CA Bordeaux, ch. soc. B, 30 juin 2005, n° 03-1235
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Petit Bateau (SA)
Défendeur :
Labauve
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Castagnède
Conseillers :
M. Roger, Mme Chamayon-Dupuy
Avocats :
Mes Ivernel, Grosjean, Guerard-Oberti
Objet du litige
La société anonyme Petit Bateau a interjeté appel, par lettre recommandée adressée le 28 janvier 2003, d'un jugement rendu le 17 janvier 2003 et à elle notifié le 23 janvier 2003, selon lequel le Conseil de prud'hommes d'Angoulême a jugé que le licenciement d'Eric Labauve était dépourvu de cause réelle et sérieuse, l'a condamnée à payer à Monsieur Labauve les sommes de 65 000 euro à titre de dommages et intérêts et de 93 587,93 euro à titre de complément d'indemnité de clientèle, outre une indemnité de 1 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et lui a ordonné de rembourser à l'ASSEDIC du Sud-Ouest les indemnités de chômage versées à Monsieur Labauve du jour de son licenciement, dans la limite de six mois d'indemnités. Elle soutient que le licenciement de Monsieur Labauve repose sur une cause réelle et sérieuse et elle demande à la cour de condamner ce dernier à lui payer la somme de 1 500 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Formant appel incident sur le montant des sommes allouées, Monsieur Labauve demande à la cour de condamner la société Petit Bateau à lui payer la somme de 148 829 euro à titre de dommages et intérêts et celle de 124 000 euro à titre d'indemnité de clientèle, la seconde avec intérêts au taux légal à compter de la saisine du conseil de prud'hommes, ainsi que la somme de 2 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Pour un plus ample exposé de la procédure et des prétentions respectives des parties, la cour se réfère au jugement entrepris ainsi qu'aux conclusions déposées par la société Petit Bateau, le 17 février 2005, par Monsieur Labauve, le 9 mars 2005, puis oralement soutenues lors de l'audience du 9 mars 2005.
Motifs de l'arrêt
Monsieur Labauve a été engagé par la société Petit Bateau en qualité de voyageur représentant placier, selon "contrat de représentant exclusif" du 29 juillet 1994 prévoyant une rémunération composée d'un traitement fixe mensuel et d'une commission sur toute commande directe ou indirecte émanant du secteur géographique contractuel, le taux de commissionnement étant lui-même déterminé au contrat comme étant de 1,5 % "sur le chiffre d'affaires hors taxes traité avec les grossistes, stands GM et DADI" et de 3 % "sur le chiffre d'affaires hors taxes traité au tarif détail avec les autres clients". En date du 3 mai 2001, il lui a été proposé par l'employeur un avenant au contrat de travail modifiant son mode de rémunération, le commissionnement étant remplacé par des primes en fonction d'objectifs quantitatifs et qualitatifs semestriels arrêtés par la direction chaque début de semestre. L'avenant proposé était accompagné d'un bordereau de réponse mentionnant qu'un refus l'exposerait à un licenciement. Monsieur Labauve ayant refusé de signer l'avenant proposé, l'employeur a engagé à son égard une procédure de licenciement pour motif économique en date du 7 juin 2001. Son licenciement lui a été notifié par lettre recommandée du 25 juin 2001. Faisant état d'une perte de parts de marché de la distribution sélective indépendante au profit des autres circuits, l'employeur expliquait dans la lettre de licenciement que s'étant attaché à valider les critères de sélectivité qu'il entendait exiger de ses points de vente afin d'assurer un développement pérenne de cette activité, il avait engagé depuis le 1er janvier 2001 la mise en œuvre du contrat de distribution sélective, que cela entraînant de la part des clients une exigence renforcée en termes de qualité de service, la mission de la force de vente sélective ne pouvait plus être essentiellement la prise d'ordre et qu'il était ainsi nécessaire "de libérer du temps pour le conseil merchandising, la négociation de partenariat plus fort, et d'attacher une importance particulière au suivi qualitatif sur l'ensemble de l'année", que dans ce cadre, le plein exercice de ces nouvelles fonctions et la connaissance du potentiel du marché induisaient un accroissement du nombre des secteurs et que les modalités de construction de la rémunération nécessitaient une impérative adaptation, la commission sur chiffre d'affaires devenant obsolète puisqu'elle ne pouvait être représentative de la mission qualitative demandée.
Par lettre recommandée adressée par son conseil le 5 novembre 2001, Monsieur Labauve a contesté son licenciement en faisant valoir que la mise en œuvre de contrats de distribution sélective ne permettait pas de justifier son licenciement, observant que son rôle n'avait jamais été limité à la prise d'ordres et qu'il était le seul représentant à avoir effectué l'ensemble des contrats de distribution sélective et affirmant que la motivation réelle de son licenciement était sa rémunération estimée trop importante. Il contestait également le montant de l'indemnité de clientèle qui lui avait été versée, estimant que son indemnité ne pouvait être inférieure aux commissions perçues au cours de deux dernières années.
Il est constant que le refus d'une modification du contrat de travail consécutive à une réorganisation ne peut constituer un motif économique de licenciement que lorsque cette réorganisation, si elle n'est liée à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, est effectuée pour sauvegarder la compétitivité de l'entreprise ou du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient. La menace sur la compétitivité s'apprécie ainsi dans le même cadre que celui dans lequel s'apprécient les difficultés économiques, puisqu'il est également constant que celui-ci est constitué par l'entreprise ou le secteur d'activité du groupe auquel elle appartient.
La société Petit Bateau soutient que la réorganisation du mode de rémunération des VRP était nécessaire pour sauvegarder sa compétitivité sur le secteur d'activité de la distribution sélective indépendante dont le chiffre d'affaires avait chuté de 6,6 % en 2000 pour ne reprendre que 3 % en 2001 et accuser à nouveau une baisse d'environ 2000 entre 2002 et 2004, faisant ainsi valoir qu'à la date à laquelle elle a mis en place la réorganisation de sa force de vente, le secteur d'activité concerné présentait déjà des signes de faiblesse évidents et que dans les années qui ont suivi, les prévisions se sont avérées exactes puisqu'il a perdu de très grosses parts de marché. Monsieur Labauve fait valoir en revanche qu'en 2000, la société Petit Bateau a progressé d'environ 13 % en chiffre d'affaires et 40 % en résultat net, tout en se référant aux propos tenus par le directeur des ressources humaines lors d'une réunion du 21 avril 2001 dont le procès-verbal est versé aux débats, propos qui font état d'un taux de commissionnement trop important pour certains VRP auxquels devait être proposé un nouveau contrat.
Il ressort des pièces versées aux débats que sous couvert de la qualification de distribution sélective indépendante, qui ne correspondait pas au secteur d'activité d'un groupe auquel elle aurait appartenu mais à l'un des modes de distribution pratiqués par elle, la société Petit Bateau ne fournit que des données partielles, ne rendant pas compte de la situation économique de l'entreprise et ne permettant pas de constater des difficultés économiques ou une réelle menace sur sa compétitivité. Après avoir fait état, dans la lettre de licenciement, de la mise en place d'une stratégie visant à donner un renouveau à la marque "en structurant fortement les services marketing, communication et style et en insufflant une politique novatrice sur ce marché", l'employeur notait au demeurant que "cette nouvelle politique associée à la stratégie globale de Petit Bateau sur l'ensemble de ces marchés" avait permis à l'entreprise de connaître un développement important tous réseaux confondus. D'autre part, la clientèle confiée à Monsieur Labauve dans le cadre de son contrat de travail était diversifiée, puisqu'elle comportait à la fois des magasins de vente au détail indépendants ou groupés, des grossistes textiles et des collectivités, Monsieur Labauve était contractuellement tenu d'appliquer les méthodes commerciales indiquées par l'employeur et il n'est pas démontré en quoi le maintien du mode de rémunération prévu au contrat de travail pouvait faire obstacle à la nouvelle politique commerciale mise en œuvre dans l'entreprise. Il a d'ailleurs été dérogé aux nouvelles modalités de rémunération proposées en ce qui concerne un autre salarié au motif qu'il était âgé de 55 ans. Dans la mesure où Monsieur Labauve était lui-même âgé de 51 ans, l'argument de "cohérence managériale" invoqué par la société Petit Bateau n'apparaît nullement déterminant. Au vu de l'ensemble des éléments fournis, il apparaît que le licenciement de Monsieur Labauve ne repose pas sur une cause économique réelle et sérieuse, ainsi que l'a jugé à bon droit le conseil de prud'hommes.
Monsieur Labauve avait près de sept ans d'ancienneté et avait bénéficié sur les douze derniers mois d'une rémunération brute de 442 912,62 F, soit 67 521,59 euro. Il fait valoir qu'il n'a pas retrouvé d'emploi et il justifie de sa situation de chômage au 31 décembre 2004 ainsi que de ses difficultés financières. Le préjudice que lui a causé son licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse justifie l'allocation de la somme de 90 000 euro à titre de dommages et intérêts, en application de l'article L. 122-14-4 du Code du travail. En vertu des dispositions du même texte, c'est à bon droit que le conseil de prud'hommes a ordonné d'office le remboursement par la société Petit Bateau à l'ASSEDIC du Sud-Ouest, aujourd'hui ASSEDIC Aquitaine, des indemnités de chômage versées à Monsieur Labauve à la suite de son licenciement, dans la limite de six mois d'indemnités.
L'article L. 751-9 du Code du travail dispose qu'en cas de résiliation d'un contrat à durée indéterminée par le fait de l'employeur et lorsque cette résiliation n'est pas provoquée par une faute grave de l'employé, celui-ci a droit à une indemnité pour la part qui lui revient personnellement dans l'importance en nombre et en valeur de la clientèle apportée, créée ou développée par lui, compte tenu des rémunérations spéciales accordées en cours de contrat pour le même objet ainsi que des diminutions qui pourraient être constatées dans la clientèle préexistante et provenant du fait de l'employé. Cette indemnité est destinée à réparer le préjudice que cause au représentant son départ de l'entreprise en lui faisant perdre pour l'avenir le bénéfice de la clientèle apportée, créée ou développée.
Retenant que le montant des commissions perçues par Monsieur Labauve au cours de deux années précédant la rupture s'était élevé à 145 412,11 euro et que s'il n'y avait pas lieu de déduire de cette somme la part des frais professionnels dans la mesure où ceux-ci n'étaient pas compris dans les commissions versées mais faisaient l'objet de remboursements séparés, il convenait en revanche de tenir compte de la notoriété de la marque et de la publicité faite par la société Petit Bateau, les premiers juges ont estimé que la somme de 115 000 euro représentait la juste indemnisation du préjudice subi par Monsieur Labauve pour la perte de la clientèle, d'où la condamnation de la société Petit Bateau à payer à Monsieur Labauve, déduction faite de la somme de 21 412,07 euro déjà versée, la somme de 93 587,93 euro à titre de complément d'indemnité de clientèle.
La société Petit Bateau ne conteste pas que Monsieur Labauve ait effectivement développé une clientèle en nombre et en valeur mais ne tient compte que du chiffre d'affaires réalisé sur les deux derniers semestres et ce, avec les nouveaux clients alors que le chiffre d'affaires réalisé avec les anciens clients s'est lui-même accru, ce qui doit être mis à l'actif de Monsieur Labauve comme ayant contribué au développement de la clientèle. En outre et contrairement au mode de calcul retenu par le conseil de prud'hommes, elle a cumulé une déduction de 20 % pour l'impact de la marque Petit Bateau et une déduction de 30 % au titre des frais professionnels, alors que le remboursement de ces derniers était contractuellement distinct du taux de commissionnement appliqué et n'avait donc pas à être déduit, comme elle l'a fait, du montant résultant de l'application du taux de commissionnement au chiffre d'affaires. Par ailleurs, la comparaison entre le chiffre d'affaires réalisé par lui l'année de son embauche et celui atteint l'année de son départ, sur laquelle se fonde Monsieur Labauve au soutien de son appel incident, n'apparaît pas significative car elle ne tient pas compte des modifications de son secteur intervenues par voie d'avenant au contrat de travail. Au vu des éléments d'appréciation fournis, le montant de l'indemnité de clientèle fixé par le conseil de prud'hommes apparaît représentatif du préjudice causé à Monsieur Labauve par la perte pour l'avenir du bénéfice de la clientèle apportée, créée ou développée par lui. Il y a lieu, en conséquence, de confirmer de ce chef la décision entreprise et de dire que la somme ainsi allouée portera intérêts au taux légal à compter du 17 janvier 2003, date du jugement qui en a fixé le montant.
Il convient de condamner la société Petit Bateau aux dépens d'appel et il est équitable d'allouer à Monsieur Labauve, qui a été amené à exposer de nouveaux frais irrépétibles, la somme complémentaire de 1 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, En la forme, reçoit l'appel principal de la société Petit Bateau et l'appel incident de Monsieur Labauve, Au fond, dit le second seul et partiellement justifié, Réformant sur le montant des dommages et intérêts alloués pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et statuant à nouveau, l'élève à la somme de 90 000 euro et condamne en conséquence la société Petit Bateau à payer ladite somme à Monsieur Labauve, Confirme en toutes ses autres dispositions le jugement du Conseil de prud'hommes d'Angoulême du 17 janvier 2003, Dit que la somme de 93 587,93 euro allouée à titre de complément d'indemnité de clientèle portera intérêts au taux légal à compter du 17 janvier 2003, Condamne la société Petit Bateau aux dépens d'appel ainsi qu'à payer à Monsieur Labauve la somme complémentaire de 1 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.