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Décisions

CJCE, 6e ch., 9 janvier 1997, n° C-383/95

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Petrus Wilhelmus Rutten

Défendeur :

Cross Medical Ltd

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

M. Jacobs

Juges :

MM. Murray, Kakouris, Ragnemalm, Schintgen

Avocat :

Me Garretsen

CJCE n° C-383/95

9 janvier 1997

LA COUR (sixième chambre),

1 Par arrêt du 1er décembre 1995, parvenu à la Cour le 7 décembre suivant, le Hoge Raad der Nederlanden a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et - texte modifié - p. 77), par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1) et par la convention du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise (JO L 285, p. 1, ci-après la "convention"), trois questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 5, point 1, de cette convention.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Rutten, ressortissant néerlandais domicilié à Hengelo (Pays-Bas), à Cross Medical Ltd, société de droit anglais établie à Londres, à la suite de la rupture de son contrat de travail par son employeur.

3 Il ressort du dossier de l'affaire au principal que M. Rutten a été engagé le 1er août 1989 par Cross Medical BV, société de droit néerlandais établie aux Pays-Bas et qui est une filiale de Cross Medical Ltd.

4 Le 31 mai 1990, il a été mis fin au contrat de travail liant les parties en raison de la mauvaise situation financière de Cross Medical BV et, à compter du 1er juin 1990, M. Rutten est entré au service de Cross Medical Ltd.

5 Il est constant que M. Rutten exerçait ses activités au profit de ses deux employeurs successifs non seulement aux Pays-Bas, mais également - à concurrence d'environ un tiers de son temps de travail - au Royaume-Uni, en Belgique, en Allemagne et aux États-Unis d'Amérique. Il accomplissait son travail depuis un bureau installé à son domicile à Hengelo où il retournait après chaque voyage professionnel. Cross Medical Ltd lui versait son salaire en livres sterling.

6 A la suite de son licenciement par Cross Medical Ltd avec effet au 1er octobre 1991, M. Rutten a, le 19 juin 1992, assigné cette société devant le Kantonrechter te Amsterdam en paiement d'arriérés de salaire et d'accessoires.

7 Cette juridiction s'étant déclarée compétente pour connaître du litige, Cross Medical Ltd a introduit un recours contre ce jugement devant le Rechtbank te Amsterdam, qui a infirmé la décision du Kantonrechter.

8 M. Rutten s'est alors pourvu en cassation devant le Hoge Raad der Nederlanden.

9 Éprouvant des doutes sur l'interprétation de l'article 5, point 1, de la convention, le Hoge Raad a posé à la Cour les trois questions préjudicielles suivantes:

"1) Lorsqu'un travailleur accomplit son travail dans plusieurs États en exécution de son contrat de travail, quels sont, au sens de l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles, les critères qui permettent d'établir si ce travailleur accomplit habituellement son travail dans l'un des États concernés?

2) Est-il à cet égard déterminant ou pertinent de savoir si ce travailleur passe la majeure partie de son temps de travail dans un des États en cause, ou du moins s'il y passe une partie plus importante de son temps de travail que dans le ou les autres États concernés?

3) Est-il également pertinent de savoir si ce travailleur habite dans un des États et y a un bureau où il prépare et gère le travail qu'il accomplit à l'étranger et où il retourne après chaque voyage effectué dans un autre pays dans le cadre de ses activités professionnelles?"

10 Par ses trois questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction de renvoi invite, en substance, la Cour à se prononcer sur l'interprétation de la notion de "lieu ... où le travailleur accomplit habituellement son travail", au sens de l'article 5, point 1, deuxième phrase, de la convention, dans l'hypothèse d'un contrat de travail exécuté dans plus d'un État contractant.

11 En vue de répondre à ces questions, il convient de rappeler d'abord que, par dérogation au principe général consacré par l'article 2, premier alinéa, de la convention, à savoir la compétence des juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le défendeur a son domicile, l'article 5, point 1, de la convention prévoit:

"Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:

1) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée; en matière de contrat individuel de travail, ce lieu est celui où le travailleur accomplit habituellement son travail; lorsque le travailleur n'accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, l'employeur peut être également attrait devant le tribunal du lieu où se trouve ou se trouvait l'établissement qui a embauché le travailleur."

12 Il y a lieu de relever ensuite qu'il ressort d'une jurisprudence constante (voir, notamment, arrêt du 13 juillet 1993, Mulox IBC, C-125-92, Rec. p. I-4075, point 10) que la Cour se prononce, en principe, en faveur d'une interprétation autonome des termes employés par la convention de Bruxelles, de façon à assurer à celle-ci sa pleine efficacité dans la perspective des objectifs de l'article 220 du traité CEE, en exécution duquel la convention a été établie.

13 En effet, pareille interprétation est seule de nature à assurer l'application uniforme de la convention dont l'objectif consiste, notamment, à unifier les règles de compétence des juridictions des États contractants, en évitant, dans la mesure du possible, la multiplication des chefs de compétence judiciaire à propos d'un même rapport juridique, et à renforcer la protection juridique des personnes établies dans la Communauté, en permettant à la fois au demandeur d'identifier facilement la juridiction qu'il peut saisir, et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait (voir arrêt Mulox IBC, précité, point 11).

14 Il importe de constater en outre que, dans l'arrêt Mulox IBC, précité, la Cour a déjà interprété l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles, dans sa version antérieure à la modification introduite par la convention du 26 mai 1989, précitée (ci-après la "convention de San Sebastián").

15 En effet, dans cet arrêt, la Cour a jugé que l'article 5, point 1, devait être interprété en ce sens que, en matière de contrats de travail, le lieu d'exécution de l'obligation pertinente, au sens de cette disposition, vise celui où le travailleur exerce en fait les activités convenues avec son employeur, et que, dans l'hypothèse où le salarié exerce ses activités dans plus d'un État contractant, ce lieu désigne celui où ou à partir duquel le travailleur s'acquitte principalement de ses obligations à l'égard de son employeur (points 20 et 26).

16 A l'appui de cette interprétation, la Cour a considéré, en premier lieu (arrêt Mulox IBC, précité, point 17), que la règle de compétence spéciale prévue par l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles se justifiait par l'existence d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et la juridiction appelée à en connaître, en vue de l'organisation utile du procès (voir arrêts du 26 mai 1982, Ivenel, 133-81, Rec. p. 1891, et du 15 janvier 1987, Shenavai, 266-85, Rec. p. 239), et que le juge du lieu où doit s'exécuter l'obligation du travailleur d'exercer les activités convenues était le plus apte à trancher le litige auquel le contrat de travail peut donner lieu (voir arrêts Shenavai, précité, et du 15 février 1989, Six Constructions, 32-88, Rec. p. 341).

17 Elle a estimé, en second lieu (arrêt Mulox IBC, précité, points 18 et 19), que, en matière de contrats de travail, l'interprétation de l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles devait tenir compte du souci d'assurer une protection adéquate au travailleur en tant que partie contractante la plus faible du point de vue social (voir arrêts Ivenel et Six Constructions, précités) et qu'une telle protection était mieux assurée si les litiges relatifs à un contrat de travail relevaient de la compétence du juge du lieu où le travailleur s'acquitte de ses obligations à l'égard de son employeur, dans la mesure où c'était à cet endroit que le travailleur pouvait, à moindres frais, s'adresser aux tribunaux ou se défendre.

18 La Cour a constaté, en troisième lieu (arrêt Mulox IBC, points 21 et 23), que, dans l'hypothèse où le travail est effectué dans plus d'un État contractant, il importait d'éviter une multiplication des juridictions compétentes, afin de prévenir le risque de contrariété de décisions et de faciliter la reconnaissance et l'exécution des décisions judiciaires en dehors de l'État dans lequel elles ont été rendues (voir, également, en ce sens, arrêt du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba, C-220-88, Rec. p. I-49, point 18), et qu'en conséquence l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles ne pouvait pas être interprété en ce sens qu'il conférerait une compétence concurrente aux juridictions de chaque État contractant sur le territoire duquel le travailleur exerce une partie de ses activités professionnelles.

19 Or, cette jurisprudence est également pertinente pour les besoins de l'interprétation de l'article 5, point 1, de la convention, tel que modifié par la convention de San Sebastián, applicable au litige au principal.

20 En effet, ainsi que la Cour l'a relevé dans l'arrêt du 29 juin 1994, Custom Made Commercial (C-288-92, Rec. p. I-2913, point 25), la règle de compétence spécifique relative aux contrats de travail que la convention de San Sebastián a introduite à l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles avait déjà été admise par voie d'interprétation par la jurisprudence de la Cour. A cet égard, il ressort du rapport de MM. de Almeida Cruz, Desantes Real et Jenard sur la convention de San Sebastián (JO 1990, C 189, p. 35, 44 et 45) que la nouvelle rédaction de l'article 5, point 1, de la convention tient compte non seulement du libellé de l'article 5, point 1, de la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, faite à Lugano le 16 septembre 1988 (JO L 319, p. 9), lui-même inspiré de l'interprétation que la Cour a donnée dans ses arrêts Ivenel et Shenavai, précités, mais également de la nécessité d'assurer une protection adéquate au travailleur, soulignée par la Cour dans l'arrêt Six Constructions, précité.

21 Dans ces conditions, non seulement la raison d'être et la finalité de l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles n'ont pas été mises en cause par la modification que la convention de San Sebastián a apportée à la rédaction de l'article 5, point 1, mais, de surcroît, le nouveau libellé de cette disposition, à la suite de l'entrée en vigueur de ladite convention, vise précisément à consolider l'interprétation que la Cour avait donnée de cet article en matière de contrats de travail.

22 Il s'ensuit que, en vue d'interpréter la notion de "lieu ... où le travailleur accomplit habituellement son travail", au sens de l'article 5, point 1, de la convention, tel que modifié par la convention de San Sebastián, dans une hypothèse où, comme en l'espèce au principal, le travailleur exerce ses activités professionnelles dans plus d'un État contractant, il importe de prendre en considération la jurisprudence antérieure de la Cour en déterminant le lieu avec lequel le litige présente le lien de rattachement le plus significatif, tout en tenant dûment compte du souci d'assurer une protection adéquate au travailleur en tant que partie contractante la plus faible.

23 Or, s'agissant d'un contrat de travail exécuté sur le territoire de plusieurs États contractants, l'article 5, point 1, de la convention, tel que modifié par la convention de San Sebastián, doit, au regard des impératifs énoncés au point précédent, être entendu comme visant le lieu où le salarié a établi le centre effectif de ses activités professionnelles et où ou à partir duquel il s'acquitte en fait de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur.

24 En effet, d'une part, c'est à cet endroit que le travailleur peut, à moindres frais, intenter une action judiciaire à l'encontre de son employeur ou se défendre. D'autre part, le juge de ce lieu est le mieux placé et, dès lors, le plus apte à trancher la contestation relative au contrat de travail.

25 Pour la détermination concrète de ce lieu, laquelle relève de la compétence de la juridiction nationale au regard des éléments de fait de chaque espèce dont elle est saisie, il convient de tenir compte de la circonstance, relevée dans l'affaire au principal, que le travailleur a exercé près de deux tiers de ses activités professionnelles dans un État contractant - le restant de ses prestations de travail étant effectué dans plusieurs pays différents - et qu'il possède dans cet État contractant un bureau à partir duquel il a organisé son travail pour le compte de son employeur et où il est revenu après chaque déplacement professionnel à l'étranger.

26 Dans une situation telle que celle de l'affaire au principal, c'est en effet à cet endroit que le travailleur a établi le centre effectif de ses activités au titre du contrat de travail conclu avec son employeur. Ledit endroit doit, dès lors, être réputé constituer, pour l'application de l'article 5, point 1, de la convention, tel que modifié par la convention de San Sebastián, le lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail.

27 Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre que l'article 5, point 1, de la convention, tel que modifié par la convention de San Sebastián, doit être interprété en ce sens que, dans l'hypothèse d'un contrat de travail en exécution duquel le salarié exerce ses activités dans plus d'un État contractant, le lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail, au sens de cette disposition, est celui où le travailleur a établi le centre effectif de ses activités professionnelles. Pour la détermination concrète de ce lieu, il convient de prendre en considération la circonstance que le travailleur accomplit la majeure partie de son temps de travail dans un des États contractants où il a un bureau à partir duquel il organise ses activités pour le compte de son employeur et où il retourne après chaque voyage professionnel à l'étranger.

Sur les dépens

28 Les frais exposés par le Gouvernement allemand et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le Hoge Raad der Nederlanden, par arrêt du 1er décembre 1995, dit pour droit:

L'article 5, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, tel que modifié par la convention du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise, doit être interprété en ce sens que, dans l'hypothèse d'un contrat de travail en exécution duquel le salarié exerce ses activités dans plus d'un État contractant, le lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail, au sens de cette disposition, est celui où le travailleur a établi le centre effectif de ses activités professionnelles. Pour la détermination concrète de ce lieu, il convient de prendre en considération la circonstance que le travailleur accomplit la majeure partie de son temps de travail dans un des États contractants où il a un bureau à partir duquel il organise ses activités pour le compte de son employeur et où il retourne après chaque voyage professionnel à l'étranger.