CJCE, 22 novembre 1977, n° 43-77
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Industrial Diamond Supplies
Défendeur :
Riva
LA COUR,
1 Attendu que, par jugement du 7 avril 1977, parvenu à la Cour le 18 du même mois, le Tribunal de première instance d'Anvers a saisi la Cour, en vertu de l'article 2, point 3, et de l'article 3, paragraphe 2, du protocole du 3 juin 1971, de deux questions relatives à l'interprétation de l'expression 'recours ordinaire' utilisée par les articles 30 et 38 de la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, du 27 septembre 1968 (appelée ci-après 'la convention') ;
2 Attendu qu'il résulte du dossier que la société Industrial Diamond Supplies, demanderesse au principal, ayant son siège à Anvers, a été condamnée par le Tribunal civil et pénal de Turin à payer à Luigi Riva, défendeur au principal, représentant de commerce demeurant à Turin, une somme de 53 052 980 lires, au titre de provisions dues par la société demanderesse au défendeur dans le cadre de relations contractuelles existant entre parties, plus les intérêts et les frais de justice ;
3 Que le jugement, rendu le 23 septembre 1976 par le Tribunal de Turin, en appel d'une décision du prétoire de la même ville, est actuellement exécutoire ;
4 Que, le 25 novembre 1976, Riva a obtenu, du Tribunal d'Anvers, un jugement autorisant la mise à exécution en Belgique du jugement du Tribunal de Turin, conformément aux dispositions des articles 31 et suivants de la convention ;
5 Que, le 15 décembre 1976, Industrial Diamond supplies a introduit auprès du Tribunal d'Anvers un recours contre le jugement d'exequatur, en vertu des articles 36 et 37 de la convention ;
6 Que, le 27 décembre 1976, Industrial Diamond supplies s'est pourvue en cassation devant la Cour suprême de cassation d'Italie contre le jugement rendu en appel par le Tribunal de Turin ;
7 Qu'il n'est pas contesté que ce pourvoi n'a pas pour effet de suspendre la force exécutoire du jugement rendu par le Tribunal de Turin ;
8 Qu'il est également constant que Industrial Diamond Supplies n'a pas demandé en Italie la suspension de l'exécution ;
9 Attendu que Industrial Diamond Supplies a demandé au Tribunal d'Anvers, à titre principal, de surseoir à statuer sur l'exécution du jugement du Tribunal de Turin en attendant qu'une décision définitive soit intervenue entre les parties en Italie ;
10 Qu'en vue de pouvoir faire un sort à cette demande, le Tribunal d'Anvers a soumis à la Cour deux questions relatives à l'interprétation des articles 30 et 38 de la convention, en ces termes :
'1. Quels sont les recours 'ordinaires' visés aux articles 30 et 38 de la convention du 27 septembre 1968 ; en d'autres termes, à quels jugements les articles 30 et 38 de la convention sont-ils applicables, ou
2. La nature du recours formé contre un jugement dans l'état d'origine doit-elle s'apprécier exclusivement suivant le droit de cet état ?' ;
11 Que ces questions visent à savoir, en substance, si l'expression 'recours ordinaire', utilisée par les articles 30 et 38 de la convention doit être comprise comme un renvoi au droit national ou comme une notion autonome, dont l'interprétation doit être recherchée dans le cadre de la convention même ;
12 Que, dans la seconde hypothèse, les questions du tribunal visent à savoir quelle est, dans le cadre de la convention, la signification de cette expression ;
13 Attendu que l'opinion a été exprimée, au cours de la procédure, que l'article 30 de la convention, relatif à la reconnaissance et non à l'exécution des jugements, n'aurait pas de pertinence au litige et que l'interprétation sollicitée ne porterait que sur le sens de l'expression 'recours ordinaire' dans le cadre de l'article 38, relatif à l'exécution ;
14 Que cette question n'a pas besoin d'être examinée, d'autant plus que la cohésion des dispositions formant le titre III de la convention exige une identité d'interprétation de l'expression en cause dans les deux articles mentionnés ;
Sur le caractère de l'expression 'recours ordinaire' comme renvoi au droit national ou comme notion autonome
15 Attendu qu'aux termes de l'article 30 de la convention, 'l'autorité judiciaire d'un état contractant, devant laquelle est invoquée la reconnaissance d'une décision rendue dans un autre état contractant, peut surseoir à statuer si cette décision fait l'objet d'un recours ordinaire';
16 Que, selon l'article 38, alinéa 1,'la juridiction saisie du recours peut, à la requête de la partie qui l'a formé, surseoir à statuer si la décision étrangère fait, dans l'état d'origine, l'objet d'un recours ordinaire ou si le délai pour le former n'est pas expiré ; dans ce dernier cas, la juridiction peut impartir un délai pour former ce recours' ;
17 Attendu que, selon Industrial Diamond Supplies, il convient de qualifier de 'recours ordinaire', au sens des dispositions citées, tout recours considéré comme tel dans l'état contractant où a été rendue la décision qu'il s'agit de reconnaitre ou d'exécuter ;
18 Que, d'après le droit de la République italienne, état d'origine de la décision en cause, il n'y aurait pas de doute que le pourvoi en cassation est à considérer effectivement comme un recours ordinaire ;
19 Que cette conception a été soutenue par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission, qui sont d'accord pour estimer que la nature d'un recours au regard des dispositions des articles 30 et 38 doit être déterminée par référence au droit national de l'état contractant ou la décision originaire a été rendue ;
20 Que Riva, sans contester le fait qu'en Italie le pourvoi en cassation est considéré comme un recours ordinaire, estime que, de toute manière, un jugement exécutoire en Italie devrait être considéré comme étant également exécutoire en Belgique, tant que sa force exécutoire n'a pas été suspendue dans l'état d'origine ;
21 Qu'enfin, il convient de retenir que le Gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne a exprimé l'opinion que l'expression 'recours ordinaire' dans les articles 30 et 38 doit être interprétée dans le cadre de la convention même, sans égard à la qualification des recours par le droit national de l'état d'origine ;
22 Attendu, ainsi qu'il résulte d'une comparaison des conceptions juridiques des différents États membres de la Communauté, que si dans quelques états, la distinction entre recours 'ordinaires' et 'extraordinaires' trouve sa base dans la loi même, il s'agit, dans d'autres systèmes juridiques, d'une classification principalement ou même purement doctrinale, alors que, dans un troisième groupe d'états, cette distinction est totalement ignorée ;
23 Qu'il est établi au surplus que, dans les systèmes juridiques où la distinction entre recours 'ordinaires' et 'extraordinaires' est acceptée, par la législation ou la doctrine, la qualification des diverses voies de recours au regard de cette distinction donne lieu à des classifications divergentes ;
24 Qu'il apparait, dès lors, qu'une interprétation de la notion de 'recours ordinaire' par renvoi à un système juridique national - qu'il s'agisse de celui de l'état d'origine ou de celui de l'état de la reconnaissance ou de l'exécution - entrainerait, dans certains cas, l'impossibilité de qualifier un recours déterminé, avec le degré voulu de certitude, au regard des articles 30 et 38 de la convention ;
25 Qu'au surplus, le renvoi à tel ou tel système de droit national entrainerait l'obligation, pour le juge appelé à statuer en vertu des articles 30 et 38 de la convention, d'attacher éventuellement des qualifications contradictoires aux recours d'un même type, selon qu'ils appartiennent à l'ordre juridique de l'un ou de l'autre des états contractants ;
26 Que l'application de ce critère d'interprétation aurait, dès lors, pour effet de créer une insécurité juridique d'autant plus grande que l'article 38 exige la prise en considération, par le juge de l'exequatur, non seulement de recours actuellement introduits, mais encore de recours possibles en des délais déterminés ;
27 Qu'il résulte de ces considérations que l'interprétation de la notion de 'recours ordinaire' ne peut être recherchée utilement que dans le cadre de la convention même ;
28 Qu'il y a donc lieu de répondre à la juridiction nationale que l'expression 'recours ordinaire' au sens des articles 30 et 38 de la convention doit être déterminée dans le seul cadre du système de la convention même, et non selon le droit ni de l'état d'origine de la décision ni de l'état où la reconnaissance ou l'exécution est recherchée ;
Sur la signification de l'expression 'recours ordinaire' dans le cadre de la convention
29 Attendu que la signification de l'expression 'recours ordinaire' est susceptible d'être dégagée de l'économie même des articles 30 et 38 et de leur fonction dans le système de la convention ;
30 Que si, dans son ensemble, la convention est destinée à assurer l'exécution rapide des décisions avec un minimum de formalités, dès lors que celles-ci ont un caractère exécutoire dans l'état d'origine, les articles 30 et 38 ont pour but spécifique d'empêcher que des décisions soient obligatoirement reconnues et exécutées dans d'autres états contractants à un moment où subsiste la possibilité qu'elles soient mises à néant ou modifiées dans l'état d'origine ;
31 Que c'est à cet effet que les articles 30 et 38 réservent au juge saisi, respectivement, d'une demande de reconnaissance ou d'un recours contre une décision autorisant l'exécution, notamment la possibilité de surseoir à statuer lorsque, dans l'état d'origine, la décision est remise en question, ou susceptible d'être remise en question à l'intérieur de délais déterminés ;
32 Que, selon la convention, il s'agit, pour le juge de la reconnaissance ou de l'exequatur, non d'une obligation de surseoir, mais d'une simple faculté ;
33 Que cette circonstance postule une interprétation suffisamment large de la notion de 'recours ordinaire', afin de permettre à ce juge de réserver sa décision chaque fois que peut surgir un doute raisonnable au sujet du sort final de la décision dans l'état d'origine ;
34 Que l'application de ce critère permet, à lui seul, de décider des suites d'une demande de reconnaissance ou d'exécution fondée sur un jugement qui a fait actuellement l'objet, dans l'état d'origine, d'un recours pouvant entrainer l'annulation ou la modification de la décision en cause ;
35 Qu'une appréciation plus difficile à porter peut être exigée du juge chaque fois qu'il est saisi d'une demande de sursis introduite en vertu de l'article 38 de la convention à un moment où, dans l'état d'origine, les délais de recours ne sont pas encore expirés ;
36 Que, dans cette hypothèse, outre le critère tiré de l'effet possible d'une voie de recours, il convient de retenir également toutes considérations pertinentes, découlant de la nature et des modalités des remèdes judiciaires en cause ;
37 Qu'envisagée dans une telle perspective, l'expression 'recours ordinaire' doit être comprise comme désignant toute voie de recours qui fait partie du cours normal d'un procès et qui, en tant que telle, constitue un développement procédural avec lequel toute partie doit raisonnablement compter ;
38 Qu'il faut considérer comme constituant un tel développement tout recours lié par la loi à un délai déterminé, prenant cours en vertu de la décision même dont l'exécution est recherchée ;
39 Que, par voie de conséquence, on ne saurait considérer comme 'recours ordinaires', au sens des articles 30 et 38 de la convention, notamment les recours dépendant soit d'événements imprévisibles au moment de la décision originaire, soit de l'action de personnes étrangères à l'instance, dans le cas où les délais de recours déclenchés par la décision originaire ne leur sont pas opposables ;
40 Qu'il appartient au juge saisi d'une demande en vertu de l'article 36 à un moment où, dans l'état d'origine, les délais de recours ne sont pas encore expirés d'exercer à cet égard son pouvoir d'appréciation ;
41 Que cette liberté d'appréciation est implicite dans le mécanisme même de l'article 38, qui donne au juge de l'exequatur le pouvoir d'impartir, à la partie qui s'oppose à l'exécution alors qu'elle n'a pas encore fait fruit des possibilités d'introduire un recours dans l'état d'origine, un délai pour former son recours ;
42 Attendu qu'il y a donc lieu de répondre qu'au sens des articles 30 et 38 de la convention, constitue un 'recours ordinaire' formé, ou susceptible d'être formé contre une décision étrangère, tout recours qui est de nature à pouvoir entrainer l'annulation ou la modification de la décision faisant l'objet de la procédure de reconnaissance ou d'exécution selon la convention et dont l'introduction est liée, dans l'état d'origine, à un délai déterminé par la loi et prenant cours en vertu de cette décision même ;
Quant aux dépens
43 Attendu que les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
44 Que la procédure revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé au cours du litige pendant devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal de première instance de l'arrondissement judiciaire d'Anvers, par jugement du 7 avril 1977, dit pour droit :
1) L'expression 'recours ordinaire' au sens des articles 30 et 38 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être déterminée dans le seul cadre du système de la convention même, et non selon le droit ni de l'état d'origine de la décision ni de l'état où la reconnaissance ou l'exécution est recherchée.
2) Au sens des articles 30 et 38 de la convention, constitue un 'recours ordinaire' formé ou susceptible d'être formé contre une décision étrangère tout recours qui est de nature à pouvoir entrainer l'annulation ou la modification de la décision faisant l'objet de la procédure de reconnaissance ou d'exécution selon la convention et dont l'introduction est liée, dans l'état d'origine, à un délai déterminé par la loi et prenant cours en vertu de cette décision même.