CJCE, 19 janvier 1993, n° C-89/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Shearson Lehmann Hutton Inc.
Défendeur :
TVB Treuhandgesellschaft für Vermögensverwaltung und Beteiligungen mbH
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Kakouris (faisant fonction)
Présidents de chambre :
MM. Rodríguez Iglesias, Murray, Zuleeg
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Díez de Velasco, Kapteyn
Avocats :
Mes Limberger, Kummer, Boehlke
LA COUR,
1 Par ordonnance du 29 janvier 1991, parvenue à la Cour le 11 mars suivant, le Bundesgerichtshof a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, ci-après "convention"), quatre questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 13, premier et deuxième alinéas, de la convention.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société TVB Treuhandgesellschaft fuer Vermoegensverwaltung und Beteiligungen mbH, établie à Munich (République fédérale d'Allemagne, ci-après "TVB"), à la société E. F. Hutton & Co. Inc., établie à New York (États-Unis d'Amérique), qui a été reprise entre-temps par la société Shearson Lehman Hutton Inc., également établie à New York (ci-après "Hutton Inc.").
3 Il ressort du dossier transmis à la Cour que TVB a intenté devant les juridictions allemandes une action contre Hutton Inc. en se fondant sur un droit qui lui avait été cédé. Le cédant, un juge allemand, avait confié à la société de courtage Hutton Inc. la réalisation, dans le cadre d'un contrat de commission, d'opérations à terme sur devises, valeurs mobilières et marchandises. A cet effet, le cédant avait, en 1986 et en 1987, effectué des versements considérables dont les sommes ont été perdues presque en totalité lors de ces opérations.
4 Hutton Inc. avait proposé ses services dans des annonces parues dans la presse en République fédérale d'Allemagne. Ses relations d'affaires avec le cédant s'étaient établies par l'intermédiaire de E. F. Hutton & Co. GmbH (ci-après "Hutton GmbH"), ayant son siège en Allemagne, qui dépend de Hutton Inc. et exerce, pour les besoins des opérations effectuées par celle-ci, des activités de conseil des clients. Hutton GmbH était intervenue, tout au moins en qualité d'intermédiaire, à l'occasion de tous les ordres d'achat et de vente donnés par le cédant. Les parts de Hutton GmbH appartiennent à E. F. Hutton International Inc., filiale à 100 % de Hutton Inc., qui a son siège à New York. En outre, de nombreux dirigeants de Hutton Inc. exercent également des fonctions de direction au sein de Hutton GmbH.
5 TVB réclame à Hutton Inc. le remboursement des sommes perdues par le cédant. Elle fonde ses prétentions sur l'enrichissement sans cause et sur le droit à des dommages-intérêts résultant de la violation d'obligations contractuelles et précontractuelles ainsi que d'un comportement délictueux, au motif que Hutton Inc. n'aurait pas suffisamment informé le cédant des risques liés aux opérations à terme.
6 Saisi de ce litige, le Landgericht Muenchen a décliné sa compétence pour connaître de la demande de TVB. En appel, l'Oberlandesgericht Muenchen a réformé cette décision et admis la compétence du Landgericht. Hutton Inc. a formé un pourvoi en révision contre cet arrêt devant le Bundesgerichtshof.
7 Considérant que le litige soulevait des problèmes d'interprétation de la convention, le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes:
"1) L'article 13, premier alinéa, point 3, de la convention vise-t-il également les contrats de commission portant sur la réalisation d'opérations à terme sur les devises et sur les valeurs mobilières et d'opérations à livrer?
2) Suffit-il, pour que l'article 13, premier alinéa, point 3, sous a), de la convention s'applique, que le cocontractant du consommateur ait fait paraître, avant la conclusion du contrat dans l'État du domicile du consommateur, des publicités dans la presse ou la disposition exige-t-elle qu'il y ait un lien entre la publicité et la conclusion du contrat?
3) Le cocontractant du consommateur possède-t-il une succursale, une agence ou un autre établissement au sens de l'article 13, deuxième alinéa, lorsqu'il a recours, pour la conclusion et l'exécution du contrat, à une société ayant son siège dans l'État du domicile du consommateur, qui lui appartient économiquement et avec laquelle il a des liens personnels, sans qu'elle dispose du pouvoir de conclure des marchés, mais qui n'intervient qu'en qualité d'organe de transmission et conseille le consommateur, et les contestations qui naissent dans le cadre des relations ainsi créées entre le consommateur et son cocontractant sont-elles des contestations relatives à l'exploitation de la succursale, de l'agence ou de l'établissement?
4) a) La notion de matière contractuelle de l'article 13, premier alinéa, de la convention recouvre-t-elle également, outre les demandes de dommages-intérêts pour violation des obligations contractuelles, les demandes qui sont fondées sur la violation d'obligations précontractuelles (culpa in contrahendo) et sur l'enrichissement sans cause à l'occasion de la résolution d'obligations contractuelles?
b) Dans le cadre d'une demande visant à l'obtention de dommages-intérêts pour violation d'obligations contractuelles et précontractuelles, visant à la répétition de l'enrichissement sans cause et à l'obtention de dommages-intérêts en matière délictuelle, résulte-t-il également de l'article 13, premier alinéa, de la convention, en raison de la connexité, une compétence accessoire en matière non contractuelle?"
8 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 A titre liminaire, il convient de relever que les questions posées par la juridiction de renvoi sont toutes relatives à l'interprétation de l'article 13, premier et deuxième alinéas, de la convention, lequel fait partie de la section 4, intitulée "Compétence en matière de contrats conclus par les consommateurs", du titre II de la convention, consacré aux règles de compétence judiciaire.
10 En conséquence, il y a lieu de vérifier, au préalable, si les conditions d'application de cette disposition sont remplies dans une situation telle que celle visée en l'espèce au principal, étant donné que les questions relatives au champ d'application des dispositions de la convention, qui déterminent la compétence juridictionnelle dans l'ordre international, doivent être considérées comme étant d'ordre public.
11 Il ressort de l'ordonnance de renvoi que, dans l'espèce au principal, l'action en recouvrement de créances a été engagée à l'encontre de Hutton Inc. non pas par le particulier, cocontractant de Hutton Inc., mais par une société, cessionnaire des droits de ce particulier.
12 Dans ces conditions, il convient d'examiner le point de savoir si un demandeur, tel que celui dans l'affaire au principal, peut se voir reconnaître la qualité de consommateur au sens de la convention et, dès lors, bénéficier des règles de compétence spéciales prévues par celle-ci en matière de contrats conclus par les consommateurs.
13 Afin de répondre à cette question, il convient de rappeler le principe, consacré par la jurisprudence (voir, notamment, arrêts du 21 juin 1978, Bertrand, 150-77, Rec. p. 1431, points 14 à 16 et 19, et du 17 juin 1992, Handte, C-26-91, Rec. p. I-3967, point 10), selon lequel, en vue d'assurer l'application uniforme de la convention dans tous les États contractants, les notions employées par celle-ci, qui peuvent avoir un contenu différent selon le droit interne des États contractants, doivent être interprétées de façon autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs de la convention. Il doit en être ainsi notamment de la notion de "consommateur", au sens des articles 13 et suivants de la convention, en tant qu'elle préside à la détermination de règles de compétence juridictionnelle.
14 A cet égard, il y a lieu de relever, en premier lieu, que, dans le système de la convention, la compétence des juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le défendeur a son domicile constitue le principe général, énoncé en son article 2, premier alinéa.
15 Ce n'est que par dérogation à ce principe général que la convention prévoit les cas, limitativement énumérés dans les sections 2 à 6 du titre II, dans lesquels le défendeur domicilié ou établi sur le territoire d'un État contractant peut, lorsque la situation relève d'une règle de compétence spéciale, ou doit, lorsqu'elle relève d'une règle de compétence exclusive ou d'une prorogation de compétence, être attrait devant une juridiction d'un autre État contractant.
16 En conséquence, les règles de compétence dérogatoires à ce principe général ne sauraient donner lieu à une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées par la convention (voir arrêt Bertrand, précité, point 17, et arrêt Handte, précité, point 14).
17 Une telle interprétation s'impose à plus forte raison à propos d'une règle de compétence, telle que celle de l'article 14 de la convention, qui permet au consommateur, au sens de l'article 13 de cette convention, d'attraire le défendeur devant les juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le demandeur a son domicile. En effet, en dehors des cas expressément prévus, la convention apparaît comme étant clairement hostile à l'admission de la compétence des juridictions du domicile du demandeur (voir arrêt du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba, C-220-88, Rec. p. I-49, points 16 et 19).
18 Il convient de constater, en second lieu, que le régime particulier institué par les articles 13 et suivants de la convention est inspiré par le souci de protéger le consommateur en tant que partie au contrat réputée économiquement plus faible et juridiquement moins expérimentée que son cocontractant et que, dès lors, cette partie ne doit pas être découragée d'agir en justice en se voyant obligée de porter l'action devant les juridictions de l'État sur le territoire duquel son cocontractant a son domicile.
19 La fonction de protection que remplissent ces dispositions implique que l'application des règles de compétence spéciales prévues à cet effet par la convention ne soit pas étendue à des personnes pour lesquelles cette protection ne se justifie pas.
20 A cet égard, il importe de relever, d'une part, que l'article 13, premier alinéa, de la convention définit le consommateur comme une personne qui agit "pour un usage pouvant être considéré comme étranger à son activité professionnelle" et prévoit que les différents types de contrats qu'il énumère, et auxquels les dispositions de la section 4 du titre II de la convention s'appliquent, doivent avoir été conclus par le consommateur.
21 D'autre part, l'article 14, premier alinéa, de la convention prévoit la compétence des tribunaux de l'État contractant sur le territoire duquel le consommateur a son domicile pour connaître de l'"action intentée par un consommateur contre l'autre partie au contrat".
22 Il résulte du libellé et de la fonction de ces dispositions que celles-ci ne visent que le consommateur final privé, non engagé dans des activités commerciales ou professionnelles (voir, en ce sens, également, arrêt Bertrand, précité, point 21, et le rapport d'experts établi à l'occasion de l'adhésion à la convention du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, JO 1979, C 59, p. 71, point 153), qui est lié par un des contrats énumérés à l'article 13 et qui est partie à l'action en justice, conformément à l'article 14.
23 En effet, ainsi que l'avocat général l'a relevé au point 26 de ses conclusions, la convention ne protège le consommateur qu'en tant qu'il est personnellement demandeur ou défendeur dans une procédure.
24 Il s'ensuit que l'article 13 de la convention doit être interprété en ce sens que le demandeur, qui agit dans l'exercice de son activité professionnelle et qui n'est, dès lors, pas lui-même le consommateur, partie à l'un des contrats énumérés par le premier alinéa de cette disposition, ne peut pas bénéficier des règles de compétence spéciales prévues par la convention en matière de contrats conclus par les consommateurs.
25 Il résulte des considérations qui précèdent qu'il n'y a pas lieu de statuer sur les questions spécifiques posées par le Bundesgerichtshof.
Sur les dépens
26 Les frais exposés par le gouvernement allemand et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Bundesgerichtshof, par ordonnance du 29 janvier 1991, dit pour droit:
L'article 13 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que le demandeur, qui agit dans l'exercice de son activité professionnelle et qui n'est, dès lors, pas lui-même le consommateur, partie à l'un des contrats énumérés par le premier alinéa de cette disposition, ne peut pas bénéficier des règles de compétence spéciales prévues par la convention en matière de contrats conclus par les consommateurs.