CA Lyon, 3e ch. civ., 26 mai 2005, n° 03-05705
LYON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Solstiss (SA)
Défendeur :
Erco Pizzi Srl (Sté), Jeff
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Martin
Conseillers :
M. Simon, Mme Miret
Avoués :
SCP Brondel-Tudela, SCP Junillon-Wicky, Me Morel
Avocats :
Mes Greffe, Guazzini, Rinck
Faits, procédure et prétentions des parties
La société Solstiss, créée en 1974, est spécialisée dans la création, la fabrication et la commercialisation de dentelles. Elle travaille pour les grands couturiers français et étrangers. Elle a notamment créé un dessin de dentelle représentant des plumes sur un fond de nid d'abeilles, commercialisée depuis 1997. Lors du salon "Lyon Mode City", qui s'est tenu en septembre 2001, son stand se trouvait en face de celui de la société de droit italien Erco Pizzi. Elle a obtenu une ordonnance du Président du Tribunal de grande instance de Lyon l'autorisant à procéder à une saisie-contrefaçon d'un tissu exposé par la société Erco Pizzi.
Par acte du 15 janvier 2002, la société Solstiss a saisi le Tribunal de commerce de Lyon d'une action en contrefaçon de droit d'auteur et en concurrence déloyale à l'encontre de la société Erco Pizzi. Par acte du 13 septembre 2002, la société Erco Pizzi a appelé en garantie son fournisseur anglais, Monsieur Graham Jeff. Celui-ci est un artisan styliste, qui réalise également des dessins techniques pour la fabrication de dentelles. La société Solstiss a commandé à Monsieur Jeff des créations artistiques mais aussi une exécution purement technique à partir de la photocopie d'une broderie ancienne qu'il détenait, et qui lui a servi à créer le modèle de dentelle présenté au salon "Lyon Mode City".
Par jugement du 16 septembre 2003, le Tribunal de commerce de Lyon a rejeté les demandes de la société Solstiss, rejeté la demande de dommages et intérêts formée par la société Erco Pizzi et condamné la société Solstiss à verser la somme de 4 000 euro à Monsieur Jeff et 3 500 euro à la société Erco Pizzi en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par déclaration remise au greffe de la cour le 29 septembre 2003, la société Solstiss a interjeté appel de ce jugement.
Vu l'article 455 alinéa 1er du nouveau Code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 98-1231 du 28 décembre 1998;
Vu les prétentions et les moyens développés par la société Solstiss dans ses conclusions récapitulatives en date du 22 juillet 2004, tendant à obtenir la condamnation de la société Erco Pizzi pour contrefaçon de droit d'auteur, l'interdiction à la société Erco Pizzi et à Monsieur Jeff de commercialiser le dessin de dentelle lui appartenant et généralement la reproduction de ce dessin sous astreinte de 2 000 euro par infraction constatée, la condamnation des mêmes in solidum à lui verser 50 000 euro de dommages et intérêts, la publication de la décision à intervenir et la condamnation à lui verser 5 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, aux motifs que le dessin litigieux est bien sa création, qu'il présente l'originalité nécessaire, que la contrefaçon est servile, et que son préjudice commercial et moral est très important;
Vu les prétentions et les moyens développés par Monsieur Graham Jeff dans ses conclusions en date du 9 mai 2004, tendant à obtenir la confirmation du jugement entrepris outre 4 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, aux motifs notamment que la société Solstiss n'est pas titulaire de droits d'auteur, lui-même non plus, qu'il existe des antériorités, qu'il ne peut être poursuivi pour concurrence déloyale n'ayant pas fait d'exploitation commerciale du dessin litigieux et que la société Solstiss n'a subi aucun préjudice;
Vu les prétentions et les moyens développés par la société Erco Pizzi dans ses conclusions en date du 16 avril 2004, tendant à obtenir la confirmation du jugement entrepris sauf en ce qui concerne les dommages et intérêts, la condamnation de la société Solstiss à lui verser 15 244,90 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et 4 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, aux motifs notamment que la société Solstiss ne rapporte pas la preuve de sa titularité des droits d'auteur revendiqués, que le dessin n'est pas original, qu'elle ne peut être poursuivie pour concurrence déloyale n'ayant vendu aucun exemplaire du modèle litigieux, et que la société Solstiss n'a subi aucun préjudice;
Motifs de la décision
Sur la contrefaçon
Il est établi par de nombreux documents versés aux débats que la société Solstiss, qui regroupe depuis 1974 quatre fabricants de dentelle implantés à Caudry (Nord), est le leader mondial sur le marché de la dentelle pour le prêt-à-porter de luxe et la haute couture. Il ne saurait être contesté qu'il s'agit bien d'une société créatrice de dentelles, qui démontre posséder un studio de création, dans lequel des stylistes travaillent au quotidien pour enrichir la collection. L'expert comptable du groupe atteste d'un chiffre d'affaires de plus de 82 000 euro uniquement au titre de la création en 2000 pour la société Ledieu Beauvillain, l'une des quatre associées fondatrices de la société Solstiss. En tout état de cause, aux termes de l'article L. 113-1 du Code de la propriété intellectuelle le droit d'auteur, sauf preuve contraire, appartient à celui ou à ceux sous le nom de qui l'œuvre est divulguée. Il est constant que la divulgation s'entend de l'exploitation ou de la commercialisation de l'œuvre. La société Solstiss affirme avoir commercialisé la dentelle litigieuse dès 1977. Elle le justifie par la production d'une photographie extraite de la revue de mode italienne "Sposabella", présentant la mode printemps-été 1977, accompagnée d'une lettre du représentant légal de la société Delsa Confezioni, Monsieur Gabriele Salvucci. Cette société déclare avoir utilisé la dentelle pour la réalisation d'une robe de mariée au cours de l'année 1977, modèle qui a été publié dans la revue précitée. Cette dentelle était bien référencée sous l'un des trois numéros communiqués par la société Solstiss, le numéro 381330. Les factures de vente de cette dentelle sont versées aux débats à partir de l'année 1993 et une attestation du commissaire aux comptes de la société établit le chiffre d'affaires réalisé de 1995 à 2000 sous cette référence et sous les trois autres références mentionnées.
Dès lors qu'il s'agit d'une présomption simple, la société Erco Pizzi et/ou Graham Jeff pouvaient apporter la preuve contraire. Or, la société Erco Pizzi se contente de verser aux débats la facture d'acquisition de dessins payée à Graham Jeff le 26 mars 2001, ce qui est bien postérieur à la commercialisation revendiquée et démontrée par la société Solstiss. Quant à Graham Jeff, qui affirme avoir trouvé le modèle sur un marché espagnol aux environs de Barcelone entre 1988 et 1991, il ne démontre même pas avoir effectivement vécu en Espagne à cette époque. En tout état de cause, cette acquisition, à supposer qu'elle soit démontrée, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, est postérieure à la commercialisation initiale qui date de 1977. Les modèles de dentelles produits par ses soins, outre le fait qu'ils ne sont pas datés, n'ont qu'un rapport lointain avec celui présenté par la société Solstiss. Il doit être souligné que la contrefaçon s'apprécie, de façon constante, par les ressemblances et non par les différences, et que les ressemblances sont ici nombreuses.
En ce qui concerne l'originalité, élément déterminant de la création réclamant la protection par le droit d'auteur, elle s'entend comme le reflet de la personnalité du créateur. Si la forme de la plume ou du feuillage stylisé courbé a déjà été utilisée dès les années 1925-1930 ainsi que cela résulte de la recherche d'antériorité réalisée au musée des tissus de Lyon, il ne peut être contesté que le dessin de la dentelle Solstiss présente, outre les plumes, un entrelacs de feuilles elles aussi courbes accompagné de points regroupés, que l'on ne retrouve dans leur disposition que sur les dentelles vendues par la société Erco Pizzi. La société Solstiss n'a d'ailleurs jamais revendiqué un genre de dessin qui appartiendrait au thème du feuillage recourbé et entrelacé. La technique-même de la fabrication de la dentelle limite l'aspect esthétique du dessin. La société Solstiss étant le fournisseur de tous les grands couturiers français, ainsi que le démontrent les documents versés aux débats, il serait vain de prétendre que ses créateurs n'impriment pas l'empreinte d'un talent personnel, précisément recherché par les grands couturiers à la recherche de tissus originaux.
Il doit être également rappelé que la propriété artistique est protégée de manière absolue et que toute reproduction illicite, quel que soit le procédé ou la matière employée constitue une atteinte à cette propriété. Peu importe donc que la taille des dessins soit plus ou moins grande ou que le travail soit plus grossier.
Il doit donc être considéré, d'une part que la société Solstiss est titulaire d'un droit d'auteur sur la dentelle litigieuse, d'autre part que la société Erco Pizzi et Graham Jeff ne rapportent pas la preuve d'une antériorité.
Sur les condamnations accessoires
Compte tenu de la constatation de la contrefaçon, il doit être fait interdiction à la société Erco Pizzi et à Graham Jeff de commercialiser ou de faire commercialiser de quelque façon que ce soit le dessin de dentelle appartenant à la société Solstiss notamment par reproduction du dessin, sous astreinte de 500 euro par infraction constatée dans les 30 jours à compter de la signification du présent arrêt.
S'agissant de professionnels d'un secteur très étroit, où l'information circule vite et dans la mesure où le rôle des deux intimés n'est pas le même, il n'apparaît pas nécessaire d'ordonner la publication du présent arrêt. La demande de la société Solstiss sera par conséquent rejetée.
Sur la concurrence déloyale
La concurrence déloyale résultant d'une contrefaçon peut être sanctionnée dès lors que les actes sont distincts de ceux sanctionnés au titre de la contrefaçon. La ressemblance est telle entre les deux dentelles que la notion de copie servile peut être retenue, même si, comme cela a été relevé plus haut, le matériau est différent et le travail plus grossier. Il est constant que la dentelle litigieuse a bien été commercialisée même si les intimés le contestent, alors qu'ils ne produisent aucun document de nature comptable. La saisie-contrefaçon a été opérée sur un stand de salon professionnel, destiné à faire connaître des produits de mode pour les vendre ou les faire vendre. La dentelle était donc pour le moins offerte à la vente.
Sur les dommages-intérêts
La société Solstiss allègue un préjudice commercial et moral, qu'elle évalue sur la base du chiffre d'affaires qu'elle a réalisé entre 1995 et 2001. Elle ne donne aucune indication sur sa marge brute et forme une demande forfaitaire sans distinguer ni la faute sanctionnée, ni la nature du préjudice. Dans la mesure où la réalisation du modèle contrefaisant est de l'aveu des parties plus grossier à la fois dans la matière et dans la réalisation, et où le public visé était différent, même si les deux sociétés se sont retrouvées dans le même salon professionnel, la somme demandée par la société Solstiss apparaît trop élevée.
Au vu des éléments de la cause, il lui sera accordé une somme de 25 000 euro, que la société Erco Pizzi et Graham Jeff seront condamnés in solidum à lui verser.
Sur les frais et les dépens
L'équité commande que la totalité des frais irrépétibles ne soit laissée à la charge de la société Solstiss. Il lui sera alloué 3 000 euro à ce titre.
La société Erco Pizzi et Graham Jeff, qui succombent, seront condamnés in solidum aux dépens.
Par ces motifs, LA COUR, Réforme la décision entreprise en toutes ses dispositions; Et statuant à nouveau, Condamne in solidum la société Erco Pizzi et Graham Jeff à verser la somme de 25 000 euro à la société Solstiss pour contrefaçon et concurrence déloyale; Fait interdiction à la société Erco Pizzi et à Graham Jeff de commercialiser ou de faire commercialiser de quelque façon que ce soit le dessin de dentelle appartenant à la société Solstiss notamment par reproduction du dessin, sous astreinte de 500 euro par infraction constatée dans les 30 jours à compter de la signification du présent arrêt; Rejette la demande de publication de la décision formée par la société Solstiss; Condamne in solidum la société Erco Pizzi et Graham Jeff à verser la somme de 3 000 euro à la société Solstiss en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne in solidum la société Erco Pizzi et Graham Jeff aux dépens, qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile, par la SCP Brondel Tudela, avoués.