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Décisions

CJCE, 6e ch., 15 février 1989, n° 32-88

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Six Constructions Ltd

Défendeur :

Humbert

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Koopmans

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. O'Higgins, Mancini, Schockweiler, de Velasco

Avocats :

Mes Masse-Dessen, Georges, Fiumara

CJCE n° 32-88

15 février 1989

LA COUR,

1 Par arrêt du 14 janvier 1988, parvenu à la Cour le 28 janvier suivant, la Cour de cassation française a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971, relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "convention"), deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 5, paragraphe 1, de la convention.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige entre M. Paul Humbert, domicilié à Labrède en France, et la société Six Constructions Ltd, établie à Bruxelles, en raison de la rupture d'un contrat de travail qui a donné lieu à une demande en paiement de plusieurs sommes à titre d'indemnité compensatoire de préavis, de dommages-intérêts, de gratifications et de diverses compensations et rappels de salaires.

3 Il ressort du dossier que la société Six Constructions Ltd est une société constituée selon le droit de Sharjah, un des Émirats Arabes, et disposant d'un établissement à Bruxelles. Au cours de la procédure au principal, elle s'est présentée comme ayant son siège social dans cette ville, présentation qui a été acceptée par les juridictions françaises à défaut de contestation en temps utile.

4 Deux problèmes de compétence ont surgi devant le Conseil de prud'hommes de Bordeaux, saisi de la demande, et devant la cour d'appel. D'une part, la société défenderesse a invoqué une clause du contrat de travail selon laquelle les litiges relatifs à l'exécution du contrat seraient soumis aux juridictions de Bruxelles ; toutefois, l'acte écrit comportant les clauses du contrat n'a jamais été signé par M. Humbert. D'autre part, la société défenderesse a contesté la compétence des juridictions françaises, au motif que le contrat de travail n'avait pas été exécuté en France, mais dans plusieurs pays en dehors du territoire de la Communauté, M. Humbert ayant été envoyé entre mars 1979, quand il a été engagé en qualité de "Deputy Project manager", et décembre 1979, quand il a été licencié, en Libye, puis au Zaïre et dans l'Émirat Arabe de Abu Dhabi.

5 La Cour de cassation a examiné les deux moyens ainsi invoqués. Elle a tranché le premier, en considérant que la clause attributive de juridiction ne réunissait pas les conditions de validité prévues par l'article 17 de la convention. Quant au second, la Cour de cassation a rappelé que, selon l'article 5, paragraphe 1, de la convention, un défendeur peut, en matière contractuelle, être attrait devant le tribunal du lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée, et qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice que l'obligation à prendre en considération en matière de contrat de travail est celle qui caractérise le contrat, en particulier celle d'effectuer les activités convenues. La Cour de cassation a estimé cependant que la question de savoir quelle obligation il convient de prendre en considération, lorsque le travail a été accompli en dehors du territoire de la Communauté, soulevait un problème d'interprétation.

6 C'est dans ces conditions que la Cour de cassation a sursis à statuer pour poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

"1) Quelle est l'obligation à prendre en considération pour l'application de l'article 5, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, lorsque le juge est saisi de demandes fondées sur les obligations résultant d'un contrat de travail liant un salarié résidant en France à une société ayant son siège en Belgique, qui l'a envoyé dans plusieurs pays, en dehors du territoire de la Communauté ?

2) Convient-il de considérer que l'obligation caractéristique s'exécute dans l'établissement qui l'a embauché, ou la compétence juridictionnelle est-elle à déterminer en application de l'article 2 de la convention de Bruxelles ?"

7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

8 Il convient d'observer, à titre liminaire, que l'action au principal a été introduite avant le 1er novembre 1986, date d'entrée en vigueur de la version modifiée du texte de la convention suite à l'adhésion de nouveaux États membres. Les dispositions à interpréter sont donc celles de la convention dans sa version de 1971.

Sur la première question

9 La première question vise le cas où, comme en l'espèce au principal, le juge est saisi de demandes fondées sur différentes obligations résultant d'un seul contrat de travail. En vue de l'application de l'article 5, paragraphe 1, de la convention, il convient en effet de déterminer quel est, dans une telle situation, le lieu où l'"obligation a été ou doit être exécutée".

10 Selon la jurisprudence de la Cour, comme la juridiction nationale le rappelle à juste titre, l'obligation à prendre en considération, pour l'application de l'article 5, paragraphe 1, de la convention aux contrats de travail, est celle qui caractérise de tels contrats, en particulier celle d'effectuer les activités convenues (arrêts du 26 mai 1982, Ivenel, 133-81, Rec. 1982, p. 1891 et du 15 janvier 1987, Shenavai, 266-85, Rec. 1987, p. 239). A cet effet, la Cour s'est fondée sur la constatation que les contrats de travail, et plus généralement les contrats concernant le travail dépendant, présentent par rapport aux autres contrats certaines particularités en ce qu'ils créent un lien durable qui insère le travailleur dans le cadre d'une certaine organisation des affaires de l'entreprise ou de l'employeur, et en ce qu'ils se localisent au lieu de l'exercice des activités, lequel détermine l'application de dispositions de droit impératif et de conventions collectives.

11 Partant de l'hypothèse que, en l'espèce au principal, le travailleur a exercé ses activités, non à Bruxelles, où, d'après des indications figurant au dossier, il est régulièrement revenu pour établir des rapports, mais seulement dans les pays africains et arabes où il a été envoyé pour s'occuper sur place de certains travaux de construction, la juridiction nationale se demande comment appliquer le critère du lieu de l'exercice des activités en vue de déterminer la compétence du juge.

12 A cet égard, les Gouvernements allemand, britannique et français ont soutenu que, si un salarié n'accomplit pas habituellement son travail dans un seul et même pays, le for au titre de l'article 5, paragraphe 1, de la convention pour les contestations nées du contrat de travail doit être celui du lieu de l'établissement qui a embauché le salarié. Cette interprétation serait conforme à la solution consacrée, pour une telle situation, par la convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles (JO 1980, L 266, p. 1), ainsi qu'au libellé choisi par l'avant-projet de convention sur la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, à conclure entre les États membres de la Communauté et les pays membres de l'Association européenne de libre-échange ("convention parallèle" à la convention de Bruxelles). Après le dépôt des observations dans la présente affaire, cette convention a été conclue à Lugano, le 16 septembre 1988 (JO L 319, p. 9). Son article 5, paragraphe 1, prévoit en effet que, en matière de contrat de travail, le lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée est celui "où le travailleur accomplit habituellement son travail, ou, si le travailleur n'accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, ce lieu est celui où se trouve l'établissement qui a embauché le travailleur".

13 Cette thèse a été contestée par le Gouvernement italien et par la Commission. Selon cette dernière, l'interprétation préconisée par les trois gouvernements aurait la double faiblesse de s'éloigner sensiblement des termes mêmes de l'article 5, paragraphe 1, de la convention et de ne pas tenir compte de la nécessite d'assurer une protection adéquate à la partie contractante qui est la plus faible du point de vue social, à savoir le travailleur. A cet égard, elle fait valoir que le critère du lieu de l'établissement ayant embauché le travailleur aurait pour effet de donner compétence au for du siège de l'employeur, même lorsque celui-ci est demandeur, et d'établir ainsi un forum Actoris, alors que la convention serait précisément inspirée par le souci, clairement exprimé par ses articles 2 et 3, de limiter les cas où un défendeur peut être attrait devant le for du demandeur.

14 Ces arguments de la Commission doivent être accueillis. Comme la Cour l'a considéré dans ses arrêts du 26 mars 1982 et du 15 janvier 1987, précités, les particularités qui sont propres aux contrats de travail impliquent que c'est le juge du lieu où doit s'exécuter l'obligation d'effectuer le travail qui est le plus apte à trancher les litiges auxquels une ou plusieurs obligations découlant de ces contrats peuvent donner lieu. Ces particularités des contrats de travail ne justifient pas une interprétation selon laquelle l'article 5, paragraphe 1, de la convention permettrait de prendre en considération le lieu de l'établissement qui a embauché le travailleur dans le cas où il serait difficile, voire impossible, de constater dans quel état le travail a été effectué.

15 Dès lors, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 5, paragraphe 1, de la convention doit être interprété en ce sens que, en matière de contrats de travail, l'obligation à prendre en considération est celle qui caractérise de tels contrats, en particulier celle d'effectuer les activités convenues.

Sur la seconde question

16 La seconde question porte sur le point de savoir comment appliquer, en matière de contrats de travail, le critère de l'obligation caractéristique lorsque le travailleur effectue toutes ses activités en dehors du territoire de la Communauté. Elle demande notamment si, dans un tel cas, la compétence du juge se rattache au lieu de l'établissement qui a embauché le travailleur, ou si elle doit être déterminée en application de l'article 2 de la convention.

17 Le choix éventuel du critère du lieu de l'établissement qui a embauché le travailleur a déjà fait l'objet d'un examen dans le cadre de la première question.

18 Il y a lieu d'ajouter a cet égard, comme la Cour l'a rappelé dans l'arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis 189-87, Rec. 1988, p. 0000) que les "compétences spéciales" énumérées aux articles 5 et 6 de la convention constituent des dérogations au principe de la compétence des juridictions de l'état du domicile du défendeur tel qu'il résulte des "dispositions générales" des articles 2 et 3, et que, dès lors, ces compétences spéciales sont d'interprétation stricte.

19 Lorsque, dans ces conditions, le juge constate que les demandes dont il est saisi sont fondées sur des obligations résultant d'un contrat de travail, et que l'obligation du travailleur d'effectuer les activités convenues a été et doit être accomplie en dehors du territoire des états contractants, il n'a d'autre choix que de conclure que le lieu prévu par l'article 5, 1, de la convention ne peut aboutir à fonder une compétence à l'intérieur de ce territoire, et que cette disposition ne saurait donc trouver application.

20 S'il est vrai qu'il existe des inconvénients à ce qu'un for alternatif prévu par la convention en matière contractuelle se trouve écarté par la façon dont les parties au contrat ont prévu l'exécution de celui-ci, il convient d'observer cependant que le demandeur a toujours la possibilité de porter sa demande devant le tribunal du domicile du défendeur, conformément à l'article 2 de la convention, lequel assure ainsi un critère certain et fiable.

21 Il convient de constater, par ailleurs, que cette interprétation correspond au système consacré par les législations des états contractants relatives à la compétence judiciaire en matière de litiges fondés sur des contrats de travail. Il résulte, en effet, d'un examen comparatif de ces législations que les critères les plus souvent retenus sont celui du domicile du défendeur et celui du lieu où le travail est effectué ; dans la plupart des cas, les législations en cause donnent, au demandeur, le choix entre ces deux fors.

22 Il y a donc lieu de répondre à la seconde question que lorsque, en matière de contrat de travail, l'obligation du travailleur d'effectuer les activités convenues a été et doit être accomplie en dehors du territoire des états contractants, l'article 5, paragraphe 1, de la convention ne peut trouver application, et que la compétence du juge se détermine, dans ce cas, en fonction du lieu du domicile du défendeur, conformément à l'article 2 de la convention.

Sur les dépens

23 Les frais exposés par les Gouvernements de la République fédérale d'Allemagne, de la République française, de la République italienne et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour de cassation, par arrêt du 14 janvier 1988, dit pour droit :

1) L'article 5, paragraphe 1, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, en matière de contrats de travail, l'obligation à prendre en considération est celle qui caractérise de tels contrats, en particulier celle d'effectuer les activités convenues.

2) Lorsque, en matière de contrat de travail, l'obligation du travailleur d'effectuer les activités convenues a été et doit être accomplie en dehors du territoire des états contractants, l'article 5, paragraphe 1, de la convention ne peut trouver application; la compétence du juge se détermine, dans ce cas, en fonction du lieu du domicile du défendeur, conformément à l'article 2 de la convention.