CJCE, 5e ch., 25 octobre 2001, n° C-398/98
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République hellénique
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Jann
Avocat général :
M. Colomer
Juges :
MM. Edward, La Pergola, Sevón, Wathelet
LA COUR (cinquième chambre),
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 6 novembre 1998, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE (devenu article 226 CE), un recours visant à faire constater que, en ayant institué et maintenu un régime de stocks de produits pétroliers qui lie directement la possibilité de transfert de l'obligation de stockage aux raffineries établies en Grèce à l'obligation de s'approvisionner en produits pétroliers auprès de celles-ci et en interdisant aux stations-service de s'approvisionner auprès des raffineries ou dans un autre État membre, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CE (devenu, après modification, article 28 CE).
Cadre du litige
2. La directive 68-414-CEE du Conseil, du 20 décembre 1968, faisant obligation aux États membres de la CEE de maintenir un niveau minimum de stocks de pétrole brut et/ou de produits pétroliers (JO L 308, p. 14), telle que modifiée par la directive 72-425-CEE du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 291, p. 154, ci-après la "directive 68-414"), impose aux États membres l'obligation de maintenir des stocks de sécurité de produits pétroliers. Le niveau de ces stocks doit équivaloir au moins à 90 jours de la consommation intérieure journalière moyenne pendant l'année civile précédente.
3. Conformément à l'article 6 de la directive 68-414, seules les quantités se trouvant à l'entière disposition d'un État membre en cas de difficultés d'approvisionnement en pétrole sont à considérer en tant que stocks au sens de cette directive. Les États membres ont la possibilité de choisir de maintenir les stocks sur leur territoire. Des stocks peuvent également être constitués sur le territoire d'un État membre pour le compte d'entreprises établies dans un autre État membre, dans le cadre d'accords intergouvernementaux particuliers, la directive 68-414 laissant aux États membres le soin de déterminer les entreprises tenues d'effectuer ce stockage.
4. La constitution de stocks de sécurité de produits pétroliers est régie en Grèce par les articles 8, paragraphe 2, et 10 de la loi n° 1571-85, telle que modifiée par la loi n° 2289-95, le règlement de police des marchés et l'article 10 du décret présidentiel n° 1224-81.
5. Conformément à ces dispositions, les stocks de sécurité de produits pétroliers doivent se trouver sur le territoire national et être constitués par les sociétés de commercialisation de produits pétroliers (ci-après les "sociétés de commercialisation") dans les entrepôts qui leur appartiennent ou qu'elles louent, en dehors des raffineries.
6. Depuis le 1er janvier 1996, les sociétés de commercialisation ont le droit de transférer leur obligation de stockage, totalement ou partiellement, aux raffineries établies en Grèce auxquelles elles ont acheté des produits au cours de l'année civile précédente. Ce transfert peut être effectué à concurrence d'une quantité totale égale au volume des produits pétroliers de chaque catégorie qui ont été livrés aux sociétés de commercialisation sur une période de 90 jours au cours de l'année civile précédente par chacune des raffineries avec lesquelles elles traitent.
7. Le marché hellénique des produits pétroliers est structuré en trois niveaux. Le premier niveau est constitué des raffineries, qui vendent les produits raffinés aux sociétés de commercialisation. En effet, aux termes de l'article 8, paragraphe 2, de la loi n° 1571-85, les raffineries établies en Grèce n'ont pas le droit de vendre des produits pétroliers directement, sans recourir à ces sociétés de commercialisation, sous réserve de l'article 6, paragraphe 3, de ladite loi, relatif à l'approvisionnement des forces armées. Le deuxième niveau est composé des sociétés de commercialisation, qui peuvent acheter les produits pétroliers aux raffineries ou les importer et qui se chargent d'approvisionner les stations-service. Le troisième niveau est formé des stations-service, qui ne peuvent ni acheter directement aux raffineries ni importer les produits pétroliers et qui doivent donc acquérir ces produits auprès des sociétés de commercialisation.
Procédure précontentieuse
8. En septembre 1992, la Commission a informé les autorités helléniques que certains aspects du régime grec relatif au maintien obligatoire de stocks de sécurité de produits pétroliers pouvaient être contraires à l'article 30 du traité.
9. En mai 1994, après un long échange de correspondance et une série de réunions bilatérales, les autorités helléniques ont informé la Commission des travaux entrepris afin de modifier la législation grecque régissant le stockage et la distribution de produits pétroliers. En décembre 1994, elles ont transmis à la Commission un projet de loi destiné à modifier l'article 10 de la loi n° 1571-85, dans sa rédaction issue des lois n° 1769-88 et 2008-92. Le texte de ce projet est devenu la loi n° 2289-95 au début de l'année 1995.
10. Le 19 septembre 1995, la Commission a adressé aux autorités helléniques une lettre de mise en demeure dans laquelle elle leur indiquait que la législation grecque régissant le stockage et la distribution de produits pétroliers, bien que modifiée, lui apparaissait toujours contraire à l'article 30 du traité. La Commission demandait aux autorités helléniques de lui transmettre leurs observations à ce propos.
11. Le Gouvernement hellénique a répondu, par lettre du 1er décembre 1995, que le régime grec relatif au maintien obligatoire de stocks de sécurité de produits pétroliers était conforme à l'article 30 du traité, qu'il n'introduisait aucune discrimination entre produits nationaux et produits importés et qu'il n'influençait pas les prix.
12. À la suite d'une réunion bilatérale, les autorités helléniques ont transmis à la Commission, par lettre du 11 juillet 1996, un projet de modification de l'article 10, paragraphe 3, de la loi n° 1571-85, telle que modifiée par la loi n° 2289-95.
13. Estimant que les arguments invoqués par les autorités helléniques n'étaient pas convaincants, la Commission a émis, le 17 juin 1997, un avis motivé invitant la République hellénique à prendre les mesures nécessaires pour s'y conformer dans un délai de deux mois. Le Gouvernement hellénique a répondu à cet avis en maintenant son argumentation antérieure.
14. Dans ces circonstances, la Commission a décidé d'introduire le présent recours.
Arguments des parties
15. La Commission fait valoir que le système conçu par la République hellénique pour se conformer à l'obligation de stockage imposée par la directive 68-414 est contraire à l'article 30 du traité, en raison du fait que la possibilité offerte par la législation grecque aux sociétés de commercialisation de transférer leur obligation de stockage aux raffineries établies en Grèce est subordonnée à des achats auprès de ces raffineries au cours de l'année civile précédente.
16. La Commission ne critique pas le fait que les stocks de sécurité peuvent être constitués dans les raffineries, mais considère que l'obligation d'acheter des produits pétroliers aux raffineries établies en Grèce qui est imposée aux sociétés de commercialisation pour pouvoir transférer leur obligation de stockage constitue un obstacle à la libre circulation des marchandises. La Commission soutient à cet égard que, dans la pratique, ladite obligation crée une discrimination manifeste en favorisant les produits nationaux au détriment des produits étrangers. L'importation de produits pétroliers, bien qu'elle ne soit pas interdite, serait en effet fortement découragée, car, si les sociétés de commercialisation s'approvisionnaient dans d'autres États membres, elles perdraient la possibilité de transférer aux raffineries leur obligation de stockage.
17. La Commission ajoute que la discrimination envers les importations de produits pétroliers est renforcée par le fait que les stations-service sont obligées de s'approvisionner par l'intermédiaire des sociétés de commercialisation.
18. Selon elle, la législation en cause ne saurait être justifiée au titre de l'article 36 du traité CE (devenu, après modification, article 30 CE) étant donné que l'objectif poursuivi par les autorités helléniques, à savoir garantir une continuité dans l'approvisionnement en produits pétroliers, pourrait être atteint par des mesures moins restrictives.
19. Le Gouvernement hellénique affirme pour sa part que le régime en cause ne crée aucune discrimination envers les importations de produits pétroliers et qu'il affecte de la même manière la commercialisation des produits nationaux et celle des produits importés.
20. Il soutient que les sociétés de commercialisation s'approvisionnent auprès des raffineries établies en Grèce non pas à cause de la législation critiquée par la Commission mais en raison des conditions du marché. D'abord, les raffineries seraient reliées par oléoduc à la plupart des grandes implantations des sociétés de commercialisation, ce qui permettrait un approvisionnement direct à faible coût. Ensuite, les raffineries seraient proches des grands centres de consommation, où opéreraient les sociétés de commercialisation. Enfin, les raffineries auraient la faculté de livrer, dans les délais et en petites cargaisons, les quantités de produits nécessaires aux installations régionales de faible capacité des sociétés de commercialisation, qui sont dispersées sur le territoire grec.
21. Le Gouvernement hellénique ajoute que, à supposer que le régime en cause constitue une entrave à la libre circulation des marchandises, cette entrave est justifiée par un objectif d'intérêt général, à savoir la sécurité d'approvisionnement en produits pétroliers, qui bénéficie de la dérogation prévue à l'article 36 du traité. Cet objectif ne serait pas susceptible d'être atteint par des mesures moins restrictives. En effet, le droit fondamental des raffineries à la liberté économique serait excessivement restreint si elles devaient détenir les stocks de sécurité de produits pétroliers, et assumer ainsi une obligation des sociétés de commercialisation, sans obtenir la contrepartie que ces dernières s'approvisionnent auprès d'elles.
Appréciation de la Cour
22. L'article 30 du traité vise à interdire toute réglementation commerciale des États membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire (voir arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, 8-74, Rec. p. 837, point 5).
23. Il est constant que la possibilité offerte par la législation en cause aux sociétés de commercialisation de transférer leur obligation de stockage de produits pétroliers aux raffineries comporte des avantages pour ces sociétés.
24. Toutefois, le régime grec relatif au maintien obligatoire de stocks de sécurité de produits pétroliers a pour conséquence que les sociétés de commercialisation voulant transférer leur obligation de stockage sont obligées de s'approvisionner pour une part importante auprès des raffineries établies sur le territoire grec.
25. Plus précisément, une société de commercialisation ne peut transférer à une raffinerie établie en Grèce l'obligation de stocker des produits pétroliers que pour le volume de produits que cette raffinerie lui a livré sur une période de 90 jours au cours de l'année civile précédente. Une société de commercialisation doit donc acheter chaque année à une raffinerie établie en Grèce une quantité importante de produits pétroliers pour avoir le droit, l'année suivante, de lui transférer son obligation de stockage.
26. Il s'ensuit que le fait de subordonner le transfert de l'obligation de stockage à l'achat de produits pétroliers auprès de raffineries établies dans la République hellénique est constitutif d'un traitement discriminatoire envers les produits pétroliers des raffineries situées dans d'autres États membres, en ce qu'il rend leur commercialisation plus difficile. En effet, si les sociétés de commercialisation peuvent se libérer de l'obligation de stocker des produits pétroliers dans leurs installations lorsqu'elles s'approvisionnent dans les raffineries établies dans la République hellénique, elles ne peuvent le faire lorsqu'elles achètent leurs produits pétroliers dans les raffineries situées dans d'autres États membres.
27. Il y a donc lieu de constater que le régime grec relatif au maintien obligatoire de stocks de sécurité de produits pétroliers constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité.
28. Quant à la question de savoir si le régime en cause peut néanmoins être justifié, comme le prétend le Gouvernement hellénique, au titre de l'article 36 du traité, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, une réglementation nationale adoptée en vue de la sauvegarde d'un des objectifs visés par cette disposition n'est compatible avec le traité que pour autant qu'elle ne dépasse pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché (voir arrêt du 12 juillet 1990, Commission/Italie, C-128-89, Rec. p. I-3239, point 18).
29. Le Gouvernement hellénique invoque l'objectif du maintien d'un stock de produits pétroliers sur le territoire grec pour des raisons de sécurité publique. Il est exact que le maintien sur le territoire national d'un stock de produits pétroliers permettant de garantir la continuité de l'approvisionnement constitue un objectif de sécurité publique au sens de l'article 36 du traité (voir arrêt du 10 juillet 1984, Campus Oil e.a., 72-83, Rec. p. 2727, point 35).
30. Toutefois, les arguments du Gouvernement hellénique évoqués au point 21 du présent arrêt ne sont que des arguments d'ordre économique qui ne peuvent en aucun cas servir de justification à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité (voir, en ce sens, arrêt Campus Oil e.a., précité, point 35).
31. En tout état de cause, il convient de constater, au regard notamment des indications fournies par M. l'avocat général aux points 43, 44 et 46 à 48 de ses conclusions, que l'objectif de sécurité publique aurait pu être atteint par des mesures moins restrictives, sans qu'il soit nécessaire de subordonner à l'obligation de s'approvisionner en produits pétroliers auprès de raffineries établies en Grèce le transfert de l'obligation de stockage à ces raffineries.
32. Dans ces conditions, il y a lieu de constater que, en ayant institué et maintenu un régime relatif au maintien obligatoire de stocks de sécurité de produits pétroliers qui lie directement à l'obligation de s'approvisionner en ces produits auprès de raffineries établies en Grèce la possibilité offerte aux sociétés de commercialisation de transférer leur obligation de stockage auxdites raffineries, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité.
Sur les dépens
33. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République hellénique et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre)
Déclare et arrête:
1. En ayant institué et maintenu un régime relatif au maintien obligatoire de stocks de sécurité de produits pétroliers qui lie directement à l'obligation de s'approvisionner en ces produits auprès de raffineries établies en Grèce la possibilité offerte aux sociétés de commercialisation de ces produits de transférer leur obligation de stockage auxdites raffineries, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CE (devenu, après modification, article 28 CE).
2. La République hellénique est condamnée aux dépens.