CA Lyon, 3e ch. civ., 14 avril 2005, n° 03-03860
LYON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Monroe Etiquettes (SA)
Défendeur :
Concept Etiquettes (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Martin
Conseillers :
M. Santelli, Mme Miret
Avoués :
SCP Baufume-Sourbe, Me Barriquand
Avocats :
Me Chantelot, SCP Boufferet-Pibarot
Faits, procédure et prétentions des parties
La société Monroe Etiquettes, spécialisée dans la fabrication d'étiquettes destinées pour l'essentiel à des bouteilles de vin, avait pour salarié Monsieur Rémi Petiteville en qualité d'opérateur graphiste. Monsieur Stanislas Monroe, Président directeur général de la société Monroe Etiquettes, a appris la création d'une société Concept Etiquettes, dont l'activité est la création et la fabrication d'étiquettes en tous genres, et dont la gérante était Madame Nelley Stauffer, mère de Monsieur Petiteville.
Le 13 mars 2001, la société Monroe Etiquettes licenciait Monsieur Petiteville pour faute grave. Par acte du même jour, la société Monroe Etiquettes assignait la société Concept Etiquettes en concurrence déloyale. Par ordonnance du 31 mars 2001 confirmée par arrêt de la huitième chambre de la Cour de céans en date du 18 septembre 2001, la société Monroe Etiquettes était déboutée de ses demandes.
Par acte du 12 mars 2002, la société Monroe Etiquettes a fait citer devant le Tribunal de commerce de Roanne la société Concept Etiquettes en concurrence déloyale et en parasitisme économique. Par jugement du 28 mai 2003, le Tribunal de commerce de Roanne a rejeté les demandes de la société Monroe Etiquettes et les demandes reconventionnelles de la société Concept Etiquettes.
Par déclaration remise au greffe de la cour le 19 juin 2003, la société Monroe Etiquettes a interjeté appel de ce jugement.
Vu l'article 455 alinéa 1er du nouveau Code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 98-1231 du 28 décembre 1998;
Vu les prétentions et les moyens développés par la société Monroe Etiquettes dans ses conclusions en date du 5 mai 2004, tendant à obtenir la condamnation de la société Concept Etiquettes à lui payer la somme de 16 000 euro à titre de dommages et intérêts, le débouté de la société Concept Etiquettes outre sa condamnation à lui verser la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, aux motifs notamment que la société Concept Etiquettes a copié servilement ses étiquettes pour créer une confusion dans l'esprit de sa clientèle et qu'elle a démarché ses propres clients ;
Vu les prétentions et les moyens développés par la société Concept Etiquettes dans ses conclusions en date du 1er mars 2004, tendant à obtenir la confirmation du jugement en ce qu'il a rejeté les demandes de la société Monroe Etiquettes, la condamnation de celle-ci à lui verser 16 000 euro à titre de dommages et intérêts outre 2 500 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, aux motifs notamment qu'il ne pouvait y avoir confusion compte-tenu de la différence de clientèle, que Monsieur Petiteville n'était pas gérant de fait, que la société Concept Etiquettes a souffert des propos calomnieux de la société Monroe Etiquettes;
Motifs de la décision
Aux termes de l'article 488 du nouveau Code de procédure civile, l'ordonnance de référé n'a pas, au principal, l'autorité de chose jugée. Il est constant que, visant de façon générique l'ordonnance de référé, il s'applique tant à l'ordonnance rendue en référé par le juge de première instance qu'à l'arrêt rendu en pareille matière sur l'appel qui en est interjeté. L'alinéa 2 du même article ne concerne que la modification ou le rapport de la décision en référé, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, la cour ayant statué en référé dans son arrêt du 18 septembre 2001, et étant présentement saisie d'une action au fond comme l'étaient les premiers juges dans le cadre du jugement attaqué. Dès lors, le présent appel doit être considéré comme recevable.
Il convient de souligner que la présente action n'est engagée ni sur le fondement du droit d'auteur ni sur le fondement de la propriété intellectuelle, mais sur celui de la concurrence déloyale. Contrairement à ce qu'affirme la société Concept Etiquettes, le fondement de l'action engagée a bien été indiqué dès la première instance et il est repris en appel sur la base des articles 1382 et suivants du Code civil. Il s'agit donc d'une action en responsabilité délictuelle, impliquant la preuve d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre les deux.
La première faute reprochée à la société Concept Etiquettes est la création d'une société concurrente dans des conditions peu loyales. Monsieur Petiteville était opérateur infographiste dans la société Monroe Etiquettes depuis 1989. La société Concept Etiquettes a été créée avec pour associés Monsieur Petiteville et des membres de sa famille. Il n'est pas contesté que Monsieur Rémi Petiteville était le seul associé connaissant la conception graphique. La gérante de droit était sa mère, décédée depuis lors, mais âgée déjà de 60 ans révolus et mère de cinq enfants, dont il n'est démontré ni qu'elle avait eu une activité professionnelle antérieurement, ni a fortiori qu'elle avait des compétences particulières en matière de gestion d'entreprise. En outre, dès la constitution de la société Madame Catherine Petiteville, gérante, déléguait ses pouvoirs à son fils Rémi pour "la représenter et signer les statuts constitutifs de la société. tous les actes et états annexés aux statuts, et en conséquence prendre part à toute discussion et délibération, prendre connaissance de tous documents et généralement faire le nécessaire" ainsi que cela résulte expressément du document annexé aux statuts. Une liste précise des actes à accomplir après la signature des statuts et avant l'immatriculation au registre du commerce et des sociétés, démarches importantes pour l'avenir de la société, est mise à la charge de Monsieur Rémi Petiteville. S'il n'existe pas de preuve absolue de ce que Monsieur Rémi Petiteville était gérant de fait, il existe au moins de fortes présomptions allant dans ce sens.
Le second reproche est le parasitisme de la société Concept Etiquettes par rapport à la société Monroe Etiquettes.
L'objet des deux sociétés est quasiment identique, si ce n'est que la société Monroe Etiquettes se limite pour l'essentiel aux étiquettes pour bouteilles de vin et de jus de fruits alors que la société Concept Etiquettes conçoit et fabrique des étiquettes pour tous supports. En tout état de cause, le rôle du créateur et du concepteur d'étiquettes est déterminant dans l'activité de la société. Il est attesté par trois collègues de Monsieur Petiteville chez Monroe Etiquettes d'une part qu'il se retrouvait seul dans le service de Programmation Assistée par Ordinateur (PAO) à certaines heures, étant posté comme ses collègues, d'autre part, qu'il utilisait sur son propre poste à l'heure du déjeuner le graveur branché en permanence sur un autre poste, ainsi que des outils informatiques de la société qui ne lui étaient pas nécessaires. Monsieur Stanislas Monroe, attaché de direction dans l'entreprise Monroe Etiquettes, a appris par hasard l'existence de la société Concept Etiquettes le 2 mars 2001. Le 13 mars 2001, Monsieur Petiteville était licencié par la société Monroe Etiquettes et le 22 mars 2001, il devenait salarié de la société Concept Etiquettes.
S'il est constant que la société Concept Etiquettes ne se limite pas au secteur viticole, sa plaquette publicitaire reprend deux étiquettes qui sont, sinon des copies serviles, tout au moins des démarcations évidentes des créations de la société Monroe Etiquettes. La qualité du papier et les couleurs ne sont pas les mêmes pour l'une des deux étiquettes, mais le risque de confusion existe entre les produits et entre les sociétés: Monsieur Petiteville a retenu sur la plaquette susvisée une marque de vins cliente de la société Monroe Etiquettes, "Jenard" en utilisant exactement la même graphie, la même forme d'étiquette et le même blason positionné au-dessus de l'appellation, seul le fond est de couleur différente (bleu dégradé au lieu de noir) ainsi que le médaillon représentant l'œuvre de Toulouse Lautrec "Jane Avril", certes dans un ovale au lieu d'un rectangle et certes en utilisant une œuvre du domaine public. Le nombre de peintres français contemporains de Toulouse Lautrec permettait un autre choix, que n'a pas fait Monsieur Petiteville. Ce dernier, qui travaillait depuis 11 ans dans la société Monroe Etiquettes et continuait à y travailler à la date de l'édition de la plaquette, pouvait être connu à ce titre, et entraîner également une confusion ou laisser plâner un doute quant à une autorisation potentielle de la société qui l'employait.
Si ni le fait de créer une société concurrente ni le fait de s'attaquer au marché des étiquettes ne sont a priori répréhensibles dans un pays où le principe est la liberté du commerce, encore faut-il que cette activité s'exerce de façon loyale.
Les conditions-mêmes de création de la société s'apparentent à du suivisme, Monsieur Petiteville n'ayant pas hésité à démarrer une activité concurrente tout en travaillant toujours dans la même entreprise.
Si l'on compare les étiquettes relatives au vin "Château de Champagny", la ressemblance est tout aussi frappante, même si le dessin du château est plus grossier sur l'étiquette de la société Concept Etiquettes et même si la graphie n'est pas absolument identique. Il doit être rappelé que la servilité de la copie n'est pas nécessaire pour qu'il y ait concurrence déloyale, d'autant qu'en l'espèce, la création d'étiquettes n'est pas le seul élément de concurrence déloyale.
Cette série d'étiquettes met en cause la société Tokata, conceptrice ayant cédé ses droits à la société Monroe Etiquettes conformément aux usages des fabricants d'étiquettes adhésives UNFEA. L'ensemble de ces pratiques relève du parasitisme économique, caractérisé par le fait pour la société Concept Etiquettes de tirer profit, sans contrepartie financière, des efforts intellectuels et financiers ou de la réputation par l'imitation d'une création non couverte par un droit privatif, qui a été développée et exploitée par la société Monroe Etiquettes avant elle.
La société Concept Etiquettes, par l'intermédiaire de Monsieur Rémi Petiteville, a contacté des clients de la société Monroe Etiquettes pour lui proposer ses services, ainsi Monsieur Alain Milliat, producteur de jus et nectars de fruits, et des fournisseurs de la société Monroe Etiquettes, ainsi la société Express'Photogravure, dont la responsable a rédigé une attestation démontrant qu'en juillet 2000, alors qu'il était encore salarié de la société Monroe Etiquettes, il cherchait à s'installer à son compte et voulait trouver des fournisseurs pour des clichés polymères et des clichés magnésium 7 mm "à prix Monroe".
Il est donc suffisamment démontré que la société Concept Etiquettes a commis des actes de concurrence déloyale par rapport à la société Monroe Etiquettes.
Le préjudice de la société Monroe Etiquettes consiste, conformément aux faits qui viennent d'être rappelés, en détournement d'une partie de sa clientèle, en une confusion entre les produits fabriqués par les deux sociétés et entre les société elles-mêmes, Monsieur Petiteville, acteur principal de la société Concept Etiquettes ayant commencé son activité tout en travaillant pour la société Monroe Etiquettes, ce qui pouvait prêter à confusion dans l'esprit de la clientèle et des fournisseurs. Elle a connu également une désorganisation temporaire de son service PAO, du fait de la procédure de licenciement pour faute engagée à l'encontre de Monsieur Petiteville après la découverte des faits. Les actes de concurrence déloyale et le lien de causalité étant établis, le préjudice de la société Monroe Etiquettes doit être réparé. Compte tenu des faits de l'espèce, la réparation du préjudice subi par la société Monroe Etiquettes sera fixée à la somme de 8 000 euro.
La demande reconventionnelle de la société Concept Etiquettes en dommages et intérêts n'est dès lors pas justifiée et sera rejetée.
L'équité commande que la totalité des frais irrépétibles ne soit pas laissée à la charge de la société Monroe Etiquettes. Il lui sera alloué 2 000 euro à ce titre.
La société Concept Etiquettes, qui succombe en ses demandes, sera condamnée aux dépens.
Par ces motifs, LA COUR, Réforme la décision entreprise en toutes ses dispositions; Et statuant à nouveau, Condamne la société Concept Etiquettes à payer à la société Monroe Etiquettes la somme de 8 000 euro à titre de dommages et intérêts; Condamne la société Concept Etiquettes à verser la somme de 2 000 euro à la société Monroe Etiquettes en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne la société Concept Etiquettes aux dépens, qui seront recouvrés, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile par la SCP Baufume Sourbe, avoués.