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Décisions

CJCE, 1re ch., 18 novembre 1999, n° C-275/98

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Unitron Scandinavia A/S, 3-S A/S, Danske Svineproducenters Serviceselskab

Défendeur :

Ministeriet for Fødevarer, Landbrug og Fiskeri

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Sevón

Avocat général :

M. Alber

Juges :

MM. Jann, Wathelet

Avocat :

Me Biering

CJCE n° C-275/98

18 novembre 1999

LA COUR (première chambre),

1. Par ordonnance du 15 juillet 1998, parvenue à la Cour le 20 juillet suivant, le Klagenævnet for Udbud (commission de recours en matière de marchés publics) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36-CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO L 199, p. 1).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Unitron Scandinavia A/S (ci-après "Unitron") et 3-S A/S, Danske Svineproducenters Serviceselskab (ci-après "3-S") au Ministeriet for Fødevarer, Landbrug og Fiskeri (ministère de l'Alimentation, de l'Agriculture et de la Pêche, ci-après le "ministère") au sujet de l'adjudication d'un marché public de marques auriculaires pour les porcins.

Le cadre juridique

3. L'article 1er, sous b), de la directive 93-36 dispose:

"Aux fins de la présente directive, on entend par:

...

b) 'pouvoirs adjudicateurs': l'État, les collectivités territoriales, les organismes de droit public et les associations formées par une ou plusieurs de ces collectivités ou de ces organismes de droit public.

On entend par 'organisme de droit public' tout organisme:

- créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d'intérêt général ayant un caractère autre qu'industriel ou commercial

et

- doté de la personnalité juridique

et

- dont soit l'activité est financée majoritairement par l'État, les collectivités territoriales ou d'autres organismes de droit public, soit la gestion est soumise au contrôle de ceux-ci, soit l'organe d'administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié est désignée par l'État, les collectivités territoriales ou d'autres organismes de droit public".

4. L'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36 prévoit:

"Lorsqu'un pouvoir adjudicateur au sens de l'article 1er point b) octroie à une entité autre qu'un tel pouvoir adjudicateur, quel que soit son statut juridique, des droits spéciaux ou exclusifs d'exercer une activité de service public, l'acte par lequel ce droit est octroyé stipule que l'entité concernée doit respecter, pour les marchés publics de fournitures qu'elle passe avec des tiers dans le cadre de cette activité, le principe de non-discrimination en raison de la nationalité."

5. Le Klagenævnet for Udbud a été institué par la loi danoise n° 344, du 6 juin 1991, modifiée ensuite à plusieurs reprises, dans le cadre de la mise en œuvre de la directive 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), modifiée depuis par l'article 41 de la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1).

Le litige au principal

6. En vertu de la directive 92-102-CEE du Conseil, du 27 novembre 1992, concernant l'identification et l'enregistrement des animaux (JO L 355, p. 32), une marque auriculaire doit être appliquée sur les porcins afin de permettre de déterminer leur provenance. La réglementation danoise transposant cette directive prévoit que, après leur agrément par la direction vétérinaire relevant du ministère, les marques sont fournies par les Danske Slagterier (abattoirs danois, ci-après les "DS"), qui sont une entreprise privée.

7. Afin de limiter le nombre des marques agréées pour les porcins, la direction vétérinaire et les DS ont mis en place une procédure d'adjudication. En novembre 1996, les DS, qui étaient chargés de sa mise en œuvre, ont envoyé des dossiers d'adjudication à un certain nombre de fournisseurs potentiels et, à l'issue de la procédure, ont conclu des contrats de fournitures, d'une durée de trois ans à partir du 1er avril 1997, avec les firmes Allflex dan-mark ApS et Daploma A/S.

8. Unitron et 3-S sont des producteurs de marques auriculaires pour porcins. Dans une plainte introduite devant le Klagenævnet for Udbud, elles font valoir que les DS servent un intérêt public et agissent en réalité pour le compte du ministère, en sorte qu'ils devraient être assimilés à un pouvoir adjudicateur au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 93-36. À titre subsidiaire, les demanderesses au principal soutiennent que les DS auraient dû suivre la procédure prévue à l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36.

9. Par décision du 22 janvier 1998, le Klagenævnet for Udbud a d'abord jugé que les DS étaient effectivement les acquéreurs des marques auriculaires auprès des fournisseurs et que le montant de ce marché dépassait le seuil visé à l'article 5 de la directive 93-36.

10. Il a ensuite relevé que l'attribution, par le ministère, de la gestion du système des marques auriculaires à une entreprise aurait probablement dû faire l'objet d'une procédure d'adjudication conformément à la directive 93-36. Il a toutefois constaté que cette question ne faisait pas l'objet de la procédure pendante devant lui.

11. Enfin, après avoir considéré que les DS n'étaient pas un pouvoir adjudicateur au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 93-36, le Klagenævnet for Udbud a écarté l'argument des demanderesses au principal selon lequel cette directive devait être appliquée aux DS par analogie.

12. S'agissant du moyen subsidiaire tiré de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36, le Klagenævnet for Udbud relève que cette disposition reprend en substance le contenu de l'article 2, paragraphe 3, de la directive 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO 1977, L 13, p. 1), texte adopté à une époque où il n'existait pas encore de directive relative aux marchés publics de services.

13. Comme les marchés publics de services ont fait l'objet de la directive 92-50, le Klagenævnet for Udbud s'interroge sur la portée actuelle de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36, dans la mesure où il reprend en substance un texte antérieur à la directive 92-50.

14. Dans ces circonstances, le Klagenævnet for Udbud a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1) L'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36-CEE du Conseil portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures conserve-t-il une portée autonome après l'adoption de la directive 92-50-CEE du Conseil portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (modifiées toutes deux par la directive 97-52-CE du Parlement européen et du Conseil) ?

2) En cas de réponse affirmative à la première question, la disposition implique-t-elle alors que, dans le cas où un pouvoir adjudicateur confie la gestion d'un système de marquage auriculaire des porcins à une entreprise privée qui n'est pas un tel pouvoir, le pouvoir adjudicateur est tenu de prescrire, d'une part, que l'entreprise doit respecter l'interdiction de discrimination fondée sur la nationalité dans les contrats de fournitures conclus avec des tiers et, d'autre part, que les achats des produits liés au système doivent faire l'objet d'une adjudication publique si la valeur des fournitures dépasse le seuil prévu dans la directive 93-36 ?"

Sur la recevabilité

15. À titre liminaire, il y a lieu de souligner que, ainsi que M. l'avocat général l'a justement analysé aux points 17 et 18 de ses conclusions, le Klagenævnet for Udbud est une juridiction au sens de l'article 177 du traité.

16. Le ministère considère que la Cour devrait refuser de répondre aux questions préjudicielles au motif que, quelle que soit l'interprétation donnée à la disposition faisant l'objet des questions, la situation juridique des demanderesses au principal n'en sera pas pour autant modifiée.

17. Selon le défendeur au principal, si, d'une part, l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36 devait être interprété en ce sens qu'il imposerait uniquement au ministère d'exiger que les DS respectent le principe de non-discrimination, cette interprétation ne changerait rien pour Unitron et 3-S qui sont toutes deux établies au Danemark. Si, d'autre part, cette disposition devait être interprétée en ce sens qu'elle imposerait une obligation d'adjudication conforme à cette directive, les demanderesses au principal ne pourraient pas non plus bénéficier de cette interprétation, car, selon le ministère, une nouvelle adjudication conforme aux dispositions de la directive 93-36 a eu lieu après l'adjudication qui fait l'objet du litige au principal et a fait disparaître une infraction éventuelle.

18. À cet égard, il suffit de constater qu'il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu'il pose à la Cour (voir, notamment, arrêt du 15 décembre 1995, Bosman, C-415-93, Rec. p. I-4921, point 59). La Cour ne peut rejeter une demande formée par une juridiction nationale que lorsqu'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation ou l'appréciation de la validité d'une règle communautaire, demandées par cette juridiction, n'ont aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal, ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait ou de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions posées (voir, notamment, arrêts Bosman, précité, point 61, et du 29 juin 1999, Butterfly Music, C-60-98, non encore publié au Recueil, point 13).

19. Tel n'est pas le cas en l'espèce. En effet, il ne saurait être exclu que, en fonction des réponses apportées aux questions préjudicielles, le Klagenævnet for Udbud soit amené à annuler la procédure d'adjudication en cause au principal ou à constater son irrégularité. Il n'appartient pas à la Cour d'apprécier les conséquences que pourrait avoir, selon le droit national, le fait qu'une nouvelle procédure d'adjudication conforme aux dispositions de la directive 93-36 a eu lieu après l'introduction de l'affaire au principal.

20. Il s'ensuit que les questions préjudicielles sont recevables.

Sur la première question

21. Il y a lieu de constater, en premier lieu, que la directive 93-36 a été adoptée postérieurement à la directive 92-50.

22. Il ressort, en second lieu, du deuxième considérant de la directive 93-36 qu'elle a pour but, notamment, d'aligner les dispositions en matière de passation des marchés publics de fournitures sur les dispositions de la directive 92-50. Ces dernières ont donc été explicitement prises en considération lors de l'adoption de la directive 93-36.

23. Il s'ensuit que les dispositions de la directive 92-50 ne sauraient influencer la portée des dispositions de la directive 93-36, y compris celles qui figuraient déjà dans la directive 77-62.

24. S'agissant plus particulièrement de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36, cette interprétation est confirmée par le fait que cette disposition ne régit pas uniquement des situations dans lesquelles la directive 92-50 est applicable. Il ne saurait donc être soutenu que la directive 92-50 l'a privée de son objet.

25. Il convient, par conséquent, de répondre à la première question que l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36 a une portée autonome par rapport aux dispositions de la directive 92-50.

Sur la seconde question

26. Il ressort des constatations de la juridiction de renvoi que les DS ne sont pas un pouvoir adjudicateur au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 93-36.

27. Il s'ensuit que l'obligation, prévue à l'article 6, paragraphe 1, de la directive 93-36, d'appliquer les procédures d'adjudication définies à l'article 1er, sous d), e) et f), de cette directive n'incombe pas à une entité telle que les DS.

28. En outre, la directive 93-36 ne contient pas de disposition comparable à l'article 3, paragraphe 3, de la directive 92-50 ou à l'article 2, paragraphe 1, de la directive 93-37-CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 199, p. 54), qui oblige les pouvoirs adjudicateurs à faire respecter les dispositions de ces directives dans le cas de certains marchés passés par des entités autres que des pouvoirs adjudicateurs.

29. Au contraire, en vertu de l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36, lorsqu'une entité autre qu'un pouvoir adjudicateur se voit octroyer, par un pouvoir adjudicateur, des droits spéciaux ou exclusifs d'exercer une activité de service public, il est uniquement exigé que l'acte par lequel ce droit est octroyé stipule que ladite entité doit respecter, pour les marchés publics de fournitures qu'elle passe avec des tiers dans le cadre de cette activité, le principe de non-discrimination en raison de la nationalité.

30. Il ressort donc d'une interprétation systématique de cette disposition que le pouvoir adjudicateur n'est pas tenu d'exiger de l'entité en question qu'elle respecte les procédures d'adjudication prévues par la directive 93-36.

31. Il convient toutefois de noter que le principe de non-discrimination en raison de la nationalité ne saurait être interprété restrictivement. Il implique, notamment, une obligation de transparence afin de permettre au pouvoir adjudicateur de s'assurer de son respect.

32. En conséquence, il y a lieu de répondre à la seconde question que l'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36 doit être interprété de la manière suivante:

- Il impose à un pouvoir adjudicateur qui octroie des droits spéciaux ou exclusifs d'exercer une activité de service public à une entité autre qu'un tel pouvoir adjudicateur d'exiger de celle-ci qu'elle respecte, pour les marchés publics de fournitures qu'elle passe avec des tiers dans le cadre de cette activité, le principe de non-discrimination en raison de la nationalité.

- En revanche, il n'impose pas, dans de telles circonstances, au pouvoir adjudicateur d'exiger de l'entité en question qu'elle respecte, pour la passation de tels marchés publics de fournitures, les procédures d'adjudication prévues par la directive 93-36.

Sur les dépens

33. Les frais exposés par la Commission, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (première chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le Klagenævnet for Udbud, par ordonnance du 15 juillet 1998, dit pour droit:

1) L'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36-CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures, a une portée autonome par rapport aux dispositions de la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services.

2) L'article 2, paragraphe 2, de la directive 93-36 doit être interprété de la manière suivante:

- Il impose à un pouvoir adjudicateur qui octroie des droits spéciaux ou exclusifs d'exercer une activité de service public à une entité autre qu'un tel pouvoir adjudicateur d'exiger de celle-ci qu'elle respecte, pour les marchés publics de fournitures qu'elle passe avec des tiers dans le cadre de cette activité, le principe de non-discrimination en raison de la nationalité.

- En revanche, il n'impose pas, dans de telles circonstances, au pouvoir adjudicateur d'exiger de l'entité en question qu'elle respecte, pour la passation de tels marchés publics de fournitures, les procédures d'adjudication prévues par la directive 93-36.