Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 13 décembre 2005, n° ECEC0812909X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Appia Revillon (Sté), Entreprise Roger Martin (Sté)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Carre-Pierrat

Conseillers :

M. Le Dauphin, Mme Mouillard

Avoués :

Mes Buret, Bodin-Casalis

Avocats :

Mes Lacaze, David, Spiguelaire

CA Paris n° ECEC0812909X

13 décembre 2005

Par lettre enregistrée le 12 octobre 1999, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées dans le secteur des marchés de travaux publics de voirie en Côte-d'Or, à l'occasion de sept marchés passés par le Conseil général de ce département ou la commune de Longvic.

Après avoir notifié des griefs à quatre entreprises concernant deux marchés passés par le conseil général, le Conseil de la concurrence, par décision n° 05-D-17 du 27 avril 2005, a décidé que les sociétés Appia Sud Bourgogne, Roger Martin Rougeot et EGTP avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce, a infligé aux trois premières les sanctions pécuniaires respectives de 185 000 euro, 290 000 euro et 50 000 euro et a ordonné la publication de la décision à leurs frais.

LA COUR :

Vu les recours formés, le 2 juin 2005 par la société Appia Revillon, venant aux droits de la société Appia Bourgogne Jura, anciennement dénommée Appia Sud Bourgogne, et le 9 juin 2005 par la SAS Entreprise Roger Martin (ci-après l'Entreprise Roger Martin) ;

Vu le mémoire déposé le 7 juillet 2005 par la société Appia Revillon à l'appui de son recours, soutenu par son mémoire en réplique du 17 octobre 2005, par lequel cette société demande à la cour :

- à titre principal, de réformer la décision du Conseil et de juger que les éléments retenus à son encontre sont dénués de force probante, qu'elle n'a pas participé à une entente anticoncurrentielle et doit être mise hors de cause ;

- à titre subsidiaire, de dire la sanction prononcée par le Conseil disproportionnée et réformer la décision en réduisant substantiellement la sanction, et d'ordonner le remboursement des sommes versées assorties des intérêts au taux légal à compter du prononcé ;

Vu le mémoire déposé le 8 juillet 2005 par l'Entreprise Roger Martin à l'appui de son recours, soutenu par son mémoire en réplique du 17 octobre 2005, par lequel cette dernière demande à la cour de :

- vu l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, annuler la décision déférée, à tout le moins écarter des débats les observations du Conseil de la concurrence du 3 octobre 2005 ainsi que les observations et arguments présentés par le ministre de l'Economie et le Conseil de la concurrence ;

- constater que les faits sont prescrits ; constater qu'ont été irrégulièrement obtenus :

- les déclarations et agenda professionnel de M. Jean-Philippe Donnini, selon procès-verbal du 3 juin 1998 ;

- le document intitulé " bordereau de prix et devis estimatif " de Gerland BFC, tel que décrit ci-dessus et communiqué aux enquêteurs par EGTP selon procès-verbal du 18 juin 1998 ;

- les déclarations de M. Roger Phelut, PDG de la société EGTP, selon procès-verbal du 17 juillet 1998 ;

- les déclarations de M. Patrick Perron, ingénieur d'étude au sein de l'entreprise Gerland, selon procès-verbal du 25 septembre 1998 ;

- écarter ces pièces des débats ;

- constater que, quand bien même ces pièces ne seraient pas écartées des débats, aucun élément de l'enquête ne permet d'établir l'échange d'information allégué, qu'en tout état de cause, elle n'a commis aucun acte d'entente illicite, que les faits n'ont eu aucun objet ou effet, avéré ou potentiel, sensible ;

- en conséquence, annuler purement et simplement la décision déférée, si la cour entendait se prononcer sur les pratiques dont elle est saisie, pour les motifs ci-dessus invoqués, réformer la décision déférée et dire n'y avoir lieu à sanction ;

- à titre subsidiaire, réformer la décision en ce qui concerne le quantum de la condamnation prononcée et la réduire à de plus justes proportions ;

- ordonner, en tant que de besoin, restitution de toute somme versée en exécution de la décision attaquée;

Vu les observations écrites du Conseil de la concurrence en date du 3 octobre 2005 ;

Vu les observations écrites du ministre chargé de l'Economie, en date du 29 septembre 2005, tendant au rejet des recours ;

Vu les observations écrites du Ministère public, mises à la disposition des parties à l'audience ;

Ouï à l'audience publique du 2005, en leurs observations orales, les conseils des parties requérantes, ainsi que les représentants du ministre chargé de l'Economie et le Ministère public, chaque partie requérante ayant été mise en mesure de répliquer ;

Sur ce :

Sur les moyens de procédure

Sur la procédure suivie devant la cour

Considérant que l'Entreprise Roger Martin fait valoir que l'intervention du Conseil de la concurrence dans la procédure de recours contre ses propres décisions et, de surcroît, le fait qu'il modifie et aggrave les données qu'il avait retenues ont été jugés contraires au principe de l'égalité des armes posé par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales et doivent conduire à l'annulation de la décision, à tout le moins à écarter des débats lesdites observations ;

Mais considérant que la faculté offerte au Conseil par l'article 9, alinéa 1er, du décret du 19 octobre 1987, de présenter dans la procédure du recours des observations écrites communiquées aux parties ne porte pas atteinte par elle-même aux droits de l'entreprise poursuivie à un procès équitable dès lors que cette dernière dispose de la faculté de répliquer par écrit et oralement à ces observations ; qu'au demeurant, et contrairement à ce qui est allégué, le Conseil de la concurrence n'a invoqué aucun élément de fait ou de droit qui n'eût été débattu devant lui, hormis ceux destinés à répondre aux moyens, notamment de prescription, qui n'avaient pas été soulevés devant cette instance ; qu'ainsi, il n'a nullement " aggravé les données qu'il avait retenues " ;

Et considérant que l'Entreprise Roger Martin ne fait valoir aucun moyen au soutien de sa prétention à voir écarter des débats les observations du ministre de l'Economie ;

Que ses demandes de ce chef seront donc écartées ;

Sur la procédure antérieure

Sur la prescription

Considérant que c'est à tort que l'Entreprise Roger Martin soutient que les faits poursuivis sont prescrits au motif que le rapport ne mentionne aucun acte interruptif au cours du délai de trois ans qui a suivi la désignation du rapporteur, le 22 novembre 1999 ; qu'en effet, le dossier contient divers actes d'investigation effectués par le rapporteur au cours de cette période, notamment des demandes de renseignements et de communication de pièces adressées au Conseil général de la Côte-d'Or le 11 juillet 2002, à la mairie de Longvic le 25 septembre 2002, aux entreprises Hubert Rougeot, EX, Snel, Eurovia Bourgogne, Colas Est, SCR Bourgogne, ainsi qu'à l'Entreprise Roger Martin elle-même le 30 septembre 2002 ; que le moyen manque par le fait qui lui sert de fondement ;

Sur la régularité des procès-verbaux

Considérant, en premier lieu, que c'est en vain que l'Entreprise Roger Martin conteste la validité du procès-verbal du 18 juin 1998 par lequel les enquêteurs, agissant en application de l'article 47 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l'article L. 450-3 du Code de commerce, se sont présentés dans les locaux de la société EGTP et se sont fait remettre par la secrétaire trois dossiers, en l'absence du président de la société qui n'avait pu être joint ;

Qu'en effet, ce procès-verbal mentionne que l'objet de l'enquête a été porté à la connaissance tant de cette secrétaire à 10 h 30, que du président, M. Phelut, lorsque celui-ci s'est présenté à 11 heures, l'accomplissement de cette formalité résultant suffisamment de la mention pré-imprimée selon laquelle l'objet de l'enquête relative à la vérification du respect des dispositions des titres III et IV de l'ordonnance du 1er décembre 1986 a été indiqué par les enquêteurs, complétée en tant que de besoin, par les demandes de communication des dossiers relatifs aux marchés passés par le conseil général de la Côte-d'Or pour l'aménagement du RD 20 dans la traversée de Mailly, la mise aux normes du RD 70 entre Marcigny-sous-Thil et Maison-de-Paille et l'aménagement du RD 970 dans la traversée de Saint-Thibault ;

Qu'au surplus, l'exercice par les enquêteurs de leur droit de communication à l'occasion d'un transport dans les locaux professionnels de l'entreprise n'étant pas subordonné à la présence sur les lieux d'une personne ayant pouvoir de diriger, de gérer ou même d'engager à titre habituel ladite entreprise, ces mêmes enquêteurs ont pu valablement se faire remettre par cette secrétaire, dûment informée de l'objet de leur enquête ainsi qu'il vient d'être dit, les documents s'y rapportant ;

Considérant que, de même, sont réguliers les procès-verbaux dressés le 18 juin 1998, le 17 juillet 1998 et le 25 septembre 1998, qui comportent la mention pré-imprimée selon laquelle l'objet de l'enquête, à savoir la vérification du respect des dispositions des titres III et IV de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a été indiqué aux intéressés, dont les déclarations se rapportant aux marchés en cause démontrent d'ailleurs qu'ils étaient précisément informés des éléments recherchés par les enquêteurs ;

Considérant enfin qu'aucune disposition légale ou réglementaire n'impose la transcription des questions dans les procès-verbaux d'audition et qu'aucune atteinte au principe de loyauté ne saurait résulter de cette absence de transcription ;

Qu'il suit de là que les procès-verbaux contestés, qui sont réguliers, ne seront pas écartés des débats ;

Sur les moyens de fond

Considérant que le Conseil de la concurrence a retenu que la société Appia Sud Bourgogne, assurant la continuité économique et fonctionnelle de la société Gerland, et l'Entreprise Roger Martin avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce pour avoir échangé, antérieurement au dépôt des offres, des informations relatives aux prix du lot 2 du marché RD 20 passé en 1998 par le Conseil général de la Côte-d'Or, cette pratique, constitutive d'une entente, ayant eu pour objet de faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché et pour effet de tromper le conseil général quant à la réalité et l'étendue de la concurrence s'exerçant entre les entreprises soumissionnaires ;

Qu'il s'est fondé pour ce faire sur un échange d'informations, alors non contesté par les parties, qui avait eu lieu lors d'une réunion organisée le 3 juin 1998 chez EGTP à Genlis en vue de formuler une réponse en groupement (EGTP et l'Entreprise Roger Martin, Gerland intervenant comme sous-traitant) pour le lot 1 du même marché et qui s'était traduite par une étude de prix, élaborée par la société Gerland et mise en forme par EGTF, comportant les estimations des prix non seulement pour le lot 1 auquel elles ont postulé ensemble, mais aussi pour le lot 2 pour lequel l'Entreprise Roger Martin et la société Gerland (Appia Sud Bourgogne) ont présenté des offres indépendantes, sans être toutefois les moins-disantes ;

Considérant que c'est en vain que l'Entreprise Roger Martin soutient à présent que l'échange d'information n'est pas établi, aux motifs que rien ne démontrerait que le représentant de la société Gerland ait été présent à cette réunion, ni qu'il ait remis une étude de prix, ni que cette étude de prix lui ait été communiquée, ou encore que cette communication a été fortuite, qu'en effet M. Phelut, dirigeant de la société EGTP, chez qui l'étude de prix pour les lots 1 et 2 a été trouvée, a déclaré que " les trois entreprises Roger Martin, Gerland et EGTP ont défini des prix de soumission lors d'une réunion à Genlis (MM. Donnini, Perron et moi-même), après confrontation des études de prix de chaque entreprise ", qu'il important peu que, pour sa part, M. Perron, ingénieur d'étude pour l'entreprise Gerland, ait affirmé ne pas se souvenir s'il avait participé à une telle réunion, tout en reconnaissant d'ailleurs avoir établi une étude de prix le 2 juin 1998, M. Donnini, responsable d'agence pour l'Entreprise Roger Martin ayant de son côté confirmé la réunion, qui figurait du reste sur son agenda ;

Considérant que les parties requérantes contestent la caractérisation de l'infraction, la société Appia Revillon soutenant en particulier que le seul fait de communiquer des informations ne suffit pas à constituer une entente, que décider le contraire reviendrait à interdire toute tentative de groupement, comme c'était le cas en l'espèce ; qu'elle ajoute que les informations échangées n'ont pas été utilisées pour l'établissement d'offres ultérieures ;

Mais considérant que le seul échange d'informations antérieurement au dépôt des offres constitue une entente lorsque, comme en l'espèce, ces informations portent sur les prix que les soumissionnaires envisagent de proposer, réduisant ainsi sensiblement l'incertitude sur la stratégie des concurrents et donc l'autonomie de prise de décision des entreprises concernées ;

Qu'en admettant même que les parties aient eu alors le projet de soumissionner en groupe, le seul fait de s'être communiqué leurs prix leur interdisait de présenter des offres, en apparence concurrentes, sans informer le maître de l'ouvrage de ce que cette concurrence avait été irrémédiablement faussée par l'échange d'informations intervenue dans le cadre du projet de groupement; qu'il n'est pas déterminant pour la caractérisation de l'infraction que les prix alors envisagés n'aient pas été ceux finalement proposés, pas plus qu'il n'est nécessaire de démontrer que chacune savait que l'autre soumissionnerait séparément ;

Que l'entente est donc établie ;

Considérant qu'aux termes de l'article 464-2 du Code de commerce, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise sanctionnée ; qu'elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ;

Qu'à cet égard, il y a lieu de relever qu'en dépit de la gravité intrinsèque des comportements visés, justement relevée par le Conseil de la concurrence, le dommage à l'économie est demeuré très limité dans la mesure où était concerné un marché qui n'excédait pas 83 000 euro et où aucune des entreprises sanctionnées n'a été finalement attributaire, leurs offres s'étant avérées nettement plus élevées que celles de l'entreprise moins-disante (+ 7,4 % pour l'Entreprise Roger Martin et + 7,1 % pour Gerland) ; qu'eu égard à cette constatation, et aux chiffres d'affaires des entreprises pour l'exercice 2004 tels qu'énoncés par le Conseil de la concurrence (23 049 508 euro pour la société Appia Revillon, et 58 465 778 euro pour l'Entreprise Roger Martin), le principe de proportionnalité ci-dessus rappelé impose de réduire les sanctions comme il sera indiqué au dispositif ;

Considérant que le présent arrêt constitue le titre ouvrant droit à restitution des sommes versées au titre de l'exécution de la décision, lesdites sommes assorties des intérêts au taux légal à compter de la notification de l'arrêt, valant mise en demeure ; qu'il n'y a donc pas lieu de statuer sur la demande des parties requérantes tendant à cette restitution ;

Par ces motifs : Rejette les recours en ce qu'ils tendent à l'annulation de la décision ; Réforme la décision mais seulement en ce qui concerne le montant des sanctions pécuniaires et, statuant à nouveau, inflige à la société Appia Revillon une sanction de 60 000 euro et à l'Entreprise Roger Martin une sanction de 100 000 euro ; Dit que chacune des parties conservera la charge de ses dépens ;

(*) Décision n° 05-D-17 du Conseil de la concurrence en date du 27 avril 2005 parue dans le BOCCRF n° 9 du 28 octobre 2005.