Livv
Décisions

CA Dijon, ch. civ. B, 8 novembre 2005, n° 04-01919

DIJON

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux (SARL), Delverts (SARL)

Défendeur :

Janssens

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Littner

Conseillers :

M. Richard, Mme Vautrain

Avoués :

Me Gerbay, SCP Bourgeon & Kawala & Boudy

Avocats :

Selarl Hoenige & Associés, SCP Fernoux, Pilière, Thepot, Masue, Richard, Dury, Ballet

TGI Chalon-sur-Saône, du 14 sept. 2004

14 septembre 2004

Exposé du litige

Le 22 février 1995, Monsieur Guillaume Janssens dépose à l'INPI sous le n° 95124 un bouchon de bouteille dont la tête est de forme ogive.

Dès janvier 1995, Monsieur Janssens a proposé à la SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux, qui exerce son activité commerciale sous l'enseigne Elie-Arnaud Denoix, de lui fournir des bouchons forme ogive en bois, laiton ou inox. Des commandes sont effectivement passées dès le début de l'année 1995 pour des bouchons en laiton et, sur les conseils de Monsieur Janssens, une "bouteille de forme fine au bouchage en ogive et enveloppée par un serpentin" est déposée à l'INPI le 1er décembre 1995 par Elie Denoix.

Courant 1996 Monsieur Janssens constate une diminution des commandes, puis leur cessation, et découvre que la SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux fait fabriquer des bouchons tête de laiton identiques aux siens par la SARL Delverts.

Monsieur Janssens obtient l'autorisation de faire procéder à une saisie-contrefaçon par ordonnance de Monsieur le Président du Tribunal de grande instance de Brive du 3 décembre 1997. Cette saisie est réalisée le 3 janvier 1998. Il assigne ensuite les sociétés Denoix et Delverts en contrefaçon de modèle devant le Tribunal de grande instance de Brive par acte d'huissier du 16 février 1998. Cette procédure est déclarée irrecevable par jugement du 23 avril 1999, le tribunal ayant constaté que le dépôt du modèle avait été effectué selon les règles de la procédure simplifiée, et que Monsieur Janssens a omis de procéder à la publication à l'expiration du délai de 3 ans.

Par acte d'huissier du 5 avril 2002, Monsieur Guillaume Janssens, arguant du fait que le Tribunal de grande instance de Brive n'était saisi que sur le fondement de la protection des dessins et modèles, et qu'il bénéficie en outre de la protection du droit d'auteur, assigne la société Elie Arnaud Denoix - Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL société Delverts devant le Tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône sur le fondement des articles L. 511-1 et L. 111-1 du Code de la propriété industrielle aux fins de voir juger que les défenderesses se sont rendues coupables de contrefaçon du modèle bouchon "tête de laiton" créé par lui et d'obtenir leur condamnation in solidum:

- à cesser toute activité de contrefaçon sous astreinte,

- à lui verser à titre provisionnel 100 000 euro en réparation de l'atteinte portée à son modèle,

- à lui verser sur le fondement des droits d'auteur et à titre provisionnel 0,23 euro par bouteille déjà distribuée et pour toutes fabrications à venir,

- à lui verser 22 900 euro à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale.

Il demande en outre la publication du jugement dans 5 journaux, l'exécution provisoire de la décision, et 2 300 euro au titre de frais irrépétibles.

Par jugement du 14 septembre 2004, le Tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône:

- rejette l'exception d'incompétence territoriale soulevée par les défenderesses,

- déboute Monsieur Guillaume Janssens de sa demande de dommages-intérêts pour concurrence déloyale,

- dit que la SARL Delverts et la SARL Elie Arnaud-Denoix ont commis des actes de contrefaçon,

- condamne lesdites sociétés à cesser toute activité de contrefaçon des bouchons à tête d'ogive sous astreinte provisoire de 305 euro par infraction constatée à l'expiration d'un délai de 15 jours à compter de la signification du jugement,

- dit que le juge de l'exécution du domicile des défenderesses sera compétent pour liquider l'astreinte,

- ordonne la saisie et la confiscation des stocks de bouchons contrefaits dans les locaux des sociétés défenderesses, dit que cette saisie et cette confiscation s'effectueront au profit de Monsieur Guillaume Janssens et désigne un huissier de Brive-la-Gaillarde pour y procéder,

- ordonne la publication de la décision dans 5 journaux,

- ordonne une expertise confiée à Monsieur Patrick Vergne avant dire droit sur le préjudice subi par Monsieur Guillaume Janssens du fait des actes de contrefaçon,

- ordonne l'exécution provisoire.

La SARL Elie Arnaud-Denoix et la SARL Delverts font appel par déclaration reçue au greffe le 12 novembre 2004. Par conclusions déposées le 23 septembre 2005, elles demandent à la cour de réformer le jugement entrepris, de débouter Monsieur Guillaume Janssens de l'intégralité de ses prétentions, et de le condamner à leur verser 15 244,90 euro à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et 3 500 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Suivant écritures déposées le 23 septembre 2005, Monsieur Guillaume Janssens demande à la cour de:

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a:

* dit que les sociétés SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts, en reprenant et en s'appropriant les caractéristiques originales du modèle de bouchon en tête d'ogive déposé par lui pour fabriquer et commercialiser leurs propres produits, ont commis des actes de contrefaçon,

* condamné les sociétés SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts à cesser toute activité de contrefaçon des bouchons à tête d'ogive sous astreinte provisoire de 305 euro par infraction constatée à l'expiration d'un délai de 15 jours à compter de la signification du jugement,

* avant dire droit sur l'évaluation de son préjudice au titre des actes de contrefaçons dont il a été victime,

* a institué une mesure d'expertise comptable et désigné pour y procéder, Monsieur Patrick Vergne, expert près la Cour d'appel de Limoges y demeurant 31 rue Sainte-Claire,

* réservé les demandes accessoires et les dépens à l'instance à intervenir après dépôt du rapport d'expertise,

Y ajoutant:

- Réformer partiellement le jugement entrepris et en conséquence:

* condamner in solidum les sociétés SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts à lui verser la somme de 100 000 euro à titre de dommages-intérêts en réparation de l'atteinte portée à son modèle,

* condamner in solidum les sociétés SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts sur le fondement de la concurrence déloyale à lui verser la somme de 22 900 euro, quitte à parfaire,

* condamner in solidum les sociétés SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts à lui verser 3 500 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture est rendue le 5 octobre 2005.

Motivation

Il convient de relever liminairement que l'assignation initiale a été délivrée à l'encontre de la "Société Elle Arnaud Denoix - Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux", que toute la première instance a été poursuivie dans les mêmes conditions, et que l'acte d'appel reprend la même dénomination alors qu'il ressort de l'extrait K bis produit au dossier que la société concernée par la procédure est la SARL "Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux" exerçant une activité sous l'enseigne "Elie-Arnaud Denoix - Domaine des Terres Rouges". Il y a lieu de prendre acte de cette identité exacte.

Il doit être donné acte aux appelantes de ce qu'elles ne contestent plus la compétence territoriale du Tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône.

Sur la contrefaçon

Il est constant que Monsieur Janssens n'agit dans le cadre de la présente instance que sur le fondement de la protection des droits d'auteur. A juste titre les premiers juges ont rappelé qu'il importe peu, dans ces conditions, que le modèle litigieux ait ou non fait l'objet d'un dépôt à l'INPI et d'une publication dans les formes légales, le droit d'auteur naissant du seul fait de sa création.

Monsieur Janssens se dit propriétaire d'un droit de propriété intellectuelle exclusive sur un modèle de bouchon en laiton à tête d'ogive. Il prétend que ce modèle est son œuvre et porte l'empreinte de son auteur qui a eu le souci de lui donner une valeur nouvelle dans le domaine de l'agrément, séparable du caractère fonctionnel de l'objet envisagé.

Il convient de relever que Monsieur Janssens, qui argue d'une contrefaçon, n'a pas jugé utile de produire aux débats un exemplaire du bouchon qu'il dit avoir créé, ni un exemplaire du modèle argué de contrefaçon. La cour doit statuer au seul vu du formulaire de dépôt de modèle (que seuls les sociétés appelantes produisent en son intégralité) et des dépliants commerciaux de la SARL Compagnie Française des Eaux de Vie et Spiritueux.

Il ressort de la lecture de la déclaration de dépôt effectuée le 22 février 1995 à l'INPI Lyon par Monsieur Janssens que ladite déclaration portait sur 26 dessins et modèles dont seul le n° 1, intitulé "tête de bouchon de bouteille forme ogive" parait concerner la présente instance.

Monsieur Janssens produit copie de l'offre faite à la Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux dès le 3 janvier 1995 portant sur des bouchons forme ogive dont la tête pouvait être soit en bois de hêtre vernis naturel, soit en laiton massif usiné, soit en inox massif usiné, puis de divers courriers adressés à la même société les 15 et 31 janvier 1995 faisant état d'une commande d'une série témoin de 20 bouchons en laiton massif et de l'étude pour réaliser sur le laiton des sillons pour assurer une meilleure prise en main. Le 25 avril 1995, Monsieur Janssens accuse réception d'une commande de 5 000 pièces. D'autres courriers concernent une commande de 3 456 pièces en octobre 95, et une autre de 3 000 pour décembre de la même année.

La SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux n'a jamais contesté la réalité de ces commandes, et n'a pas plus nié que le modèle de bouteille enveloppé d'un serpentin avec bouchage en ogive qui a été déposé le 1er décembre 1995 au nom d'Elie Denoix comprenait bien un bouchon fabriqué par Monsieur Janssens.

Le jugement critiqué ne peut dans ces conditions qu'être confirmé en ce qu'il a retenu que Monsieur Janssens a effectivement créé au plus tard le 22 février 1995 un modèle de bouchon de forme ogive, et que les contestations des sociétés arguées de contrefaçon n'étaient pas sérieuses sur ce point.

Les sociétés Delverts et Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux, qui se contentent de produire la photographie d'une bouteille de cognac non datée, n'établissent nullement qu'ainsi qu'elles le soutiennent, la forme ogive serait depuis longtemps utilisée par des parfumeurs ou des producteurs de cognac.

Pour être originale, une œuvre doit être le reflet de la personnalité de son auteur.

En l'espèce, ainsi que les premiers juges l'ont relevé, la forme en tête d'ogive fait incontestablement partie du patrimoine commun en ce qu'elle présente une forme géométrique connue de tous. Le fait de réaliser cette partie du bouchon en laiton ne constitue qu'une référence à l'autre sens du terme ogive, les projectiles étant traditionnellement en métal. C'est donc à tort que le tribunal a considéré que l'association de cette forme et de la matière choisie dans un bouchon de bouteille portait l'empreinte du créateur dudit bouchon et constituait une combinaison originale, le métal étant au surplus fréquemment utilisé pour boucher des bouteilles de spiritueux ainsi que le démontrent les dépliants de la Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux.

Le jugement ne peut qu'être infirmé et Monsieur Janssens débouté de toutes ses prétentions au titre de la contrefaçon.

Sur la concurrence déloyale

Monsieur Janssens soutient qu'en raison de l'imitation des objets fabriqués et de leur commercialisation, la Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux risque de créer une confusion dans l'esprit du consommateur, et qu'il est donc victime de concurrence déloyale.

L'action en concurrence déloyale intentée par Monsieur Janssens, dans la mesure où elle n'est fondée que sur les seuls faits incriminés de contrefaçon, lesquels ne sont pas établis, ne peut qu'être rejetée. Le jugement doit être confirmé sur ce point.

Sur les autres demandes

La SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts qui ne font état d'aucun préjudice particulier indépendant de celui lié à la nécessité d'assurer la défense de leurs intérêts, ne peuvent qu'être déboutés de leur demande de dommages-intérêts pour procédure abusive.

Il serait par contre inéquitable de laisser à leur charge le coût de leurs frais irrépétibles.

Par ces motifs, Confirme le jugement du Tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône du 14 septembre 2004 en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence territoriale soulevée par la SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts et débouté Monsieur Guillaume Janssens de ses prétentions au titre de la concurrence déloyale, L'infirme pour le surplus, Statuant à nouveau, Déboute Monsieur Guillaume Janssens de l'intégralité de ses prétentions fondées sur une contrefaçon, Déboute la SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et la SARL Delverts de leur demande de dommages-intérêts pour procédure abusive, Condamne Monsieur Guillaume Janssens à verser à la SARL Compagnie française d'eaux de vie et spiritueux et à la SARL Delverts 1 200 euro au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel, Condamne Monsieur Guillaume Janssens aux entiers dépens.