CJCE, 2e ch., 2 juin 2005, n° C-15/04
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Koppensteiner GmbH
Défendeur :
Bundesimmobiliengesellschaft mbH
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Timmermans
Avocat général :
Mme Stix-Hackl
Juges :
Mme Silva de Lapuerta, MM. Gulmann, Kuris, Arestis
LA COUR (deuxième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des articles 1er et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1, ci-après la "directive 89-665").
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant la société Koppensteiner GmbH (ci-après "Koppensteiner") à la société Bundesimmobiliengesellschaft mbH (ci-après la "BIG"), au sujet de la décision prise par cette dernière de retirer un appel d'offres pour un marché public de services à l'issue du délai imparti pour soumettre des offres.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3 L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665 dispose:
"Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d'application des directives 71-305-CEE, 77-62-CEE et 92-50-CEE [...], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l'objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles suivants, et notamment à l'article 2 paragraphe 7, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit."
4 Aux termes de l'article 2, paragraphes 1 et 6, de la directive 89-665:
"1. Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l'article 1er prévoient les pouvoirs permettant:
a) de prendre, dans les délais les plus brefs et par voie de référé, des mesures provisoires ayant pour but de corriger la violation alléguée ou d'empêcher d'autres dommages d'être causés aux intérêts concernés [...];
b) d'annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l'appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause;
c) d'accorder des dommages-intérêts aux personnes lésées par une violation.
[...]
6. Les effets de l'exercice des pouvoirs visés au paragraphe 1 sur le contrat qui suit l'attribution d'un marché sont déterminés par le droit national.
En outre, sauf si une décision doit être annulée préalablement à l'octroi de dommages-intérêts, un État membre peut prévoir que, après la conclusion du contrat qui suit l'attribution d'un marché, les pouvoirs de l'instance responsable des procédures de recours se limitent à l'octroi des dommages-intérêts à toute personne lésée par une violation."
La réglementation nationale
5 La loi fédérale de 2002 sur la passation des marchés publics (Bundesvergabegesetz 2002, BGBl. I, 99-2002, ci-après le "BVergG") prévoit notamment une distinction entre les décisions qui peuvent être attaquées séparément et celles qui ne peuvent pas l'être.
6 Selon l'article 20, point 13, sous a), aa), du BVergG, les décisions qui peuvent être attaquées séparément dans la procédure d'adjudication publique sont l'appel d'offres, diverses constatations intervenues pendant le délai de soumission des offres et la décision d'attribution.
7 L'article 20, point 13, sous b), du BVergG dispose:
"Les décisions qui ne peuvent être attaquées séparément sont toutes les autres précédant dans le temps des décisions qui peuvent être attaquées séparément. Les décisions qui ne peuvent pas être attaquées séparément ne peuvent l'être que conjointement avec des décisions ultérieures susceptibles d'être attaquées séparément."
8 Selon l'article 166, paragraphe 2, point 1, du BVergG, un recours est irrecevable en tant qu'il n'est pas dirigé contre une décision susceptible d'être attaquée séparément.
9 Il ressort de l'article 162, paragraphe 5, du BVergG que, après le retrait d'un appel d'offres, le Bundesvergabeamt est compétent uniquement pour vérifier si ce retrait était illégal.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
10 La BIG, société chargée de la gestion des constructions et des biens fonciers de l'État fédéral autrichien, dont ce dernier détient 100 % des parts, est le pouvoir adjudicateur dans l'affaire au principal. Elle a, le 26 septembre 2003, lancé une procédure d'adjudication ouverte pour le lot "travaux de démolition" dans le cadre de la construction d'une école primaire et de trois gymnases. Le coût de l'ensemble du projet était évalué à 8 600 000 euro. Les travaux de démolition en cause au principal étaient évalués à 95 000 euro.
11 Koppensteiner a soumissionné pour ce lot dans cette procédure d'adjudication.
12 Par lettre du 29 octobre 2003, la BIG a informé Koppensteiner que l'appel d'offres avait été retiré à l'issue du délai imparti pour soumettre les offres en raison de motifs graves au sens de l'article 105 du BVergG.
13 Le 6 novembre 2003, la BIG a invité Koppensteiner à participer à une procédure de négociation sans avis de marché préalable pour des travaux de démolition qui comportaient, en substance, les mêmes prestations que dans la première procédure. Dans cette seconde procédure, la valeur du marché relatif à ce lot était désormais évaluée à 90 000 euro.
14 Koppensteiner a soumissionné également dans cette seconde procédure.
15 Le 13 novembre 2003, Koppensteiner a introduit un recours devant le Bundesvergabeamt en demandant, concernant la première procédure d'adjudication, l'annulation du retrait de l'appel d'offres et l'interdiction d'un nouvel appel d'offres dans le cadre d'une nouvelle procédure d'adjudication ainsi que, à titre subsidiaire, la constatation du caractère illégal du retrait. Elle a simultanément demandé l'annulation de la seconde procédure d'adjudication.
16 Par décision du Bundesvergabeamt du 20 novembre 2003, la BIG s'est vu interdire d'ouvrir les offres de la seconde procédure d'adjudication pour la durée de la procédure de recours, mais au plus tard jusqu'au 13 janvier 2004.
17 La BIG a, le 28 janvier 2004, attribué le marché à une autre entreprise dans le cadre de la seconde procédure d'adjudication et les travaux de démolition ont depuis été effectués par cette autre entreprise.
18 Devant le Bundesvergabeamt, la BIG a fait valoir, à titre de motif du retrait, que toutes les offres s'étaient révélées très supérieures à la valeur évaluée du marché. Ainsi, le lot "travaux de démolition" avait été évalué à 95 000 euro pour la première procédure d'adjudication. Or, l'offre la moins chère était de 304 150 euro, ce qui est apparu beaucoup trop élevé.
19 Koppensteiner a notamment fait valoir que, conformément à l'arrêt du 18 juin 2002, HI (C-92-00, Rec. p. I-5553), une décision du pouvoir adjudicateur de retirer un appel d'offres doit aussi pouvoir faire l'objet d'une procédure de recours et être annulée, le cas échéant, au motif qu'elle viole le droit communautaire en matière de marchés publics.
20 Dans la décision de renvoi, le Bundesvergabeamt rappelle que le système établi par le BVergG ne permet pas de faire examiner et, le cas échéant, annuler, dans le cadre d'un recours, le retrait de l'appel d'offres après l'ouverture des offres dans une procédure d'adjudication ouverte. Cette juridiction est compétente uniquement après le retrait d'un appel d'offres, pour vérifier si ce retrait était illégal en raison d'une violation du BVergG, le constat de cette illégalité permettant aux soumissionnaires évincés de fonder une action en dommages-intérêts à l'encontre du pouvoir adjudicateur.
21 Or, de l'avis du Bundesvergabeamt, les articles 1er, paragraphe 1, et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665 exigent, ainsi que la Cour l'a interprété dans l'arrêt HI, précité, qu'un ordre juridique national prévoie la possibilité d'annuler un retrait intervenu après l'ouverture des offres dans une procédure d'adjudication. La compétence de l'organe de contrôle pour constater l'illégalité d'un retrait, avec ensuite la possibilité de demander des dommages-intérêts, ne serait donc pas suffisante.
22 Dans ces conditions, le Bundesvergabeamt a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) Les dispositions combinées de l'article 1er et de l'article 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665 [...] sont-elles si inconditionnelles et précises qu'un particulier peut s'en prévaloir directement devant les juridictions nationales en cas de retrait d'un appel d'offres après l'ouverture des offres et être admis à engager un recours contre ce retrait ?
2) Si la première question appelle une réponse négative, les dispositions combinées de l'article 1er et de l'article 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665 [...] sont-elles à interpréter en ce sens que les États membres sont tenus d'ouvrir dans tous les cas, contre la décision d'un pouvoir adjudicateur de retirer un appel d'offres, préalable au retrait lui-même, avant l'attribution du marché (la décision de retrait étant assimilée à une décision d'attribution), une voie de recours par laquelle le justiciable, indépendamment de la possibilité de demander des dommages-intérêts après le retrait, peut obtenir l'annulation de la décision dès lors que les conditions sont réunies à cet effet ?"
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité
23 Le Gouvernement autrichien fait valoir notamment que le marché en cause au principal a été attribué, après la seconde procédure d'adjudication, à une autre entreprise que Koppensteiner et que les travaux de démolition sont déjà terminés. Dès lors, la réponse aux questions n'aurait plus aucun intérêt puisque Koppensteiner ne pourrait obtenir désormais que des dommages-intérêts, ce qui est, en tout état de cause, prévu par le BVergG. En outre, ce gouvernement précise que la juridiction de renvoi n'est pas compétente pour annuler la décision de retrait et que la réponse aux questions ne lui sera pas utile pour résoudre le litige au principal.
24 La BIG estime que la seconde question est purement hypothétique et donc irrecevable. Selon elle, étant donné que ledit marché a été attribué, la question serait dénuée de pertinence pour la solution du litige au principal dès lors qu'il est impossible pour le pouvoir adjudicateur de prendre, a posteriori, une décision de retirer cet appel d'offres.
25 À cet égard, il y a lieu de rappeler qu'il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies de litiges et doivent assumer la responsabilité des décisions judiciaires à intervenir d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l'interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir, notamment, arrêt du 27 février 2003, Adolf Truley, C-373-00, Rec. p. I-1931, point 21).
26 Si c'est à juste titre que le Gouvernement autrichien et la BIG ont rappelé que la Cour doit refuser de statuer sur une question préjudicielle lorsqu'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation du droit communautaire sollicitée n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal ou lorsque le problème est de nature hypothétique (voir, notamment, arrêt Adolf Truley, précité, point 22), les questions posées dans la présente affaire ne présentent pas de manière manifeste de telles caractéristiques.
27 En effet, en l'espèce, la juridiction de renvoi a exposé dans sa décision que les questions sont posées pour lui permettre de prendre position sur le point de savoir si la demande d'annulation du retrait du premier appel d'offres est irrecevable ou non et, le cas échéant, quels seraient les motifs d'une éventuelle irrecevabilité.
28 Il s'ensuit que la demande préjudicielle est recevable.
Sur le fond
29 Avant d'examiner les questions, qu'il convient de traiter ensemble, il y a lieu de rappeler que, dans son arrêt HI, précité, la Cour a relevé que:
- la décision de retrait d'un appel d'offres pour un marché public fait partie des décisions à l'égard desquelles les États membres sont tenus, en vertu de la directive 89-665, d'instaurer des procédures de recours en annulation, aux fins de garantir le respect des règles du droit communautaire en matière de marchés publics ainsi que des règles nationales transposant ce droit (point 54);
- la réalisation complète de l'objectif poursuivi par la même directive serait compromise s'il était loisible aux pouvoirs adjudicateurs de procéder au retrait d'un appel d'offres pour un marché public de services sans être soumis aux procédures de contrôle juridictionnel destinées à assurer à tous égards l'effectivité du respect des directives fixant des règles matérielles relatives aux marchés publics et des principes qui les sous-tendent (point 53).
30 Ainsi, dans ce même arrêt, la Cour a dit pour droit que les articles 1er, paragraphe 1, et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665 exigent que la décision du pouvoir adjudicateur de retirer l'appel d'offres pour un marché public puisse faire l'objet d'une procédure de recours et être annulée, le cas échéant, au motif qu'elle a violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.
31 Il résulte de ce qui précède que, dans la mesure où, en vertu du droit national, même interprété conformément aux exigences du droit communautaire, il n'est pas possible pour un soumissionnaire de contester une décision de retrait d'un appel d'offres en ce qu'il est contraire au droit communautaire et de demander pour cette raison son annulation, le droit national ne respecte pas les exigences des articles 1er, paragraphe 1, et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665.
32 Un juge national devant lequel un soumissionnaire demande l'annulation d'une décision de retrait d'un appel d'offres en ce que celle-ci est contraire au droit communautaire, et dont le droit national ne permet pas de juger cette demande, est dès lors confronté à la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelles conditions il est tenu, en vertu du droit communautaire, de déclarer recevable un tel recours en annulation.
33 À cet égard, il convient de relever que l'obligation des États membres, découlant d'une directive, d'atteindre le résultat prévu par celle-ci ainsi que leur devoir, en vertu de l'article 10 CE, de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution de cette obligation s'imposent à toutes les autorités des États membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, les autorités juridictionnelles (voir, notamment, arrêt du 4 mars 1999, HI, C-258-97, Rec. p. I-1405, point 25).
34 S'il appartient à l'ordre juridique de chaque État membre de désigner les instances de recours des États membres compétentes en matière de procédures de passation de marchés publics pour trancher les litiges qui mettent en cause des droits individuels dérivés de l'ordre juridique communautaire (voir, notamment, arrêts du 24 septembre 1998, Tögel, C-76-97, Rec. p. I-5357, point 28, et du 28 octobre 1999, Alcatel Austria e.a., C-81-98, Rec. p. I-7671, point 49), il n'apparaît pas que, dans le litige au principal, se trouve posé un problème de compétence juridictionnelle de cette nature.
35 En effet, en l'espèce, il est constant que, selon la législation nationale applicable, le Bundesvergabeamt est compétent pour connaître des recours relatifs à des "décisions", au sens de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 89-665, prises par des pouvoirs adjudicateurs dans des procédures de passation de marchés publics de services.
36 En outre, la juridiction de renvoi a indiqué (voir point 20 du présent arrêt) que la législation nationale applicable exclut l'examen et, le cas échéant, l'annulation dans le cadre d'un recours devant le Bundesvergabeamt de décisions consistant dans le fait du retrait de l'appel d'offres après l'ouverture des offres dans une procédure d'adjudication ouverte.
37 Or, ainsi qu'il a été rappelé au point 30 du présent arrêt, la Cour a déjà jugé que les articles 1er, paragraphe 1, et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665 s'opposent à une telle exclusion.
38 Lesdites dispositions de la directive 89-665 sont inconditionnelles et suffisamment précises pour fonder un droit en faveur d'un particulier qui, le cas échéant, peut s'en prévaloir contre un pouvoir adjudicateur tel que la BIG.
39 Dans ces conditions, la juridiction compétente est tenue de laisser inappliquées les règles nationales qui l'empêchent de respecter l'obligation qui découle des articles 1er, paragraphe 1, et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665.
Sur les dépens
40 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, LA COUR (deuxième chambre) dit pour droit:
La juridiction compétente est tenue de laisser inappliquées les règles nationales qui l'empêchent de respecter l'obligation qui découle des articles 1er, paragraphe 1, et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, telle que modifiée par la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services.