CA Colmar, 1re ch. civ. B, 8 décembre 2005, n° 04-00473
COLMAR
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Comité interprofessionnel du Gruyère de Comté
Défendeur :
Lidl (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Litique
Conseillers :
MM. Cuenot, Allard
Avocats :
SCP Cahn-Bergmann, Mes Wiesel, Braun, Berthat
Attendu que se plaignant d'une usurpation de l'appellation d'origine "Comté", le Comité interprofessionnel du Gruyère de Comté, en abrégé CIGC, a assigné la société en nom collectif Lidl pour lui faire interdire la mention de fabrication en Franche-Comté, ainsi que pour la faire condamner à des dommages et intérêts;
Attendu que par jugement du 16 décembre 2003, le Tribunal de grande instance de Strasbourg a déclaré recevable, mais mal fondée l'action du CIGC, et l'a rejetée;
Qu'il a condamné le CIGC à payer à la société Lidl 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile;
Attendu que le CIGC a relevé appel de ce jugement le 21 janvier 2004, dans des conditions de recevabilité non contestées;
Attendu qu'au soutien de son recours, le CIGC indique essentiellement que la mention de fabrication en Franche-Comté et l'accumulation des signes évoquant l'AOC Comté, notamment la référence à une tradition séculaire en Franche-Comté, sont bien de nature à créer un risque de confusion avec l'appellation d'origine Comté;
Qu'il estime que l'appellation d'origine a droit à une protection absolue, et qu'il cite les textes qui protègent cette appellation, le décret du 30 décembre 1998 sur l'appellation d'origine contrôlée Comté et le règlement européen 2082-92 sur les appellations d'origine protégées;
Qu'il souligne que la violation de la protection organisée par ces textes tombe sous le coup des articles L. 641-2 et L. 642-4 du Code rural, L. 115-5, L. 115-16 et L. 213-1 du Code de la consommation, et constitue naturellement une faute au sens de l'article 1382 du Code civil;
Qu'il souligne la vulnérabilité de l'appellation Comté à la confusion avec le gruyère, et sa vulnérabilité à la concurrence par les prix;
Qu'il estime à 45 000 euro par an la perte de recettes tirées de la vente des marques d'identification;
Qu'il souligne l'importance de ses dépenses de promotion de l'AOC Comté;
Qu'il indique qu'il existe également un préjudice collectif pour la filière Comté, réparable sur le fondement de l'article L. 470-7 du Code de commerce;
Attendu que le CIGC conclut en conséquence à l'infirmation du jugement entrepris, et qu'il demande l'interdiction de l'utilisation de toute référence par la société Lidl à l'origine géographique de son gruyère comportant le mot Comté, sous astreinte de 10 000 euro par jour d'infraction constaté;
Qu'il demande la publication de l'arrêt par extraits dans la limite de 20 000 euro, et la condamnation de la société Lidl à lui payer 1 million d'euro à titre de dommages et intérêts ;
Qu'il sollicite enfin 10 000 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile;
Attendu que la SNC Lidl conclut à l'infirmation du jugement entrepris en ce qu'il a déclaré recevable l'action du CIGC;
Qu'elle estime que le décret du 11 juillet 1963 ne l'autorise pas à agir en justice, et à veiller à autre chose que les produits de Comté;
Qu'elle rappelle que le décret du 30 décembre 1988 lui fait obligation dans son article 9-D d'indiquer le département ou la région d'origine d'un gruyère;
Qu'elle prétend que dans une situation où son gruyère vient de plusieurs départements, la seule référence possible pour elle est bien la région administrative de Franche-Comté;
Qu'elle estime que la réglementation comporte des lacunes, dont elle ne saurait faire les frais;
Qu'elle fait valoir que l'indication d'une origine en Franche-Comté n'évoque pas l'appellation Comté, faute de similitude visuelle, phonétique et conceptuelle;
Qu'elle estime qu'il n'existe pas de risque de confusion, que les produits sont aisément différenciables, et qu'à part des similitudes nécessaires de conditionnement, les emballages sont également différents;
Qu'elle conteste la réalité d'un préjudice pour le CIGC, ou pour la filière de production du Comté;
Qu'elle s'estime victime d'une procédure abusive;
Qu'elle conclut à l'irrecevabilité ou au rejet des demandes du CIGC, et qu'elle sollicite sa condamnation à lui payer 30 000 euro de dommages et intérêts et 20 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile;
Attendu que les pièces versées aux débats montrent que la société Lidl, qui a commercialisé du fromage d'AOC Comté sous sa marque de commerce "Etoile d'Or", vend depuis l'année 2000 au moins un fromage de gruyère sous la désignation en lettres d'or dans un ovale rouge "Gruyère fabriqué en Franche-Comté";
Que le verso de l'emballage pointe la région francomtoise sur une carte de France, et indique "Issu d'une tradition séculaire en Franche-Comté, notre gruyère, sélectionné pour vous, répond aux exigences les plus sévères. C'est un produit authentique, dont le long mûrissement durant quatre mois d'affinage minimum lui apporte la pleine saveur de son goût et de ses aromes. Gruyère de connaisseurs, il comblera les plus fins palais... Fabriqué en Franche-Comté pour Lidl...";
Attendu qu'un emballage de ce fromage vendu en 2003 montre l'abandon de l'ovale pour entourer la désignation du fromage, et la mise sur un drapeau rouge de la mention "fabriqué en Franche-Comté";
Qu'un dessin en filigrane représente un village surmonté par un clocher comtois;
Qu'au verso, la mention "issu d'une tradition séculaire en Franche-Comté" est suivie maintenant par l'indication "Fabriqué dans le Doubs";
Attendu que le Comité interprofessionnel du Gruyère de Comté voit dans cette présentation une usurpation de l'appellation d'origine "Comté", protégée effectivement à l'heure actuelle par le décret du 30 décembre 1998 et par le règlement européen 2081-92 sur les appellations d'origine protégées;
Attendu que l'action du Comité interprofessionnel du Gruyère de Comté est effectivement recevable par application du décret du 11 juin 1963 ;
Que l'article 1er de ce décret dote en effet de la personnalité civile ce Comité, et que son article 2 le charge notamment de veiller à l'application des décisions et textes relatifs à l'appellation d'origine "Gruyère de Comté" ou "Comté";
Attendu que, chargé de veiller à l'application des textes relatifs à cette appellation d'origine, le Comité, pourvu de la personnalité civile, doit naturellement pouvoir agir en justice ;
Attendu qu'au fond, les mentions qui figurent sur l'emballage du gruyère vendu par la société Lidl sont effectivement de nature à entretenir une confusion avec l'appellation d'origine Comté, ainsi qu'à évoquer celle-ci de manière parasitaire contrairement à l'article 13-b du règlement européen 2081-92;
Attendu que le gruyère d'appellation Comté est issu d'une volonté des producteurs du massif jurassien de distinguer leur production;
Que celle-ci se distingue effectivement par des qualités spécifiques, résultant notamment de l'origine du lait et des méthodes de fabrication, qui comprennent en particulier une durée minimale d'affinage de 120 jours;
Attendu que le gruyère vendu par la société Lidl revendique des qualités assez similaires, puisque son conditionnement indique qu'il est issu d'une tradition séculaire en Franche-Comté, qu'il répond aux exigences les plus sévères, et qu'il constitue un produit authentique, dont le long mûrissement durant 4 mois d'affinage lui apporte la pleine saveur de son goût;
Attendu qu'il faut rappeler que le Comté a en principe une saveur plus prononcée qu'un gruyère générique;
Attendu qu'il est difficile de ne pas voir dans la publicité de la société Lidl une imitation et une évocation de l'appellation Comté, prohibées par le règlement du Conseil du 14 juillet 1992;
Attendu que les similitudes précédemment observées conduisent à un risque véritable de confusion lorsque le gruyère générique est valorisé par une indication de provenance en Franche-Comté;
Que la similitude terminologique, même si elle n'est que partielle, rend un tel risque assez évident;
Attendu qu'il faut observer, signe de la prédominance du mot Comté, que l'on dit plutôt d'une origine qu'elle est "comtoise" que "franc-comtoise", et que l'on parle ainsi par exemple d'une horloge comtoise;
Attendu qu'en réalité, la société Lidl ne méconnaît pas véritablement le risque de confusion, et qu'elle légitime seulement sa publicité pour la provenance en Franche-Comté par l'obligation qui lui est faite, en vertu d'un décret du 30 décembre 1988, d'indiquer pour certains fromages, dont le gruyère, l'indication du département ou de la région de fabrication;
Attendu qu'il faut indiquer tout d'abord que la région n'est pas forcément la collectivité publique administrative, et que des régions comme le Quercy, le Charolais ou le Périgord ne correspondent à aucune collectivité publique territoriale;
Attendu surtout que la société Lidl ne justifie pas véritablement de la raison pour laquelle elle ne se borne pas à mentionner la fabrication de son gruyère dans le département du Doubs, puisque tel paraît être son département d'origine selon le dernier emballage de son produit;
Qu'elle indique que son gruyère est "conçu" dans plusieurs départements de la région administrative de Franche-Comté, mais que cela ne signifie pas grand chose;
Qu'il est possible que le lait vienne effectivement de plusieurs départements, mais que seul le lieu de fabrication matériel du gruyère vendu par elle doit en principe être indiqué;
Attendu que la société Lidl est d'ailleurs assez visiblement embarrassée pour expliquer son choix, qu'elle tente de justifier par "le fait que la mention "fabriqué dans le Doubs" soit portée au dos de l'emballage signifie uniquement que les opérations de fabrication ont été recentrées dans le Doubs, sans pour autant signifier qu'elles ne sont plus réalisées dans d'autres départements comme le Jura..."
Attendu que le flou entretenu par cette explication est assez perceptible, et que si la fabrication du gruyère vendu par elle est faite dans plusieurs unités de production situées dans plusieurs départements, rien ne l'empêcherait de désigner chaque provenance;
Qu'il apparaît bien en réalité qu'il n'y en a qu'une seule, le Doubs;
Attendu qu'au total, la justification proposée par la société Lidl ne peut pas véritablement être retenue;
Attendu qu'il résulte donc de ce qui précède que la société Lidl a bien porté atteinte à l'appellation d'origine Comté, contrôlée en France et protégée en Europe, par mise en place d'un facteur de confusion, imitation et évocation de cette appellation;
Attendu que dans ces conditions, il y a lieu d'infirmer le jugement entrepris, et de faire droit à l'action du Comité interprofessionnel du Gruyère de Comté;
Attendu que la cour fait donc interdiction à la société Lidl d'utiliser le mot Comté, même associé avec l'adjectif Franche, pour la vente de son gruyère;
Qu'elle devra au besoin retirer de la vente le gruyère générique vendu avec l'utilisation de ce terme, et que la cour lui donne un délai technique d'exécution de 15 jours;
Que passé ce délai, une astreinte de 750 euro par jour de retard courra contre elle;
Attendu que le CIGC peut prétendre effectivement à l'attribution de dommages et intérêts;
Que les chiffres fournis par lui ne montrent pas de baisse globale et significative de la vente du Comté, et qu'il n'est pas possible d'accueillir la demande indemnitaire en ce qu'elle est fondée sur une perte en matière de vente de signes distinctifs Comté;
Attendu qu'il est exact cependant que le CIGC est contraint de faire de la publicité pour distinguer le Comté des autres gruyères, et que, pour avoir affaibli un peu cette distinction, il est normal que la société Lidl contribue à la publicité faite par le CIGC;
Que le CIGC peut demander également une réparation de principe pour l'atteinte aux règles de la concurrence, et que toutes causes confondues, la cour condamne la société Lidl à lui payer 60 000 euro à titre de dommages et intérêts;
Attendu que le CIGC est autorisé en outre à faire publier des extraits du présent arrêt dans trois périodiques de son choix, et dans la limite d'un coût global de 2 000 euro toutes taxes comprises;
Que la cour condamne la société Lidl à payer ces frais de publication de 2 000 euro;
Attendu enfin que le CIGC doit obtenir une compensation de 3 000 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Reçoit l'appel du Comité interprofessionnel du Gruyère de Comté contre le jugement du 16 décembre 2003 du Tribunal de grande instance de Strasbourg; Au fond, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré recevable l'action judiciaire du CIGC; Le Réforme pour le surplus, et statuant à nouveau, Condamne la société Lidl à cesser l'utilisation sous quelque forme que ce soit du mot Comté pour la vente de son gruyère générique, dans les quinze jours de la signification du présent arrêt et sous astreinte de 750 euro par jour de retard passé ce délai; Condamne la société Lidl à payer au Comité interprofessionnel du Gruyère de Comté 60 000 euro (soixante mille euro) à titre de dommages et intérêts; Autorise le CIGC à faire publier des extraits du présent arrêt dans trois périodiques de son choix et dans la limite de 2 000 euro; Condamne la société Lidl à lui payer le montant de 2 000 euro (deux mille euro) pour les frais de publication; Rejette les demandes reconventionnelles de la société Lidl; La Condamne à payer au CIGC 3 000 euro (trois mille euro) sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile; Rejette toutes autres demandes plus amples ; Condamne la SNC Lidl aux entiers dépens de première instance et d'appel.