulée, il convient d'examiner d'abord si l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc peut être invoqué par un particulier devant une juridiction nationale et, dans l'affirmative, de déterminer ensuite la portée du principe de non-discrimination inscrit à ladite disposition.

Sur l'effet direct de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc

25 Selon la jurisprudence constante de la Cour, une disposition d'un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d'application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu'à l'objet et à la nature de l'accord, elle comporte une obligation claire et précise qui n'est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte ultérieur (voir, notamment, arrêts du 30 septembre 1987, Demirel, 12-86, Rec. p. 3719, point 14; du 31 janvier 1991, Kziber, C-18-90, Rec. p. I-199, point 15, et du 16 juin 1998, Racke, C-162-96, Rec. p. I-3655, point 31).

26 Pour déterminer si la disposition de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc répond à ces critères, il convient de s'attacher d'abord à l'examen de ses termes.

27 A cet égard, il y a lieu de constater que cette disposition consacre, dans des termes clairs, précis et inconditionnels, l'interdiction de discriminer, en raison de leur nationalité, les travailleurs migrants marocains occupés sur le territoire de l'État membre d'accueil en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération.

28 La constatation que ledit principe de non-discrimination est susceptible de régir directement la situation des particuliers n'est, par ailleurs, pas contredite par l'examen de l'objet et de la nature de l'accord dont cette disposition fait partie.

29 Ainsi qu'il ressort de son article 1er, l'accord CEE-Maroc a, en effet, pour objet de promouvoir une coopération globale entre les parties contractantes en vue de contribuer au développement économique et social du Royaume du Maroc et de favoriser le renforcement de leurs relations, notamment dans le domaine de la main-d'œuvre.

30 En outre, la circonstance que l'accord CEE-Maroc vise essentiellement à favoriser le développement économique du Royaume du Maroc et se borne à établir à cet effet une coopération entre les parties contractantes qui n'a pas pour objectif une association ou une future adhésion du pays tiers concerné à la Communauté n'est pas de nature à empêcher la reconnaissance par cette dernière de l'effet direct de certaines des dispositions de cet accord (arrêt Kziber, précité, point 21).

31 Cette constatation vaut, en particulier, pour l'article 40 de l'accord CEE-Maroc, figurant au titre III relatif à la coopération dans le domaine de la main-d'œuvre, qui, loin de revêtir un caractère purement programmatique, établit, dans le domaine des conditions de travail et de rémunération, un principe précis et inconditionnel suffisamment opérationnel pour être appliqué par une juridiction nationale et, dès lors, susceptible de régir directement la situation juridique des particuliers (voir arrêt Kziber, précité, point 22).

32 L'effet direct qu'il convient, en conséquence, de reconnaître à l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc implique que les justiciables auxquels s'applique cette disposition ont le droit de s'en prévaloir devant les juridictions nationales.

Sur la portée de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc

33 M. El-Yassini estime en substance que l'État membre d'accueil ne peut refuser la prorogation de son titre de séjour que pour des motifs légitimes de protection de l'ordre public, de la sécurité publique ou de la santé publique. En effet, la thèse du Gouvernement du Royaume-Uni, selon laquelle les États membres sont restés libres d'expulser à tout moment un migrant marocain qu'ils avaient pourtant autorisé à entrer sur leur territoire et à y exercer une activité professionnelle, aurait pour résultat de rendre illusoires les droits inscrits à l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc en permettant à l'État membre concerné de mettre fin, de façon discrétionnaire et notamment pour des motifs purement économiques, à l'emploi légalement occupé par l'intéressé auquel aucun comportement répréhensible ne pourrait être reproché.

34 Selon M. El-Yassini, une telle application du droit national relatif à l'entrée et au séjour des étrangers à un ressortissant d'un pays tiers lié à la Communauté par un accord de coopération est, par nature, discriminatoire, du fait que ce droit n'est pas susceptible d'être opposé à un national de l'État membre concerné; elle serait, dès lors, interdite par l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc en raison des conséquences qu'elle entraîne nécessairement pour l'emploi de la personne visée.

35 M. El-Yassini précise qu'il ne revendique pas son assimilation à un ressortissant d'un État membre, mais qu'il sollicite l'application par analogie de la jurisprudence de la Cour concernant les règles relatives à l'association CEE-Turquie, selon laquelle les droits du travailleur migrant sur le plan de l'emploi impliquent la reconnaissance d'un droit de séjour dans le chef de l'intéressé et le bénéfice de ces droits ne dépend pas du motif pour lequel un droit d'entrée, de travail et de séjour lui a été initialement accordé (voir, notamment, arrêt Kus, précité, points 21 à 23 et 29). Il en déduit qu'un ressortissant marocain qui a été autorisé à exercer un emploi dans un État membre peut y prétendre à un droit de séjour pour toute la durée de cet emploi.

36 Les gouvernements allemand et du Royaume-Uni soutiennent, en revanche, qu'un accord de coopération tel que l'accord CEE-Maroc poursuit un objectif plus limité que les règles relatives à l'association CEE-Turquie, de sorte que la jurisprudence de la Cour relative à ces dernières n'est pas susceptible d'être appliquée par analogie à un travailleur migrant marocain comme M. El-Yassini.

37 Les mêmes gouvernements ajoutent que l'interdiction de discrimination en raison de la nationalité, inscrite à l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc, ne vise que la relation de travail du ressortissant marocain dans l'État membre d'accueil. En conséquence, chaque État membre serait resté compétent pour réglementer tant l'entrée que le séjour sur son territoire des personnes originaires du Maroc et, en particulier, les modalités de leur présence dans l'État membre d'emploi relèveraient de la seule législation de celui-ci.

38 Dans ces conditions, l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc ne conférerait au ressortissant marocain le droit à l'égalité de traitement en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération qu'aussi longtemps que l'intéressé bénéficie d'une autorisation de séjour dans l'État membre d'accueil. En revanche, cette disposition ne saurait être interprétée en ce sens qu'elle accorderait à un travailleur migrant marocain, même dûment autorisé à exercer un emploi dans un État membre, le droit d'y revendiquer la prorogation de son titre de séjour aux fins de poursuivre cette relation de travail en dépit de la législation de l'État membre concerné relative à la police des étrangers.

39 Pour les mêmes motifs, le Gouvernement français considère que, en règle générale, l'application à un travailleur marocain tel que M. El-Yassini de la réglementation de l'État membre d'accueil relative à l'entrée et au séjour des étrangers ne peut pas être considérée comme constituant une discrimination exercée en raison de la nationalité en ce qui concerne les conditions de travail, au sens de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc.

40 Ce même gouvernement précise cependant que cette faculté pour l'État membre concerné d'accorder et de retirer le titre de séjour d'un ressortissant marocain ne doit pas pour autant être exercée de manière à remettre en cause, sans motif légitime, le droit à l'exercice de l'emploi que cet État a conféré à l'intéressé.

41 Quant à la Commission, elle expose qu'il est certes concevable de soutenir qu'un ressortissant marocain, une fois admis à entrer dans un État membre et à y exercer un emploi, doit se voir reconnaître un droit de séjour pour toute la durée de son contrat de travail et qu'il ne peut plus, dès lors, être expulsé au seul motif que la raison initiale fondant son droit de séjour vient à disparaître.

42 Toutefois, il serait possible d'objecter que cette thèse ne peut être défendue que dans le contexte précis des règles relatives à l'association CEE-Turquie, qui poursuit un objectif plus ambitieux que l'accord CEE-Maroc et dans le cadre duquel le conseil d'association a expressément prévu l'octroi aux travailleurs turcs de droits progressivement plus étendus en fonction de la durée d'exercice d'un emploi régulier dans un État membre.

43 Selon la Commission, il en résulte qu'un travailleur marocain tel que M. El-Yassini ne peut pas se considérer comme victime d'une discrimination en ce qui concerne les conditions de travail, interdite par l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc, du seul fait que, par application de la réglementation de l'État membre d'accueil relative à la police des étrangers, il se voit refuser la prorogation de son titre de séjour et est, en conséquence, obligé de mettre fin à l'emploi qu'il avait été autorisé à exercer dans l'État membre en cause.

44 En vue de déterminer la portée de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, que cette disposition énonce le principe de l'interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité, en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération, des travailleurs migrants marocains occupés sur le territoire d'un État membre par rapport aux ressortissants de cet État.

45 Force est de constater tout d'abord que, même dans le cadre de l'application du droit fondamental de libre circulation des personnes à l'intérieur de la Communauté, il est de jurisprudence que la réserve, figurant notamment à l'article 48, paragraphe 3, du traité, permet aux États membres de prendre, à l'égard des ressortissants des autres États membres, pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, des mesures qu'ils ne sauraient appliquer à leurs propres ressortissants, en ce sens que, en vertu d'un principe de droit international, ils n'ont pas le pouvoir d'éloigner ces derniers du territoire national ou de leur en interdire l'accès (voir, en ce sens, arrêts du 4 décembre 1974, Van Duyn, 41-74, Rec. p. 1337, points 22 et 23; du 18 mai 1982, Adoui et Cornuaille, 115-81 et 116-81, Rec. p. 1665, point 7; du 17 juin 1997, Shingara et Radiom, C-65-95 et C-111-95, Rec. p. I-3343, point 28; du 16 juillet 1998, Pereira Roque, C-171-96, Rec. p. I-4607, points 37 et 38, et du 19 janvier 1999, Calfa, C-348-96, non encore publié au Recueil, point 20). Il doit, dès lors, en être ainsi tout autant dans le cadre d'un accord conclu entre la Communauté et un pays tiers, tel que l'accord CEE-Maroc.

46 En conséquence, contrairement à ce que M. El-Yassini a soutenu, le principe d'égalité de traitement en matière de conditions de travail et de rémunération, énoncé à l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc, ne peut pas, en tant que tel, avoir pour effet d'interdire aux autorités de l'État membre d'accueil de refuser la prorogation du titre de séjour d'un travailleur migrant marocain occupé sur le territoire de cet État membre, même si cette mesure n'est pas, par nature, susceptible de frapper les nationaux de l'État membre concerné.

47 En ce qui concerne ensuite le point de savoir si, comme M. El-Yassini l'a prétendu, il convient en l'occurrence d'appliquer par analogie la jurisprudence de la Cour concernant les règles relatives à l'association CEE-Turquie, il importe de souligner que, conformément à la jurisprudence constante, un traité international doit être interprété non pas uniquement en fonction des termes dans lesquels il est rédigé, mais également à la lumière de ses objectifs. L'article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 précise, à cet égard, qu'un traité doit être interprété de bonne foi, suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte, et à la lumière de son objet et de son but (voir, en ce sens, notamment, avis 1-91, du 14 décembre 1991, Rec. p. I-6079, point 14, et arrêt du 1er juillet 1993, Metalsa, C-312-91, Rec. p. I-3751, point 12).

48 En vue de décider si une jurisprudence relative aux règles concernant l'accord CEE-Turquie doit valoir également dans le cadre de l'accord CEE-Maroc, il convient donc d'analyser ces accords à la lumière tant de leur finalité que de leur contexte.

L'accord CEE-Turquie

49 S'agissant, en premier lieu, de l'accord CEE-Turquie, il importe de relever que celui-ci a pour objet, conformément à son article 2, paragraphe 1, de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes et que, aux termes de son article 28, "Lorsque le fonctionnement de l'accord aura permis d'envisager l'acceptation intégrale de la part de la Turquie des obligations découlant du traité instituant la Communauté, les Parties contractantes examineront la possibilité d'une adhésion de la Turquie à la Communauté".

50 Conformément à l'article 12 de l'accord CEE-Turquie, "Les Parties contractantes conviennent de s'inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité instituant la Communauté pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles".

51 A cette fin, le protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2760-72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1), fixe, en son article 36, les délais de la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs entre les États membres de la Communauté et la République de Turquie et stipule que le conseil d'association décidera des modalités nécessaires à cet effet. Le protocole additionnel dispose en outre, en son article 37, que "Chaque État membre accorde aux travailleurs de nationalité turque employés dans la Communauté un régime caractérisé par l'absence de toute discrimination fondée sur la nationalité par rapport aux travailleurs ressortissant des autres États membres de la Communauté en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération".

52 Sur le fondement de l'accord ainsi que du protocole additionnel, et notamment de l'article 36 de ce dernier, le conseil d'association institué par l'accord CEE-Turquie a adopté, le 19 décembre 1980, la décision n° 1-80 dont l'article 6, paragraphe 1, figurant au chapitre II, intitulé "Dispositions sociales", section 1, intitulée "Questions relatives à l'emploi et à la libre circulation des travailleurs", est ainsi libellé:

"Sous réserve des dispositions de l'article 7 relatif au libre accès à l'emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l'emploi d'un État membre:

- a droit, dans cet État membre, après un an d'emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s'il dispose d'un emploi;

- a le droit, dans cet État membre, après trois ans d'emploi régulier et sous réserve de la priorité accordée aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d'un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l'emploi de cet État membre;

- bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d'emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix."

53 C'est dans ce contexte que la Cour a constamment jugé qu'un travailleur turc, qui remplit les conditions énoncées à l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1-80, peut prétendre à la prorogation de son titre de séjour dans l'État membre d'accueil afin de continuer à y exercer une activité salariée régulière (voir, notamment, arrêts Kus, précité, point 36; du 30 septembre 1997, Günaydin, C-36-96, Rec. p. I-5143, point 55, et Ertanir, C-98-96, Rec. p. I-5179, point 62, et du 26 novembre 1998, Birden, C-1-97, non encore publié au Recueil, point 69).

L'accord CEE-Maroc

54 S'agissant, en second lieu, de l'accord CEE-Maroc, il y a lieu de rappeler que, comme il ressort déjà du point 29 du présent arrêt, ledit accord a pour objectif de promouvoir une coopération globale entre les parties contractantes en vue de contribuer au développement économique et social du Royaume du Maroc et de favoriser le renforcement de leurs relations.

55 A cet effet, l'article 1er dudit accord stipule que des dispositions et des actions seront arrêtées et mises en œuvre dans le domaine de la coopération économique, technique et financière, dans celui des échanges commerciaux ainsi que dans le domaine social.

56 En ce qui concerne plus particulièrement la coopération dans le domaine de la main-d'œuvre qui fait l'objet du titre III de l'accord CEE-Maroc, l'article 40 énonce le principe de l'interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité des travailleurs occupés sur le territoire d'un État partie par rapport aux ressortissants de cet État dans le domaine des conditions de travail et de rémunération.

57 Il résulte de cette comparaison entre l'accord CEE-Maroc et l'accord CEE-Turquie que le premier, contrairement au second, ne prévoit pas que les parties contractantes examineront, à terme, la possibilité d'une adhésion du pays tiers concerné à la Communauté.

58 En outre, à la différence de l'accord CEE-Turquie, l'accord CEE-Maroc n'a pas pour objet la réalisation progressive de la libre circulation des travailleurs.

59 De surcroît, le conseil de coopération institué par l'accord CEE-Maroc n'a pas adopté de décision qui comporte une disposition telle que celle de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1-80 du conseil d'association CEE-Turquie qui, aux fins de l'établissement futur de la libre circulation, accorde aux travailleurs migrants turcs, en fonction de la durée d'exercice d'une activité salariée autorisée, des droits précis destinés à les intégrer progressivement dans le marché du travail de l'État membre d'accueil.

60 Il importe de rappeler également que la jurisprudence invoquée par analogie par M. El-Yassini porte précisément sur ledit article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1-80 et non pas sur l'article 37 du protocole additionnel qui prévoit une règle d'égalité de traitement comparable à celle inscrite à l'article 40 de l'accord CEE-Maroc.

61 Il découle ainsi des différences substantielles existant non seulement dans leur libellé, mais également quant à leur objet et à leur objectif entre les règles relatives à l'association CEE-Turquie et l'accord CEE-Maroc que la jurisprudence de la Cour rendue dans le cadre des règles de l'association CEE-Turquie ne saurait être appliquée par analogie à l'accord CEE-Maroc.

62 Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que, en l'état actuel du droit communautaire, il n'est pas, en principe, interdit à un État membre de refuser la prorogation du titre de séjour d'un ressortissant marocain qu'il avait autorisé à entrer sur son territoire et à y exercer une activité professionnelle, dès lors que le motif initial de l'octroi du droit de séjour n'existe plus au moment de l'expiration de la durée de validité du permis de séjour accordé à la personne concernée.

63 La circonstance que cette mesure des autorités nationales compétentes oblige l'intéressé à mettre fin, avant le terme convenu dans le contrat conclu avec son employeur, à sa relation de travail dans l'État membre d'accueil n'est pas, en règle générale, de nature à affecter cette interprétation.

64 Toutefois, il en irait différemment si la juridiction de renvoi devait constater que l'État membre d'accueil avait accordé au travailleur migrant marocain des droits précis sur le plan de l'exercice d'un emploi qui étaient plus étendus que ceux qui lui avaient été conférés par ce même État sur le plan du séjour.

65 Tel serait le cas si l'État membre concerné n'avait accordé à l'intéressé un titre de séjour que pour une période plus courte que celle du permis de travail et si, par la suite et avant la survenance du terme du permis de travail, il s'opposait à la prorogation du titre de séjour sans justifier ce refus par des motifs de protection d'un intérêt légitime de l'État, tels que des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique.

66 En effet, ainsi que M. l'avocat général l'a souligné aux points 63 à 66 de ses conclusions, l'effet utile de l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc implique nécessairement que, dans l'hypothèse où un ressortissant marocain a été dûment autorisé à exercer une activité professionnelle sur le territoire d'un État membre pour une certaine période, l'intéressé bénéficie, pendant toute cette période, des droits que ladite disposition lui confère.

67 Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la juridiction de renvoi que l'article 40, premier alinéa, de l'accord CEE-Maroc doit être interprété en ce sens qu'il ne fait pas, en principe, obstacle à ce que l'État membre d'accueil refuse de proroger le titre de séjour d'un ressortissant marocain, qu'il a autorisé à entrer sur son territoire et à y exercer une activité salariée, pour toute la période pendant laquelle l'intéressé y dispose de cet emploi, dès lors que le motif initial de l'octroi de son droit de séjour n'existe plus au moment de l'expiration de la durée de validité de son permis de séjour.

Il n'en irait différemment que si ce refus avait pour effet de remettre en cause, en l'absence de motifs de protection d'un intérêt légitime de l'État, tels que des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, le droit à l'exercice effectif d'un emploi conféré à l'intéressé dans cet État par un permis de travail dûment accordé par les autorités nationales compétentes pour une durée dépassant celle du titre de séjour. Il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si tel est le cas.

Sur les dépens

68 Les frais exposés par les Gouvernements du Royaume-Uni, allemand et français, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par l'Immigration Adjudicator, par décision interlocutoire du 20 décembre 1996, dit pour droit:

L'article 40, premier alinéa, de l'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et le Royaume du Maroc, signé à Rabat le 27 avril 1976 et approuvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2211-78 du Conseil, du 26 septembre 1978, doit être interprété en ce sens qu'il ne fait pas, en principe, obstacle à ce que l'État membre d'accueil refuse de proroger le titre de séjour d'un ressortissant marocain, qu'il a autorisé à entrer sur son territoire et à y exercer une activité salariée, pour toute la période pendant laquelle l'intéressé y dispose de cet emploi, dès lors que le motif initial de l'octroi de son droit de séjour n'existe plus au moment de l'expiration de la durée de validité de son permis de séjour.

Il n'en irait différemment que si ce refus avait pour effet de remettre en cause, en l'absence de motifs de protection d'un intérêt légitime de l'État, tels que des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, le droit à l'exercice effectif d'un emploi conféré à l'intéressé dans cet État par un permis de travail dûment accordé par les autorités nationales compétentes pour une durée

dépassant celle du titre de séjour. Il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si tel est le cas.