CJCE, 4 décembre 1986, n° 71-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
État néerlandais
Défendeur :
Federatie Nederlandse Vakbeweging
LA COUR,
1. Par ordonnance du 13 mars 1985, parvenue à la Cour le 18 mars 1985, le Gerechtshof de la Haye a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles portant sur l'interprétation de l'article 4 de la directive 79-7 du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO 1979, L 6, p. 24), et visant à savoir si cette disposition peut être considérée comme ayant des effets directs aux Pays-Bas depuis le 23 décembre 1984, date à laquelle les Etats membres auraient dû avoir pris les mesures nécessaires en vue d'en assurer l'exécution.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une action engagée par la Federatie Nederlandse Vakbeweging (fédération néerlandaise des syndicats, ci-après la 'FNV') contre l'Etat néerlandais. Cette action vise à faire reconnaitre que l'Etat néerlandais a agi illégalement en maintenant en vigueur ou en refusant de ne pas appliquer, au-delà du 23 décembre 1984, l'article 13, paragraphe 1, sous L), de la Wet Werkloosheidsvoorziening (loi néerlandaise sur les secours aux chômeurs, ci-après " WWV ") qui exclut du 'droit à prestations le travailleur qui, ayant le statut de femme mariée, ne peut pas être qualifié de chef de famille (Kostwinster) en vertu des dispositions réglementaires arrêtées par le ministre compétent, après avis de la commission centrale, ou qui ne vit pas en permanence séparé de son conjoint'. La FNV soutient que les femmes mariées exclues du bénéfice des allocations de chômage par la disposition précitée ont acquis un droit à ces prestations au titre des dispositions combinées de la WWV et de l'article 4 de la directive 79-7 (ci-après la directive).
3. Il n'est pas contesté que l'article 13, paragraphe 1, sous L), de la WWV est contraire au principe d'égalité de traitement défini à l'article 4 de la directive.
4. Il ressort du dossier que le Gouvernement néerlandais entendait initialement, dans le cadre d'une large reforme du système de sécurité sociale, faire coïncider la transposition de la directive avec une fusion de la WWV et de la Werkloosheidswet (loi sur l'assurance chômage, ci-après 'WW'). Cette reforme devait entrainer l'abrogation de la condition relative au statut de chef de famille.
5. Après qu'il fût apparu que cette fusion ne pourrait se faire avant le 23 décembre 1984, un projet de loi provisoire modifiant l'article 13, paragraphe 1, sous L), de la WWV, qui visait à étendre aux chômeurs masculins la condition relative au statut de chef de famille, a été proposé par le gouvernement, mais rejeté par la deuxième chambre du Parlement le 13 décembre 1984. Par lettre du 18 décembre 1984, le secrétaire détat aux affaires sociales et à l'emploi a annoncé au Président de la deuxième chambre du parlement le dépôt d'un nouveau projet de loi dont les règles devaient rétroagir au 23 décembre 1984 afin de mettre la directive en œuvre dans les délais. Le Parlement était invité à l'approuver avant le 1er mars 1985 (projet n° 18849 présenté le 6 février 1985).
6. Par ailleurs, le secrétaire d'état a fait savoir aux autorités compétentes, par circulaire du 21 décembre 1984, que les dispositions litigieuses de la WWV devaient continuer à être appliquées dans l'attente de la loi modificative à effet rétroactif.
7. La demanderesse au principal, dont les statuts prévoient la défense des travailleurs et de leurs familles, a assigné l'Etat néerlandais en référé devant le Président de l'Arrondissementsrechtbank de la Haye en demandant à ce qu'il soit enjoint à l'Etat de ne pas appliquer ou, du moins, de ne pas donner effet à l'article 13, paragraphe 1, sous L), de la WWV en ce qui concerne la notion de chef de famille jusqu'a l'entrée en vigueur de la nouvelle législation. Par ordonnance du 17 janvier 1985, le Président a enjoint à l'Etat néerlandais de modifier l'article 13 en cause avant le 1er mars 1985. L'administration ainsi que la FNV ont interjeté appel de cette décision.
8. Estimant imprécise la portée de la directive, le Gerechtshof de la Haye, saisi de l'appel, a sursis a statuer et a posé à la Cour trois questions libellées dans les termes suivants :
' 1) l'article 4 de la directive 79-7 a-t-il un effet direct à partir du 23 décembre 1984 et en résulte-t-il qu'à partir de cette date l'article 13, paragraphe 1, ab initio et sous L), de la Wet Werkloosheidsvoorziening néerlandaise (loi sur les secours aux chômeurs) n'est plus applicable et que les femmes exclues du nombre des prestations par cette disposition ont acquis un droit à prestation à partir de cette date ?
2) le fait que, hormis la possibilité d'abroger sans plus la disposition mentionnée dans la première question, l'Etat néerlandais disposait d'autres possibilités pour mettre en œuvre la directive, comme celle de soumettre, en liaison avec l'abrogation de la disposition précitée, le droit à prestation à des conditions plus rigoureuses et de limiter le droit à prestation pour les chômeurs âgés de moins de 35 ans afin de financer les conséquences de l'abrogation, est-il déterminant à cet égard ?
3) Est-il important, dans ce contexte, que l'abrogation de la disposition en cause rende nécessaire de prévoir une disposition transitoire et qu'il se présente un choix entre diverses possibilités ?'
9. Il ressort du dossier que l'article 13, paragraphe 1, sous L), de la WWV a été abrogé, avec effet rétroactif au 23 décembre 1984, par la loi du 24 avril 1985, stb. 230, entrée en vigueur le 1er mai 1985. La loi précise que l'abolition de la condition relative à la qualité de chef de famille ne s'applique pas aux travailleurs dont l'Etat de chômage a commencé avant le 23 décembre 1984. En vue d'assurer le financement du régime de prestations au titre de la WWV, la loi réduit, en outre, la durée de ces prestations pour les chômeurs - masculins ou féminins - n'ayant pas atteint l'âge de 35 ans.
10. Il s'ensuit que, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 24 avril 1985, les chômeurs masculins et féminins sont soumis à un même régime, également pour la période entre le 23 décembre 1984 et la date de cette entrée en vigueur, étant entendu toutefois que des différences basées sur la qualité de chef de famille continuent d'affecter le droit aux prestations des chômeurs dont l'Etat de chômage a commencé avant le 23 décembre 1984.
11. Pour ce qui est de l'argumentation détaillée des parties, il est fait renvoi au rapport d'audience qui est annexé au présent arrêt.
Sur la première question
12. Par la première question, le Gerechtshof vise, en substance, à savoir si l'article 4, paragraphe 1, de la directive fait naître des droits au profit des particuliers à compter de l'expiration du délai accorde aux Etats membres pour s'y conformer, et, dans le cas d'une réponse affirmative, si les femmes mariées exclues par la législation nationale ont acquis à partir de cette date un droit à prestations dans les mêmes conditions que les hommes.
13. Il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, formulée notamment dans l'arrêt du 19 janvier 1982 (Becker, 8-81, Rec. p. 53), dans tous les cas où les dispositions d'une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, les particuliers sont fondés à les invoquer à défaut de mesures d'application prises dans les délais, à l'encontre de toute disposition nationale non conforme à la directive, ou encore en tant qu'elles sont de nature à définir des droits que les particuliers sont en mesure de faire valoir à l'égard de l'Etat.
14. Cette jurisprudence se fonde sur la considération qu'il serait incompatible avec le caractère contraignant que l'article 189 du traité CEE reconnait à la directive d'exclure en principe que l'obligation qu'elle impose puisse être invoquée par des personnes concernées. La Cour en a tiré la conséquence que l'Etat membre qui n'a pas pris, dans les délais, les mesures d'exécution imposées par la directive, ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement, par lui-même, des obligations qu'elle comporte.
15. Le Gerechtshof veut savoir si un tel caractères peut-être reconnu à l'article 4, paragraphe 1, de la directive et si, par conséquent, ledit article a fait naître des droits au profit des particuliers aux Pays-Bas entre le 23 décembre 1984, date à laquelle la directive devait être transposée et la date à laquelle la nouvelle législation nationale en la matière a été adoptée.
16. L'article 1er de la directive en question exprime sa finalité dans les termes suivants : 'la présente directive vise la mise en œuvre progressive, dans le domaine de la sécurité sociale et autres éléments de protection sociale prévus à l'article 3, du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, ci-après dénommé 'principe de l'égalité de traitement'.'
17. Comme la Cour l'a récemment jugé dans son arrêt du 24 juin 1986 (Drake, 150-85, Rec. 1986, p. 1995), la finalité exprimée dans l'article 1er de la directive 79-7 est mise en œuvre par son article 4, paragraphe 1, qui interdit en matière de sécurité sociale toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'Etat matrimonial ou familial, en particulier en ce qui concerne le champ d'application des régimes de sécurité sociale et les conditions d'accès à ces régimes.
18. Il convient d'observer que, considère en lui-même, et compte tenu de la finalité de ladite directive et de son contenu, l'article 4, paragraphe 1, exclut toute discrimination fondée sur le sexe d'une manière générale et dans des termes non équivoques. La disposition est donc suffisamment précise pour être invoquée par un justiciable et appliquée par le juge. Toutefois, il reste à examiner si l'interdiction de discrimination qu'elle pose peut être considérée comme inconditionnelle, compte tenu des dérogations qu'elle prévoit à l'article 7 et du fait que, selon le libellé de l'article 5, les Etats membres doivent prendre certaines mesures afin d'assurer l'application du principe de l'égalité de traitement dans le cadre du droit national.
19. En ce qui concerne d'abord l'article 7, il convient d'observer que cette disposition a simplement pour effet de réserver aux Etats membres la faculté d'exclure du champ d'application de la directive quelques domaines bien déterminés, mais n'impose aucune condition à l'application du principe de l'égalité de traitement en ce qui concerne l'article 4 de la directive. Il s'ensuit que l'article 7 n'est pas pertinent en l'espèce.
20. Quant à l'article 5, obligeant les Etats membres à prendre 'les mesures nécessaires afin que soient supprimées les dispositions législatives, réglementaires et administratives contraires au principe de l'égalité de traitement', on ne peut déduire de ses termes qu'il prévoit des conditions auxquelles l'interdiction de discrimination est soumise. En effet, tandis qu'il réserve aux Etats membres un pouvoir d'appréciation quant aux moyens, l'article 5 impose le résultat que ces moyens doivent réaliser, à savoir la suppression de toutes dispositions contraires au principe de l'égalité de traitement.
21. Il en résulte que l'article 4, paragraphe 1, de la directive ne confère nullement aux Etats membres la faculté de conditionner ou de restreindre l'application du principe de l'égalité de traitement dans son champ d'application propre, et que cette disposition est suffisamment précise et inconditionnelle pour pouvoir être invoquée depuis le 23 décembre 1984, à défaut de mesures d'application, par les particuliers devant les juridictions nationales pour écarter l'application de toute disposition nationale non conforme audit article.
22. Il s'ensuit que, jusqu'au moment ou le gouvernement national adopte les mesures d'exécution nécessaires, les femmes ont le droit d'être traitées de la même façon et de se voir appliquer le même régime que les hommes dans la même situation, régime qui reste, à défaut d'exécution de ladite directive, le seul système de référence valable.
23. Il y a donc lieu de répondre à la première question posée que l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7 du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe en matière de sécurité sociale, pouvait, à défaut de mise en œuvre de la directive, être invoqué à partir du 23 décembre 1984, pour écarter l'application de toute disposition nationale non conforme audit article 4, paragraphe 1. En l'absence de mesures d'application dudit article, les femmes ont le droit d'être traitées de la même façon et de se voir appliquer le même régime que les hommes se trouvant dans la même situation, régime qui reste, à défaut d'exécution de ladite directive, le seul système de référence valable.
Sur les deuxième et troisième questions
24. Quant aux deuxième et troisième questions posées par le Gerechtshof qui visent à établir si, pour adapter son ordre juridique aux principes de la directive, l'Etat membre peut recourir à des méthodes qui ne coïncident pas avec l'abrogation pure et simple de la règle incompatible et, en particulier, si une réglementation transitoire est nécessaire, il suffit d'observer, comme la Cour l'a déjà dit dans l'arrêt du 19 janvier 1982 (Becker, affaire 8-81, Rec. p. 53), qu'on ne saurait invoquer le fait que les directives laissent le choix de la forme et des moyens pour atteindre le résultat envisagé pour dénier tout effet à celles des dispositions de la directive qui sont susceptibles d'être invoquées en justice en dépit du fait que celle-ci n'a pas été exécutée dans son ensemble.
25. Il convient donc de répondre aux deuxième et troisième questions qu'un Etat membre ne peut invoquer le pouvoir d'appréciation dont il dispose dans le choix des moyens pour mettre en œuvre le principe d'égalité de traitement en matière de sécurité sociale prévu par la directive 79-7 pour dénier tout effet à son article 4, paragraphe 1, qui est susceptible d'être invoqué en justice en dépit du fait que ladite directive n'a pas été exécutée dans son ensemble.
Sur les dépens
26. Les frais exposés par le Gouvernement de Grande-Bretagne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions a elle soumises par le Gerechtshof de la Haye, par ordonnance du 13 mars 1985,
Dit pour droit :
1) l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7 du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe en matière de sécurité sociale, pouvait, à défaut de mise en œuvre de la directive, être invoqué à partir du 23 décembre 1984, pour écarter l'application de toute disposition nationale non conforme audit article 4, paragraphe 1. En l'absence de mesures d'application dudit article, les femmes ont le droit d'être traitées de la même façon et de se voir appliquer le même régime que les hommes se trouvant dans la même situation, régime qui reste, à défaut d'exécution de ladite directive, le seul système de référence valable.
2) un Etat membre ne peut invoquer le pouvoir d'appréciation dont il dispose dans le choix des moyens pour mettre en œuvre le principe d'égalité de traitement en matière de sécurité sociale prévu par la directive 79-7 pour dénier tout effet à son article 4, paragraphe 1, qui est susceptible d'être invoqué en justice en dépit du fait que ladite directive n'a pas été exécutée dans son ensemble.