CJCE, 6e ch., 15 février 2001, n° C-230/99
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Gulmann
Avocat général :
M. Alber
Juges :
MM. Skouris, Puissochet, Schintgen, Macken
LA COUR (sixième chambre),
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 15 juin 1999, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 226 CE, un recours visant à faire constater que, en ayant adopté l'arrêté du 9 novembre 1994, relatif aux matériaux et objets en caoutchouc au contact des denrées, produits et boissons alimentaires (JORF du 2 décembre 1994, p. 17029, ci-après l'"arrêté de 1994"), sans prévoir explicitement la reconnaissance des règles techniques, normes et procédés de fabrication légalement suivis dans les autres États membres ainsi que la reconnaissance des résultats des contrôles et des tests y afférents effectués par une entité d'inspection et de contrôle ou un laboratoire officiellement reconnu dans un autre État membre, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CE (devenu, après modification, article 28 CE).
Cadre juridique
2. L'arrêté de 1994 dispose, en son article 1er, que "les matériaux et objets en caoutchouc détenus en vue de la vente, mis en vente ou vendus pour la mise au contact des denrées, produits et boissons alimentaires ainsi que lesdits matériaux et objets mis au contact de ces denrées, produits et boissons doivent satisfaire aux prescriptions" de cet arrêté.
3. L'article 2, second alinéa, première phrase, de l'arrêté de 1994 prévoit:
"Les polymères synthétiques utilisés pour fabriquer les matériaux et objets désignés à l'article 1er doivent être élaborés exclusivement à partir des monomères, substances de départ et agents modificateurs dont la liste figure au tableau B de l'annexe I."
4. Aux termes de l'article 4, premier alinéa, de l'arrêté de 1994:
"Au cours de l'élaboration des matériaux et objets en caoutchouc désignés à l'article 1er, seuls les additifs énumérés en annexe II peuvent être ajoutés aux polymères définis à l'article 2 du présent arrêté."
5. Enfin, l'article 5 de l'arrêté de 1994 précise:
"Les substances citées en annexe II sont éventuellement accompagnées de renvois chiffrés qui impliquent l'observation de critères de pureté particuliers, ou de critères de pureté reconnus équivalents, fixés par les autorités des États membres des Communautés européennes ou des parties contractantes de l'accord sur l'Espace économique européen."
Faits et procédure
6. Le 18 novembre 1993, les autorités françaises ont notifié à la Commission, en application de la directive 83-189-CEE du Conseil, du 28 mars 1983, prévoyant une procédure d'information dans le domaine des normes et réglementations techniques (JO L 109, p. 8), un projet d'arrêté relatif aux matériaux et objets en caoutchouc au contact des denrées, produits et boissons alimentaires.
7. Considérant que certaines dispositions du projet ainsi notifié étaient de nature à entraver les échanges intracommunautaires, la Commission a émis, le 20 février 1994, un avis circonstancié dans lequel elle indiquait que ce projet devrait prévoir explicitement, d'une part, la reconnaissance des règles techniques, normes et procédés de fabrication légalement suivis sur le territoire des autres États membres ou des autres parties contractantes de l'accord sur l'Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3, ci-après l'"accord EEE"), et, d'autre part, la reconnaissance des résultats des contrôles et des tests, ainsi que des certificats y afférents, effectués par une entité d'inspection et de contrôle ou un laboratoire officiellement reconnu par un autre État membre ou une autre partie contractante de l'accord EEE, offrant des garanties techniques, professionnelles et d'indépendance convenables et satisfaisantes.
8. Par lettre du 9 août 1994, les autorités françaises ont répondu que l'approche proposée par la Commission ne leur paraissait pas fondée.
9. Les autorités françaises ont d'ailleurs adopté, puis transmis le 5 janvier 1995 à la Commission, l'arrêté de 1994, qui reprend les dispositions du projet notifié, sans tenir compte des observations formulées à cet égard par la Commission.
10. Les autorités françaises ont maintenu leur position dans le cadre de plusieurs réunions bilatérales ainsi que dans une note remise à la Commission le 15 janvier 1996.
11. Le 3 décembre 1997, la Commission a émis, au titre de l'article 169 du traité CE (devenu article 226 CE), un avis motivé dans lequel elle considère que, en ayant adopté l'arrêté de 1994 sans prendre en compte les propositions émises par la Commission, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité et des articles suivants. La Commission a également invité le Gouvernement français à prendre les mesures requises pour se conformer audit avis dans le délai de deux mois à compter de sa notification.
12. En réponse à l'avis motivé, les autorités françaises ont transmis à la Commission, par lettre du 18 février 1998, une note dans laquelle elles proposaient d'insérer dans l'arrêté de 1994 une clause de reconnaissance mutuelle des "monomères, substances de départ, agents modificateurs et additifs", tels que définis aux articles 2 et 4 de cet arrêté.
13. Par lettre du 15 avril 1998, la Commission a suggéré aux autorités françaises de modifier la clause envisagée dans un sens permettant la pleine application du principe de la reconnaissance mutuelle.
14. Les autorités françaises ont répondu, par lettre du 4 juin 1998, qu'elles maintenaient la rédaction de la clause qu'elles avaient proposé d'insérer dans l'arrêté de 1994, car elles estimaient que chaque État membre devait pouvoir garantir, d'une part, qu'il prenait en compte les exigences de santé publique et, d'autre part, qu'il avait fait procéder à une évaluation des risques, notamment toxicologiques, avant de permettre la commercialisation d'une substance.
15. Constatant que la République française ne s'était pas conformée à l'avis motivé dans le délai fixé, la Commission a saisi la Cour du présent recours.
16. La Commission demande à la Cour de constater que, en ayant adopté l'arrêté de 1994, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité et de la condamner aux dépens.
17. À titre liminaire, le Gouvernement français conteste la recevabilité du recours et demande, en conséquence, à la Cour de le rejeter.
Sur la recevabilité du recours
18. Selon le Gouvernement français, la Commission a commis un amalgame entre la procédure de l'article 169 du traité et le mécanisme de notification, à caractère préventif, prévu à la directive 83-189.
19. Il estime que cet amalgame porte atteinte à plusieurs principes fondamentaux du droit.
20. Tout d'abord, la Commission ne pouvait remplacer la phase de la lettre de mise en demeure par un avis circonstancié, sans remettre en cause les trois niveaux de procédure prévus à l'article 169 du traité et donc violer le principe de la hiérarchie des normes.
21. Ensuite, la Commission n'aurait pas respecté la distinction entre, d'une part, les travaux préparatoires et les avis et, d'autre part, les mesures à caractère obligatoire. En effet, cette distinction serait illusoire si un avis circonstancié de la Commission créait des obligations pour les États membres ou si un projet de réglementation était assimilé à une réglementation.
22. Enfin, le Gouvernement français considère que l'attitude de la Commission porte atteinte au principe du contradictoire dans la mesure où l'application de la procédure de la directive 83-189 aboutit à supprimer le stade de la mise en demeure.
23. La Commission estime que le recours est recevable.
24. Selon elle, s'il est vrai que l'article 169 du traité impose le respect d'une phase précontentieuse, cette disposition ne précise pas la forme que doivent revêtir les actes adoptés par la Commission au cours de ladite phase.
25. Elle reconnaît que la pratique a consacré le fait que le premier acte à intervenir dans le cadre de la phase précontentieuse est une lettre de mise en demeure, laquelle doit exposer brièvement les griefs retenus à l'encontre de l'État membre concerné.
26. Toutefois, le terme de "lettre de mise en demeure" n'étant pas utilisé dans l'article 169 du traité, aucune forme particulière ne s'imposerait pour le premier acte de la phase précontentieuse.
27. Par conséquent, rien ne s'opposerait à ce qu'un "avis circonstancié", émis en application de l'article 9, paragraphe 1, de la directive 83-189, puisse être considéré comme équivalent à une lettre de mise en demeure, dès lors que cet avis circonstancié comporte l'exposé au moins succinct des griefs de la Commission concernant le manquement par un État membre à l'une de ses obligations.
28. La Commission rappelle que, dans l'arrêt du 22 octobre 1998, Commission/France (C-184-96, Rec. p. I-6197), il s'agissait, comme en l'espèce, d'un avis circonstancié et non d'une lettre de mise en demeure. Or, le Gouvernement français, qui était en cause dans cette affaire, n'avait émis aucune contestation sur ce point et la Cour avait admis implicitement cette approche.
29. Dans sa duplique, le Gouvernement français soutient que, par définition, un projet de texte ne crée pas de dispositions s'imposant en droit. Un projet ne peut donc constituer en soi un manquement à l'une des obligations issues du traité ou du droit dérivé. De surcroît, le fait même que, premièrement, l'État membre notifiant puisse répondre dans le cadre de la procédure contradictoire ouverte par la directive 83-189 et réaménager ou retirer le projet de réglementation notifié et que, deuxièmement, la Commission puisse imposer une période de statu quo de douze mois en vue d'une harmonisation montre qu'un manquement ne saurait être caractérisé à ce stade.
30. Par ailleurs, que ce point de procédure n'ait pas été soulevé par le Gouvernement français dans l'arrêt Commission/France, précité, ne s'oppose pas à ce qu'il le soit en l'espèce et, a fortiori, ne s'oppose pas à ce que la Cour, qui ne s'est pas saisie d'office de cette question, l'examine dans la présente affaire à la demande de la défenderesse.
31. Ainsi que la Cour l'a jugé dans l'ordonnance du 13 septembre 2000, Commission/Pays-Bas (C-341-97, non encore publiée au Recueil, point 17), il résulte de la finalité assignée à la phase précontentieuse de la procédure en manquement que la lettre de mise en demeure a pour but, d'une part, de circonscrire l'objet du litige et d'indiquer à l'État membre qui est invité à présenter ses observations les éléments nécessaires à la préparation de sa défense (arrêt du 17 septembre 1996, Commission/Italie, C-289-94, Rec. p. I-4405, point 15) et, d'autre part, de permettre à celui-ci de se mettre en règle avant que la Cour ne soit saisie (arrêt du 9 novembre 1999, Commission/Italie, C-365-97, Rec. p. I-7773, points 23 et 24).
32. Par ailleurs, l'émission d'une lettre de mise en demeure suppose que soit allégué un manquement préalable à une obligation incombant à l'État membre concerné (ordonnance Commission/Pays-Bas, précitée, point 18).
33. Or, force est de constater que, au moment de l'émission d'un avis circonstancié au titre de la directive 83-189, l'État membre destinataire de cet avis ne saurait s'être rendu coupable d'une violation du droit communautaire, l'acte n'existant qu'à l'état de projet (ordonnance Commission/Pays-Bas, précitée, point 19).
34. L'opinion contraire aboutirait à ce que l'avis circonstancié constitue une mise en demeure conditionnelle dont l'existence serait subordonnée à la suite que l'État membre concerné réserverait audit avis. Les exigences de la sécurité juridique, inhérentes à toute procédure susceptible de devenir contentieuse, s'opposent à une telle incertitude (ordonnance Commission/Pays-Bas, précitée, point 20).
35. Dans ces conditions, il convient de rejeter le recours comme irrecevable.
Sur les dépens
36. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens.
37. Il convient de relever que la République française n'a pas demandé la condamnation de la Commission aux dépens. Par conséquent, chacune des parties supportera ses propres dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre)
Déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté comme irrecevable.
2) Chacune des parties supportera ses propres dépens.