CJCE, 13 juillet 1993, n° C-125/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mulox IBC Ltd
Défendeur :
Hendrick Geels
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Zuleeg, Murray
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Díez de Velasco, Kapteyn
LA COUR,
1 Par arrêt du 17 mars 1992, parvenu à la Cour le 17 avril suivant, la Cour d'appel de Chambéry a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, ci-après "convention"), une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 5, point 1, de la convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la société de droit anglais Mulox IBC Limited, établie à Londres (ci-après "Mulox"), à l'un de ses anciens salariés, M. Hendrick Geels, ressortissant néerlandais domicilié à Aix-les-Bains (France), à la suite de la rupture de son contrat de travail par son employeur.
3 Il ressort du dossier transmis à la Cour que M. Geels, qui avait été engagé par Mulox en qualité de directeur de marketing international à partir du 1er novembre 1988, avait établi son bureau à son domicile à Aix-les-Bains et s'était consacré au placement des produits de Mulox, dans un premier temps, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas ainsi que dans les pays scandinaves, où il effectuait de fréquents déplacements. A partir du mois de janvier 1990, M. Geels a exercé ses activités en France.
4 A la suite de la résiliation de son contrat de travail, M. Geels a assigné son ancien employeur devant le Conseil de prud'hommes d'Aix-les-Bains en vue d'obtenir paiement d'une indemnité de préavis ainsi que de dommages-intérêts.
5 Par jugement du 4 décembre 1990, cette juridiction a retenu sa compétence sur le fondement de l'article 5, point 1, de la convention et, en application de la loi française, a condamné Mulox à verser à M. Geels différentes sommes à titre d'indemnités.
6 Mulox a alors saisi la Cour d'appel de Chambéry en faisant valoir que les juridictions françaises étaient incompétentes pour connaître du litige, aux motifs que le lieu d'exécution du contrat de travail en cause ne se limitait pas à la France, et que Mulox était établie au Royaume-Uni.
7 Eprouvant des doutes sur la compétence des juridictions françaises pour connaître de ce litige, la Cour d'appel de Chambéry a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur la question suivante:
"L'application du critère de compétence prévu par l'article 5, point 1, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 nécessite-t-elle que l'obligation qui caractérise le contrat de travail ait été entièrement exécutée sur le seul territoire de l'État dont relève la juridiction saisie du litige, ou suffit-il à sa mise en œuvre qu'une partie, éventuellement principale, de l'obligation ait été accomplie sur le territoire de cet État?"
8 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport du juge rapporteur. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 En vue de répondre à la question posée par la juridiction de renvoi, il convient de rappeler d'abord que, par dérogation au principe général consacré par l'article 2, premier alinéa, de la convention, à savoir la compétence des juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le défendeur a son domicile, l'article 5, point 1, de la convention prévoit que
"le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:
1. en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée."
10 Il y a lieu de relever ensuite qu'il ressort d'une jurisprudence constante que la Cour se prononce, dans la mesure du possible, en faveur d'une interprétation autonome des termes employés par la convention, de façon à assurer à celle-ci sa pleine efficacité dans la perspective des objectifs de l'article 220 du traité CEE, en exécution duquel la convention a été établie.
11 En effet, pareille interprétation autonome est seule de nature à assurer l'application uniforme de la convention dont l'objectif consiste notamment à unifier les règles de compétence des juridictions des États contractants, en évitant, dans la mesure du possible, la multiplication des chefs de compétence judiciaire à propos d'un même rapport juridique, et à renforcer la protection juridique des personnes établies dans la Communauté, en permettant à la fois au demandeur d'identifier facilement la juridiction qu'il peut saisir, et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait.
12 Il est vrai qu'en ce qui concerne la règle de compétence spéciale prévue par l'article 5, point 1, de la Convention, la Cour a déjà jugé (arrêt du 6 octobre 1976, Tessili, 12-76, Rec. p. 1473) que pour les contrats en général, le "lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée", au sens de cette disposition, ne peut être déterminé que conformément à la loi qui régit l'obligation litigieuse selon les règles de conflit de la juridiction saisie.
13 Pour motiver cette solution, la Cour s'est fondée sur la circonstance que les différents États contractants ont des conceptions très divergentes du lieu d'exécution de l'obligation pertinente d'un contrat tel que la vente en cause dans cette affaire.
14 Un tel problème ne se pose toutefois pas en matière de contrats de travail. En effet, comme la Cour l'a constamment jugé en raison de la spécificité de ce type de contrats (arrêts du 26 mai 1982, Ivenel, 133-81, Rec. p. 1891, point 20, du 15 janvier 1987, Shenavai, 266-85, Rec. p. 239, point 11, et du 15 février 1989, Six Constructions, 32-88, Rec. p. 341, point 10), l'obligation à prendre en considération, pour l'application de l'article 5, point 1, de la convention aux contrats de travail est toujours celle qui caractérise de tels contrats, c'est-à-dire celle du travailleur d'exercer les activités convenues.
15 La Cour a en effet constaté dans les arrêts Ivenel, Shenavai et Six Constructions, précités, que de tels contrats présentent certaines particularités par rapport aux autres contrats, en ce qu'ils créent un lien durable insérant le travailleur dans le cadre d'une certaine organisation des affaires de l'employeur, et qu'ils se localisent au lieu de l'exercice des activités, lequel détermine l'application de dispositions de droit impératif et de conventions collectives protégeant le travailleur.
16 Il s'ensuit que, lorsqu'il s'agit d'un contrat de travail, il convient de déterminer le lieu d'exécution de l'obligation pertinente, aux fins de l'application de l'article 5, point 1, de la convention, non pas par référence à la loi nationale applicable selon les règles de conflit de la juridiction saisie, mais, au contraire, sur la base de critères uniformes qu'il incombe à la Cour de définir en se fondant sur le système et les objectifs de la convention.
17 Afin de déterminer concrètement ce lieu, il convient de relever d'abord que, dans les arrêts Ivenel et Shenavai, précités, la Cour a constaté que la règle de compétence spéciale de l'article 5, point 1, de la convention se justifie par l'existence d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et la juridiction qui est appelée à en connaître, en vue de l'organisation utile du procès. Dans les arrêts Shenavai et Six Constructions, précités, la Cour a ajouté que les particularités propres au contrat de travail impliquent que c'est le juge du lieu où doit s'exécuter l'obligation d'effectuer le travail qui est le plus apte à trancher les litiges auxquels une ou plusieurs obligations découlant de ces contrats peuvent donner lieu.
18 Il y a lieu de souligner ensuite que, dans les arrêts Ivenel et Six Constructions, précités, la Cour a estimé que cette disposition de la convention doit être interprétée en tenant compte du souci d'assurer une protection adéquate à la partie contractante qui est la plus faible du point de vue social, en l'occurrence le travailleur.
19 Or, une telle protection adéquate est mieux assurée si les litiges relatifs à un contrat de travail relèvent de la compétence des juridictions du lieu où le travailleur s'acquitte de ses obligations à l'égard de son employeur. En effet, c'est à cet endroit que le travailleur peut, à moindres frais, s'adresser aux tribunaux ou s'y défendre.
20 Il en résulte qu'en matière de contrats de travail le concept de lieu d'exécution de l'obligation pertinente doit être interprété comme visant, pour les besoins de l'application de l'article 5, point 1, de la convention, le lieu où le travailleur exerce en fait les activités convenues avec son employeur.
21 Dans l'hypothèse où, comme en l'espèce au principal, le travail est effectué dans plus d'un État contractant, il importe d'interpréter les dispositions de la convention de façon à éviter une multiplication des juridictions compétentes, afin de prévenir le risque de contrariété de décisions et de faciliter la reconnaissance et l'exécution des décisions judiciaires en dehors de l'État dans lequel elles ont été rendues (voir arrêt du 11 janvier 1990, Dumez, C-220-88, Rec. p. I-49, point 18).
22 A cet égard, la Cour a déjà jugé que, dans l'hypothèse d'une pluralité d'obligations découlant d'un même contrat et servant de base à l'action intentée par le demandeur, c'est l'obligation principale qui doit être retenue pour établir la compétence juridictionnelle (arrêt Shenavai, précité, point 19).
23 Il s'ensuit que l'article 5, point 1, de la convention ne saurait être interprété en ce sens qu'il confère une compétence concurrente aux juridictions de chaque État contractant sur le territoire duquel le travailleur exerce une partie de ses activités professionnelles.
24 Lorsque l'accomplissement du travail confié au salarié s'étend sur le territoire de plusieurs États contractants, il importe de localiser l'exécution de l'obligation contractuelle, au sens de l'article 5, point 1, de la convention, au lieu où ou à partir duquel le travailleur s'acquitte principalement de ses obligations à l'égard de son employeur.
25 Pour la détermination de ce lieu, qui relève de la compétence de la juridiction nationale, il convient de tenir compte de la circonstance, relevée en l'espèce au principal, que l'exécution de la mission confiée au salarié a été assurée à partir d'un bureau situé dans un État contractant, où le travailleur avait établi sa résidence, à partir duquel il exerçait ses activités et où il revenait après chaque déplacement professionnel. Par ailleurs, la juridiction nationale pourrait prendre en considération le fait qu'au moment de la survenance du litige pendant devant elle, le salarié accomplissait son travail exclusivement sur le territoire de cet État contractant. En l'absence d'autres facteurs déterminants, cet endroit doit être réputé constituer, pour l'application de l'article 5, point 1, de la convention, le lieu d'exécution de l'obligation servant de base à une demande fondée sur un contrat de travail.
26 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent qu'il y a lieu d'interpréter l'article 5, point 1, de la convention en ce sens que, dans l'hypothèse d'un contrat de travail en exécution duquel le salarié exerce ses activités dans plus d'un État contractant, le lieu où l'obligation caractérisant le contrat a été ou doit être exécutée, au sens de cette disposition, est celui où ou à partir duquel le travailleur s'acquitte principalement de ses obligations à l'égard de son employeur.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par les Gouvernements allemand et français ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par la Cour d'appel de Chambéry, par arrêt du 17 mars 1992, dit pour droit:
L'article 5, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que, dans l'hypothèse d'un contrat de travail en exécution duquel le salarié exerce ses activités dans plus d'un État contractant, le lieu où l'obligation caractérisant le contrat a été ou doit être exécutée, au sens de cette disposition, est celui où ou à partir duquel le travailleur s'acquitte principalement de ses obligations à l'égard de son employeur.