CJCE, 5e ch., 19 mai 1998, n° C-351/96
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Drouot assurances (SA)
Défendeur :
Consolidated metallurgical industries (CMI industrial sites), Protea assurance (Sté), Réunion européenne (GIE)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Gulmann
Avocat général :
M. Fennelly
Juges :
MM. Wathelet, Moitinho de Almeida, Edward, Sevón
Avocats :
Mes Delaporte, Le Prado, Balat
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par arrêt du 8 octobre 1996, parvenu à la Cour le 25 octobre suivant, la Cour de cassation française a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 21 de la convention du 27 septembre 1968, précitée (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et - texte modifié - p. 77) et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1, ci-après la "convention").
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Drouot assurances (ci-après "Drouot"), société de droit français, à Consolidated metallurgical industries (CMI industrial sites, ci-après "CMI") et à Protea assurance (ci-après "Protea"), sociétés de droit sud-africain, ainsi qu'au groupement d'intérêt économique (GIE) Réunion européenne (ci-après "GIE Réunion") au sujet des frais de renflouement du bateau dénommé "Sequana" qui a sombré dans les eaux intérieures des Pays-Bas le 4 août 1989.
3 L'article 21 de la convention dispose:
"Lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d'États contractants différents, la juridiction saisie en second lieu doit, même d'office, se dessaisir en faveur du tribunal premier saisi.
La juridiction qui devrait se dessaisir peut surseoir à statuer si la compétence de l'autre juridiction est contestée."
4 Dans le courant de l'année 1989, CMI a chargé M. Velghe de transporter à bord du Sequana une cargaison de ferrochrome lui appartenant du port néerlandais de Rotterdam au port français de Garlinghem-Aire-la-Lys, qui se trouve sur le Rhin. Selon la juridiction de renvoi, à l'époque des faits litigieux, le Sequana appartenait à M. Walbrecq et était affrété par M. Velghe.
5 Cependant, lors de l'audience, la Cour a été informée que, selon CMI et Protea, à la suite du décès de M. Walbrecq en 1981, M. Velghe était devenu propriétaire du Sequana et que, à l'époque des faits litigieux, le bateau était affrété par une autre société. Drouot a précisé qu'elle ne disposait d'aucune information sur ces questions, mais a expliqué que, selon les usages sur le Rhin, le capitaine est le mandataire légal du propriétaire et qu'il s'assure de la navigabilité du bateau. Enfin, selon CMI, Protea et Drouot, M. Velghe était le capitaine du Sequana à l'époque des faits litigieux.
6 Le 4 août 1989, le Sequana a coulé dans les eaux intérieures des Pays-Bas. Drouot, assureur sur corps du bateau, l'a fait renflouer à ses frais, permettant ainsi le sauvetage de la cargaison de CMI.
7 Les 11 et 13 décembre 1990, Drouot a assigné, devant le tribunal de commerce de Paris, CMI, Protea, assureur de la cargaison, et GIE Réunion, mandataire de Protea lors de l'expertise des frais de sauvetage, en paiement de la somme de 99 485,53 HFL fixée par le régulateur comme montant de la contribution de CMI et de Protea aux avaries communes.
8 Devant la juridiction française, CMI et Protea ont toutefois soulevé une exception de litispendance fondée sur une instance qu'elles avaient engagée, le 31 août 1990, à l'encontre de MM. Walbrecq et Velghe devant l'Arrondissementsrechtbank te Rotterdam en vue de faire constater notamment qu'elles n'étaient pas tenues de contribuer aux avaries communes.
9 Le 11 mars 1992, le Tribunal de commerce de Paris a rejeté l'exception de litispendance au motif que, comme Drouot n'était pas partie à l'instance néerlandaise et que MM. Walbrecq et Velghe n'étaient pas parties à l'instance française, les parties aux deux instances n'étaient pas les mêmes. Par ailleurs, ce tribunal a considéré que les demandes dans les deux instances n'avaient pas le même objet.
10 CMI, Protea et GIE Réunion ont alors saisi la Cour d'appel de Paris. Devant cette juridiction, CMI et Protea ont soutenu que la seule raison pour laquelle Drouot n'était pas partie à l'instance néerlandaise était le fait que les règles de procédure du Royaume des Pays-Bas ne permettaient pas de mettre en cause les assureurs. Elles ont, en outre, fait valoir que, dès lors que l'objet du litige pendant devant la juridiction néerlandaise englobait celui du litige pendant devant la juridiction française, les deux litiges avaient le même objet.
11 Dans un arrêt du 29 avril 1994, la Cour d'appel de Paris a, d'abord, constaté qu'il n'était pas contesté que les règles de procédure néerlandaises restreignent la possibilité pour un assureur d'être présent dans une instance impliquant son assuré. Elle a ensuite estimé que Drouot se trouvait, en fait, présente dans l'instance néerlandaise "par assuré interposé". Elle a enfin jugé que, au regard des motifs avancés par CMI et Protea, les deux litiges avaient le même objet. En conséquence, l'exception de litispendance a été accueillie.
12 Dans ces conditions, Drouot s'est pourvue devant la Cour de cassation contre cet arrêt, en faisant valoir que les deux litiges n'opposent pas les mêmes parties.
13 Estimant que le pourvoi dont elle est saisie soulève une difficulté d'interprétation de l'article 21 de la convention, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer pour demander à la Cour:
"notamment au regard de la notion autonome de `mêmes parties' utilisée par l'article 21 de la Convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, s'il existe une situation de litispendance internationale au sens de ce texte lorsqu'une juridiction d'un État contractant est saisie, de la part de l'assureur sur corps d'un bâtiment qui a fait naufrage, d'une demande tendant à obtenir du propriétaire et de l'assureur de la cargaison se trouvant à bord le remboursement partiel, à titre de contribution aux avaries communes, des frais de renflouement, tandis qu'une juridiction d'un autre État contractant a été antérieurement saisie, par ces propriétaire et assureur, d'une demande, dirigée contre le propriétaire et l'affréteur du bâtiment, tendant à faire juger, au contraire, qu'ils ne devaient pas contribuer à l'avarie commune, dès lors que la juridiction saisie en second lieu, pour se dessaisir en dépit de l'obstacle tiré de l'absence d'identité formelle des parties dans les deux instances, relève que la loi de procédure applicable devant la juridiction saisie en premier `restreint la possibilité pour un assureur d'être présent au litige dans lequel est impliqué son assuré' et qu'il en résulterait que l'assureur sur corps serait en fait également présent par assuré(s) interposé(s) dans l'instance introduite en premier lieu."
14 Par cette question, la juridiction nationale demande en substance si l'article 21 de la convention est applicable dans le cas de deux demandes en contribution aux avaries communes, l'une opposant l'assureur sur corps d'un bateau qui a sombré au propriétaire de la cargaison se trouvant à bord au moment du naufrage et à son assureur, et l'autre opposant ces deux derniers au propriétaire du bateau et à son affréteur.
15 Les parties aux deux demandes n'apparaissant pas comme étant les mêmes, il convient d'examiner si, dans un cas tel que celui de l'espèce au principal, l'assureur sur corps du bateau doit être assimilé à son assuré aux fins de l'application de la notion de "mêmes parties" figurant à l'article 21 de la convention.
16 Selon une jurisprudence constante, les notions utilisées à l'article 21 de la convention pour déterminer une situation de litispendance doivent être considérées comme autonomes (arrêt du 6 décembre 1994, Tatry, C-406-92, Rec. p. I-5439, point 30).
17 Dans l'arrêt Tatry, précité, point 32, la Cour a en outre souligné que l'article 21 de la convention figure, ensemble avec l'article 22 relatif à la connexité, dans la section 8 du titre II de la convention, section qui tend, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice au sein de la Communauté, à éviter des procédures parallèles pendantes devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter. Ainsi, cette réglementation vise à exclure, dans toute la mesure possible, une situation telle que celle visée à l'article 27, point 3, à savoir la non-reconnaissance d'une décision en raison de son incompatibilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis.
18 Dans ce même arrêt, point 33, la Cour a considéré que, au vu du libellé de l'article 21 de la convention et de l'objectif exposé ci-dessus, cet article doit être entendu en ce sens qu'il exige, comme condition de l'obligation du second for saisi de se dessaisir, que les parties aux deux procédures soient identiques.
19 Or, il est certainement vrai que, par rapport à l'objet de deux litiges, les intérêts d'un assureur et de son assuré peuvent être à ce point identiques qu'un jugement prononcé contre l'un aurait force de chose jugée à l'égard de l'autre. Tel serait notamment le cas lorsqu'un assureur, en vertu de son droit de subrogation, engage ou défend un recours au nom de son assuré sans que ce dernier soit à même d'influer sur le déroulement du procès. Dans une telle situation, l'assureur et l'assuré doivent être considérés comme étant une seule et même partie aux fins de l'application de l'article 21 de la convention.
20 En revanche, l'application de l'article 21 de la convention ne saurait avoir pour conséquence de priver l'assureur et son assuré, dans le cas où leurs intérêts sont divergents, de la possibilité de faire valoir en justice, à l'égard des autres parties concernées, leurs intérêts respectifs.
21 En l'espèce, CMI et Protea ont précisé, lors de l'audience, que, dans le litige néerlandais, elles souhaitaient que M. Velghe soit reconnu entièrement responsable du naufrage du Sequana. Étant seulement assureur sur corps du bateau, Drouot estime toutefois qu'elle ne saurait être responsable de la faute de ses assurés. Drouot n'aurait donc aucun intérêt au litige néerlandais.
22 Par ailleurs, il apparaît que, dans l'instance française, Drouot a agi non pas en qualité de représentant de ses assurés mais en qualité de participant direct au renflouement du Sequana.
23 En l'espèce, il ne paraît donc pas que les intérêts de l'assureur sur corps du bateau, d'une part, et ceux de ses assurés, le propriétaire et l'affréteur du même bateau, d'autre part, puissent être considérés comme identiques et indissociables. Il appartient toutefois à la juridiction nationale de vérifier si tel est effectivement le cas.
24 Dans ces conditions, l'existence éventuelle d'une règle de procédure nationale, telle que mentionnée dans la question préjudicielle, n'a pas de pertinence pour la solution du litige.
25 Il convient donc de répondre à la question posée que l'article 21 de la convention n'est pas applicable dans le cas de deux demandes en contribution aux avaries communes, l'une opposant l'assureur sur corps d'un bateau qui a sombré au propriétaire de la cargaison se trouvant à bord au moment du naufrage et à son assureur, et l'autre opposant ces deux derniers au propriétaire du bateau et à son affréteur, à moins qu'il ne soit établi que, par rapport à l'objet des deux litiges, les intérêts de l'assureur sur corps du bateau, d'une part, et ceux de ses assurés, le propriétaire et l'affréteur du même bateau, d'autre part, sont identiques et indissociables.
Sur les dépens
26 Les frais exposés par les Gouvernements français et allemand, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation française, par arrêt du 8 octobre 1996, dit pour droit:
L'article 21 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique, n'est pas applicable dans le cas de deux demandes en contribution aux avaries communes, l'une opposant l'assureur sur corps d'un bateau qui a sombré au propriétaire de la cargaison se trouvant à bord au moment du naufrage et à son assureur, et l'autre opposant ces deux derniers au propriétaire du bateau et à son affréteur, à moins qu'il ne soit établi que, par rapport à l'objet des deux litiges, les intérêts de l'assureur sur corps du bateau, d'une part, et ceux de ses assurés, le propriétaire et l'affréteur du même bateau, d'autre part, sont identiques et indissociables.